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Être gouverné : entre science et politique

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Academic year: 2021

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Être gouverné - entre science et politique

Thèse

Samuel Beaudoin

Doctorat en anthropologie

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

(2)

Être gouverné

Entre science et politique

Thèse

Samuel Beaudoin

Sous la direction de :

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Résumé

Cette thèse porte sur la manière dont nous sommes gouvernés. J’avance que nous sommes gouvernés par la science, moins par son contenu que par sa forme. Dans la foulée des écrits de Foucault, je m’appuie sur la spécificité du mode de rationalité qui lie l’exercice du pouvoir à la science. En découle deux énoncés qui permettent de saisir comment le pouvoir s’exerce : 1. La forme de la rationalité scientifique cadre et oriente la production de la vérité ; 2. Cette configuration sous-tend la pratique scientifique, mais aussi l’exercice du pouvoir, par conséquent le politique. Comme le montre Hacking, cette forme de rationalité implique des opérations qui activent des moteurs de découverte (compter, quantifier, créer des normes), qui propulsent des moteurs d’organisation et d’administration (normaliser, bureaucratiser). Cet ensemble constitue une matrice dans laquelle opèrent des mécanismes (quantification, prévention, intervention), des procédures (examen, gestion) et des techniques (pacification, sensibilisation, éducation, responsabilisation, autonomisation et mobilisation). Une métaphore visuelle permet d’illustrer cette complexité avec un exemple précis, celui de

l’édifice du gouvernement par la science. Ceci me permet d’identifier les points de bascule

entre l’entreprise scientifique et les ambitions de nature politique. L’encadrement de la reproduction humaine me sert de point d’entrée, car c’est un enjeu central dans nos sociétés. Puisque c’est dans le discours que savoir et pouvoir viennent s’articuler, j’ai utilisé des données de source secondaire, plus précisément les écrits d’une revue réputée pour son influence, le The Lancet, en particulier son projet sur les mortinaissances et ses impacts (2011-2030), relayé par l’OMS et l’ONU. Cela permet d’identifier des stratégies discursives et des techniques argumentatives (par exemple : amplification, atténuation, gommage) qui favorisent le passage de la recherche scientifique à son application programmatique dans la société. La conclusion est qu’une recherche menée au confluent des registres de la science (il y a) et du politique (il faut) permet de dégager, au-delà des études de cas, les nœuds constitutifs qui participent de la manière dont nous sommes gouvernés.

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Table des matières

Résumé……… iii

Liste des figures………vi

Liste des tableaux………vii

Liste des abréviations………viii

Remerciements……… x

INTRODUCTION………1

CHAPITRE 1 – Problématisation, contexte, démarche de recherche et d’analyse … 10 1.1 Problématisation ... 10

1.1.1 Rapport savoir-pouvoir et gouvernementalité ... 11

1.1.2 La métaphore de l’édifice du gouvernement par la science ... 30

1.2 Contexte d’analyse ... 37

1.2.1 Repères historiques de la gouvernementalisation ... 37

1.2.2 Le projet du The Lancet sur les mortinaissances ... 41

1.2.4 La question de recherche ... 52

1.3 La démarche de recherche et d’analyse ... 55

1.3.1 Démarche de recherche et approche méthodologique ... 55

1.3.2 Méthode de collecte et corpus de données ... 58

1.3.3 Démarche d’analyse, traitement des données et présentation des résultats ... 62

1.4 Conclusion ... 68

CHAPITRE 2 – Être gouverné par la quantification ……… 69

2.1 Compter ... 70

2.2 Quantifier ... 82

2.2.1 Conventions d’équivalence autour du seuil de viabilité ... 84

2.2.2 Conventions d’équivalence autour du seuil de naissance vivante ... 94

2.3 Conclusion ... 110

CHAPITRE 3 – Être gouverné par la prévention ……… 117

3.1 Créer des normes ... 118

3.1.1 Création de normes autour des mortinaissances évitables ... 125

3.1.2 Création de normes autour du deuil périnatal ... 141

3.2 Conclusion ... 156

CHAPITRE 4 – Être gouverné : ce que cache l’intervention ……… 163

4.1 La matrice du discours des promoteurs du The Lancet ... 165

4.2 Aspirer à normaliser les gens : mécanismes de surveillance ... 174

4.2.1 Procédures d’examen pour former des banques de données ... 177

4.2.2 Procédures de gestion pour administrer des groupes à risque ... 183

4.3 Conclusion ... 223

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Bibliographie du corpus documentaire ……… 240 Bibliographie générale ……… 245

Annexe 1 – Les dix interventions recommandées par le The Lancet pour prévenir les

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Liste des figures

Figure 1 Édifice du gouvernement par la science………36

Figure 2 Indices de délimitations des mortinaissances d’après le The Lancet (2011, 2016)………84 Figure 3 Seuils de viabilité, critères et conventions d’équivalence d’après Woods

(2009)………86 Figure 4 Conventions d’équivalence pour l’enregistrement des fœtus morts d’après l’ONU (2015)………87 Figure 5 Disparité comparée des conventions sur un même critère d’équivalence (22 semaines de gestation) d’après Woods (2009) et d’après l’ONU (2015)………88 Figure 6 Édifice du gouvernement par la science (reprise de la figure 1)……….……… 229

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Liste des tableaux

Tableau 1 Nombre (estimé) de mortinaissances dans le monde par année et par jour selon le The Lancet (2011) : comparaison entre différents articles du même numéro thématique………72 Tableau 2 Dix pays ayant le nombre le plus grand de mortinaissances et dix pays ayant le taux le plus élevé de mortinatalité (estimations du The Lancet pour l’année 2008 et l’année 2015)………75 Tableau 3 Critères de définition de la mort fœtale aux États-Unis et adoption selon les États……… 90 Tableau 4 Critères de définition de la mortinaissance au Canada selon les provinces……… 91 Tableau 5 Terminologie comparée de naissance vivante et mort fœtale d’après l’OMS en 1950 et 2010 ……… 99

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Liste des abréviations

CIM Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé

connexes

CoIA Commission de l’information et de la redevabilité pour la santé de la femme

et de l’enfant

ENAP Every Newborn Action Plan

FIGO Fédération Internationale de Gynécologie et d’Obstétrique

ICM Confédération Internationale de Sages-femmes

iERG Groupe d’examen indépendant sur l’information et la redevabilité pour la

santé de la femme et de l’enfant

ODD Objectifs de développement durable

OMD Objectifs du millénaire pour le développement

OMS Organisation mondiale de la santé

ONU Organisation des nations unies

SNL Saving Newborn Lives, programme de l’organisation Save the Children

UNFPA Fonds des nations unies pour la population

UNICEF Fonds des nations unies pour l’enfance

UN United Nation

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Remerciements

L’aboutissement de cette thèse est le résultat d’un long chemin parcouru.

Je tiens d’abord à remercier Marie-Andrée Couillard, directrice de cette thèse, qui doit être associée à ce qu’elle offre de meilleur. Cette thèse est l’achèvement d’un long et riche dialogue entre nous. Sa direction, attentionnée, patiente et exigeante, fut une véritable relation de savoir où s’exerce un travail sur soi, un travail de la pensée et un savoir-faire. Une œuvre de pédagogue, à la fois d’enseignement et de parrêsia, de tekhnê et d’ethos. Merci mille fois Marie-Andrée !

Ma reconnaissance est entière à ma conjointe, Marie-Claude Beaudoin, avec qui j’ai partagé non seulement ma vie depuis près d’un quart de siècle, mais aussi les nœuds de ma réflexion. Merci aussi pour la relecture des nombreuses versions de cette thèse, et bien plus encore. Un petit merci spécial à nos enfants Elrik, Maéva et Olivier pour votre patience et votre amour inconditionnel. Merci à mes parents, Carole Gravel et Claude Beaudoin, pour votre appui, la confiance que vous m’avez insufflée et votre exemple qui m’a mené à me surpasser et à dépasser mes propres limites.

Mes remerciements vont également à tous ceux qui sans nécessairement le savoir ont contribué à la maturation de cette thèse, par exemple, à travers mes enseignements et mes conférences. Je tiens aussi à remercier quelques amis pour leur présence, leur écoute, leurs conseils et nos échanges intellectuels, dont particulièrement Roberson Édouard, François L’Italien, Félix Dionne, David Dupont, Patrick Desbiens, et Jean-Michel Landry.

Pour terminer, je me dois de souligner le soutien financier sporadique obtenu par l’entremise du Département d’anthropologie de l’Université Laval et du Syndicat des chargées et chargés de cours de l’Université Laval (SCCCUL).

(11)

INTRODUCTION

Cette thèse porte sur la manière dont nous sommes gouvernés. J’avance que nous sommes gouvernés par la science, moins par son contenu que par sa forme. De cette proposition découlent deux énoncés qui permettent de saisir comment le pouvoir s’exerce : 1. La forme de la rationalité scientifique cadre et oriente la production de la vérité ; 2. Cette configuration sous-tend la pratique scientifique, mais aussi l’exercice du pouvoir, par conséquent le politique. J’en tire comme conséquence première que l’horizon de ceux qui tentent de gouverner est la référence aux discours vrais qui émanent du savoir scientifique et la forme de rationalité dans laquelle ils sont constitués. Autrement dit, je défends l’idée selon laquelle la spécificité de la forme de rationalité associée à ce type de gouvernement consiste à exercer le pouvoir par la science.

J’ai puisé mon inspiration première concernant cette idée de forme dans un passage méconnu mais à mon sens essentiel de l’œuvre de Michel Foucault :

On croit volontiers qu’une culture s’attache plus à ses valeurs qu’à ses formes, que celles-ci, facilement, peuvent être modifiées, abandonnées, reprises ; que seul le sens s’enracine profondément. C’est méconnaître combien les formes, quand elles se défont ou qu’elles naissent, ont pu provoquer d’étonnement ou susciter de haine; c’est méconnaître qu’on tient plus aux manières de voir, de dire, de faire et de penser qu’à ce qu’on voit, qu’à ce qu’on pense, dit ou fait. Le combat des formes en Occident a été aussi acharné, sinon plus, que celui des idées ou des valeurs.

(Foucault [1982] 2001 : 1038-1039)1

À partir de là, j’entends par forme de rationalité scientifique les opérations préalables à

l’exercice scientifique, qui sont naturalisées et jugées comme allant de soi. Autrement dit, en

1 Mon attention transversale à la forme (au cadre, à la structure) teinte l’ensemble de cette thèse et ma position

dans le savoir anthropologique. J’en avais exploré, il y a déjà longtemps, quelques potentialités dans un texte de jeunesse (Beaudoin 2003).

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tant que scientifiques, nous sommes amenés à penser selon des manières de faire qui se présentent comme des impératifs. Par exemple, affirmer scientifiquement la vérité exige au préalable les opérations de classifier et de quantifier, ce qui implique plus précisément de classer, de catégoriser, de définir, de convenir de ce qui est équivalent avant même de commencer à mesurer. Ainsi, je porte une attention méticuleuse, inspiré par Michel Foucault (1976, [1978] 2001, [1981] 2001, [1982] 1984), aux opérations qui sous-tendent la volonté de savoir et l’exercice du pouvoir :

 nommer les unités de base de la vie humaine ;  définir et classer dans le détail une population ;  mesurer et comparer sa force ;

 distinguer le normal du pathologique ;

 anticiper les événements de la vie qui s’y déroulent ;

 conduire la conduite des individus et des groupes qui sont constitués dans cette population ;

 diriger leurs pensées et leurs attitudes ;  aménager leurs actions présentes et à venir.

Je prends en compte que l’exercice du pouvoir, dans sa connexion au savoir scientifique, exige la participation active des gouvernés, de sorte que chacun, à des degrés divers, participe à se gouverner. Je pose que la question est moins celle des limites du gouvernement que celle du comment sommes-nous gouvernés, à quel point sommes-nous rendus gouvernables (connaissables et administrables), et si nous y collaborons ou non2. Je précise toutefois que

cette thèse ne traite pas de l’expérience des individus à cet égard, mais bien de la façon même dont nous sommes cadrés dans un espace de possibilités et orientés dans une direction donnée.

Comme le montre Hacking (2005, 2006, 2007), une telle forme de rationalité implique des opérations qui activent des moteurs de découverte (compter, quantifier, créer des normes)

2 En d’autres mots, il y a divers degrés d’objectivation et de subjectivation, et le passage de un à l’autre n’est

pas automatique : « Le passage de l’objectivation à la subjectivation n’est pas automatique ; il suppose des pratiques situées dans l’espace et le temps, sinon aucune résistance ne serait pensable » (Couillard 2005 : 158-159). J’y reviens brièvement en conclusion de la thèse.

(13)

qui propulsent des moteurs d’organisation et d’administration (normaliser, bureaucratiser). Je soutiens que cette matrice de rationalité cherche à se réaliser à travers des mécanismes (quantification, prévention, intervention), des procédures (examen, gestion) et des techniques (pacification, sensibilisation, éducation, responsabilisation, autonomisation et mobilisation). Le fil conducteur qui traverse cette thèse peut se résumer en dix points qui s’articulent dans l’ordre logique suivant :

1. La forme de rationalité associée à ce type de gouvernement consiste à exercer le pouvoir par la science ;

2. Les opérations qui sous-tendent la volonté de savoir et l’exercice du pouvoir (nommer, définir, classer, mesurer, comparer, distinguer, anticiper, conduire, diriger, aménager) activent les moteurs de découverte (compter, quantifier, créer des normes) qui eux-mêmes propulsent les moteurs d’organisation et d’administration (normaliser, bureaucratiser) ;

3. L’ensemble des moteurs fait fonctionner les mécanismes de quantification, de prévention et d’intervention ;

4. Les mécanismes de quantification visent à établir ce qu’il y a sous la forme du nombre, à compter, à calculer et à mesurer suivant des « conventions d’équivalence », notion-clé forgée par Alain Desrosières (2008 : 11)3 ;

5. Les mécanismes de prévention cherchent à agir à l’avance sur « ce qu’il faut supprimer ou corriger »4 par l’entremise de la création de normes et selon le « mode de pensée de la fabrication »5 ;

6. Les mécanismes d’intervention ciblent « ce qu’il faut viser à atteindre »6 et ce qu’il

faut éviter via la normalisation des gens, mais aussi permettent aux experts d’accéder

aux données via des mécanismes de surveillance qui enclenchent des procédures d’examen et de gestion ainsi que des techniques d’incitation (pacification, sensibilisation, éducation, responsabilisation, autonomisation et mobilisation), me rapportant par-là à la fois à Foucault (1975 : 217-224) et à Desrosières (2014 : 44) ; 7. La réalisation du « progrès » associé à ces mécanismes n’attend pas nécessairement

la légitimation scientifique et politique pour introduire ses transformations sociales ; la « subpolitique du progrès » qui permet ce glissement bénéficie « d’une relative

3 Je présente la notion au chapitre 1 et je consacre une large partie du chapitre 2 à la question appliquée des

conventions d’équivalence.

4 C’est ainsi que Anne Fagot-Largeault (2010 : 3, je souligne) définit le pathologique dans son sens le plus

général.

5 Je m’inspire ici de Hannah Arendt (1972 : 106-107) concernant cette manière de penser l’histoire, l’action et

la vie sur le modèle de « la fabrication de quelque chose qui a un commencement et une fin, dont les lois de mouvement peuvent être déterminées et dont le contenu le plus interne peut être mis au jour » (Arendt 1972 : 107). J’y reviens au chapitre 3.

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immunité face à la critique » selon Ulrich Beck ([1986] 2003 : 435, souligné par

l’auteur)7 ;

8. L’usage de stratégies discursives et de techniques argumentatives (par exemple : amplification, atténuation, gommage) par les promoteurs du progrès contribue à promouvoir et perpétuer la forme de rationalité en jeu ;

9. La manière dont nous sommes gouvernés par la science résulte donc de tout un

édifice, avec ses promoteurs, ses moteurs, ses mécanismes, ses procédures et ses

techniques ;

10. L’attitude critique consiste ici en la pratique de la réflexivité qui « ouvre des boîtes noires que l’expertise tient pour fermées » (Desrosières 2014 : 230), de manière à exposer les conventions d’équivalence, les normes établies, les interventions recommandées et leurs arguments dans les débats scientifiques et les débats publics « sans verser dans le rejet a priori ni dans le respect inconditionnel et naïf » selon la formulation de Desrosières (2014 : 59). Ce qu’il s’agit de mettre à distance, c’est moins le contenu des conventions, des normes, des interventions et de leurs arguments que la forme même de rationalité qu’impliquent ces opérations (par exemple : le mode quantitatif, le raisonnement probabiliste, l’argument statistique). L’enjeu central qui en découle concerne les limites à imposer à la rationalité scientifique et à son emprise sur la vie humaine.

Cette manière de résumer le fil conducteur de l’argumentaire a l’avantage de donner un avant-goût de l’ensemble de la thèse8.

Dit autrement, j’examine les modalités et les effets d’objectivation, de véridiction et d’action d’un gouvernement, entendu au sens large de manière d’inciter les autres ou soi-même dans

un espace de possibilités et une direction. Je situe ce régime gouvernemental d’anticipation

et l’incomplétude infinie de sa volonté de savoir, d’abord et avant tout à l’échelle mondiale, et en discute les enjeux dans l’actualité présente et à venir du 21e siècle9. Je tiens

conséquemment à noter que la forme de rationalité en jeu ici ne se résume pas à la raison d’État puisque les aspirations à gouverner dans le monde contemporain (graduellement depuis la Société des Nations et de manière assez systématique depuis 1945) se situent

7 Beck précise que « la subpolitique du progrès […] est absolument directe. Exécutif et législatif y sont réunis

entre les mains de la recherche et de la pratique […]. C’est le modèle des pleins pouvoirs non différenciés, qui ne connaît pas encore la séparation des pouvoirs, et dans lequel on n’aborde les objectifs sociaux qu’après coup, comme des effets secondaires dont on concède l’existence aux personnes touchées après que tout cela est devenu réel » (Beck [1986] 2003 : 446).

8 La plupart de ces éléments sont repris et développés dans le chapitre 1, ils sont appliqués dans les chapitres

d’analyse et j’en fais écho en conclusion.

9 Je m’inspire ici de Marc Abélès quand il écrit que « le global-politique nous projette dans un régime

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d’abord à l’échelle mondiale pour ensuite redescendre en cascade : de la recherche scientifique vers les organisations mondiales, jusqu’aux instances nationale et locale. C’est en partie ce que Marc Abélès appelle le global-politique : « Le global-politique n’est pas seulement un espace où s’échangent des arguments ; on y négocie des orientations qui vont progressivement s’imposer aux niveaux local et national » (Abélès 2011 : 111). En cela, je participe à l’extension des analyses de Michel Foucault du plan étatique et international vers l’échelle mondiale10.

Pour illustrer l’ensemble, j’ai recours à une métaphore visuelle, celle de l’édifice du

gouvernement par la science. Ce mode de simplification me permet d’affirmer à la fois la

possibilité de la généralisation, face à la multiplicité des études de cas, et la potentialité du débat public, souvent là où on ne l’attend pas.

*

Mon analyse m’amène à identifier les points de bascule entre la forme de l’entreprise scientifique et les ambitions de nature politique. Par point de bascule, j’entends

l’identification de stratégies rhétoriques qui permettent d’invoquer la forme de la rationalité scientifique pour justifier des interventions à grande échelle. C’est le cas par exemple du

passage, souvent occulté, entre les données qui permettent d’affirmer une vérité et des impératifs de nature politique. C’est aussi le cas de l’importance accordée à l’accès à des services (fondés scientifiquement) qui se traduit par un accès plus performant aux données essentielles à l’avancement de la science (et au financement, basé sur les résultats).

Puisque c’est dans le discours que savoir et pouvoir viennent s’articuler, j’ai choisi d’analyser cet objet de recherche dans les écrits d’une revue réputée pour son influence, le The Lancet. J’ai repéré certaines stratégies discursives et techniques argumentatives, tel l’usage rhétorique de l’amplification, de l’atténuation et du gommage qui permettent de légitimer

10 Pour d’autres tentatives en ce sens, voir, récemment, les textes des auteurs réunis par Bonditti, Bigo et

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certaines décisions ou d’éviter de parler de certains enjeux. Les promoteurs du The Lancet favorisent ainsi le passage entre la recherche et son application programmatique dans la société. L’idée derrière cette analyse n’est pas de disqualifier la science ou d’en montrer le fonctionnement, mais d’exposer comment des décisions qui affectent la vie des populations sont prises par des personnes qui non seulement ne sont pas élues (donc ne peuvent prétendre représenter les intérêts d’une population), mais du fait de leur position dans l’édifice parviennent à imposer leurs vues à des organismes puissants comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou les gouvernements nationaux.

J’ai choisi comme exemple l’encadrement de la reproduction humaine puisque c’est un enjeu central dans nos sociétés, mais j’aurais pu prendre un autre édifice, celui de la formation de la main-d’œuvre par exemple, avec ses liens entre des chercheurs et l’Organisation internationale du travail (OIT). Pour montrer les tenants et aboutissants de l’exemple du gouvernement de la reproduction humaine par la science, j’ai sélectionné un projet en particulier, dans les pages du The Lancet, celui sur la question des mortinaissances et ses impacts. Il s’agit là d’un épiphénomène et j’aurais pu choisir bien d’autres projets. Si je l’ai choisi, c’est qu’il cache tout un travail d’envergure sur les corps et les esprits (pour les rendre gouvernables). Qui plus est, le projet du The Lancet sur les mortinaissances, à prétention universelle (la science) et transnationale (le politique), vise à infléchir les priorités et les actions des organisations mondiales, internationales, nationales, de tous les pays, de toutes les communautés, de toutes les familles, de toutes les femmes et à propos de tous les nouveau-nés ; rien de moins.

Inauguré le 14 avril 2011 sur les cinq continents, dans tout l’ancien Empire britannique (Londres, New York, Hobart, New Delhi et Cape Town) ainsi qu’à Genève et à Florence, le projet du The Lancet comporte à ce jour deux séries d’articles exclusivement consacrées aux mortinaissances, une en 2011 (« Stillbirths ») l’autre en 2016 (« Ending preventable

stillbirths »). Entre les deux, la série de 2014 consacrée à chaque nouveau-né (« Every newborn ») inclut aussi, en première ligne, les mortinaissances. Présentées par les

promoteurs du The Lancet comme une épidémie (qui en provoque une autre ; une épidémie de deuil), les mortinaissances sont considérées pour la plupart évitables ; comme un mal à

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éradiquer à travers le monde, auquel on peut et auquel il faut porter remède11. L’horizon du

projet a été fixé pour 203012. Ce projet a été repris par l’OMS en 2014 avec le Plan d’action

Every newborn, par le secrétaire général de l’ONU en 2015 dans La stratégie mondiale pour la santé de la femme, de l’enfant et de l’adolescent (2016-2030), et appuyé par l’UNICEF et

l’UNFPA. Dans ce contexte, les mortinaissances sont de plus en plus instituées comme problème de santé globale.

J’avance que l’argumentaire déployé dans les pages du The Lancet oscille constamment entre le registre de la description (il y a) et le registre de la prescription (il faut)13. Deux exemples transversaux au projet sont particulièrement éloquents et suffiront, pour le moment, à illustrer ce glissement. Le premier exemple concerne le passage de la description d’une donnée, il y

a 2,6 millions de mortinaissances par année dans le monde, à la prescription de l’action selon

laquelle il faut mettre fin aux mortinaissances évitables. J’analyse en détail ce que veut dire cette description quantitative au chapitre 2, et en fais tout autant au chapitre 3 concernant la prescription de cette orientation. Le deuxième exemple se rapporte à l’importance accordée à l’accès aux soins comme solution fondée sur la vérité scientifique et sa traduction dans l’importance accordée à l’accès aux données pour l’avancement de la science, mais aussi pour l’évaluation des résultats des interventions. Je consacre au doublet de l’accès aux soins et de l’accès aux données le chapitre 4 en entier. Autant de manières de se demander « comment sont rationalisées les relations de pouvoir ? » (Foucault [1981] 2001 : 980).

En dépit de l’exemple qui porte sur des enjeux associés à la santé, je tiens à préciser que je ne m’inscris ni en anthropologie médicale ni en anthropologie des sciences. Mon analyse s’inscrit en anthropologie politique (Abélès 2008), notamment dans le sillage des écrits de Foucault. La conclusion de mon analyse est qu’une recherche menée au confluent des

11 Je reprends ici, pour les associer au projet du The Lancet, les propos de Fagot-Largeault qui considère que

« la philosophie implicite de l’acte médical se résume en trois propositions simples : 1/ il y a du mal dans le monde ; 2/ on peut y porter remède ; 3/ il faut y porter remède » (Fagot-Largeault 2010 : 2). J’y reviens au chapitre 4.

12 Pour plus de détails, voir la section concernant le contexte d’analyse au chapitre 1.

13 Je m’inspire et généralise ici une idée de Desrosières quand il discute des formes d’opposition dans les

controverses à propos de la statistique, dont une des formes sépare deux registres de langage : « celui de la description et de la science (il y a), et celui de la prescription et de l’action (il faut) » (Desrosières 1993 : 410-411). J’en précise les implications dans ma démarche d’analyse au chapitre 1.

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registres de la science (il y a) et du politique (il faut) permet de dégager les nœuds constitutifs qui, au-delà des études de cas, participent de la manière dont nous sommes gouvernés. J’ajoute ainsi ma voix à celle d’autres anthropologues (Ann Laura Stoler, Jonathan Friedman, Alain Testart, David Graeber) qui ont tous contribué à notre compréhension de la manière dont on gouverne les hommes selon les époques et les lieux. Ma contribution concerne la manière dont nous sommes gouvernés par la science et ses impératifs, ou du moins, le mode de rationalité et la mécanique qu’implique une telle entreprise, tout à la fois historiquement située et structurellement stabilisée, qui perdure dans le temps, cherche à s’imposer à travers le monde et jusque dans les sphères les plus intimes de nos vies. L’enjeu, en requalifiant ainsi le lieu du politique, est d’en limiter l’expension.

*

Cette thèse est divisée en quatre chapitres. Le premier chapitre porte sur la problématisation. J’y présente l’ancrage conceptuel de cette thèse dans la foulée des études sur la gouvernementalité inspirées des travaux de Michel Foucault. C’est dans cette section que j’aborde la métaphore de l’édifice du gouvernement par la science qui est ensuite transversale à toute la thèse. J’y présente ensuite le contexte d’analyse. J’y discute de la démarche de recherche, de la collecte et du corpus de données, puis de l’analyse qui permet de révéler les résultats.

Les chapitres 2, 3 et 4 constituent l’analyse. La logique d’organisation de ces chapitres s’inspire de Hacking (2007), suivant les moteurs de découverte et d’organisation évoqués plus haut : de compter à quantifier, à créer des normes et à normaliser.

Au Chapitre 2, je regroupe compter et quantifier sous les mécanismes de quantification. J’introduis ce chapitre par l’exigence d’énumération et ses mesures statistiques et démographiques, mais aussi discute du calcul des coûts. Puis j’aborde dans le menu détail les conventions d’équivalence, par exemple autour du seuil de viabilité et autour du seuil de naissance vivante, avec ses catégories, ses définitions et ses classifications qui fondent et

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informent les mesures et les calculs, autant d’héritage de problèmes et d’enjeux actuels tout à la fois scientifiques et éminemment politiques.

Au Chapitre 3, je traite de la création de normes sous les mécanismes de prévention. En guise d’illustration et toujours dans l’esprit de me restreindre au cas choisi, je concentre mon attention sur la normalisation des catégories de mortinaissance évitable et de deuil périnatal et la multiplication des normes quantitatives et qualitatives qui accompagnent la délimitation du normal et du pathologique, des questions sensibles qui délimitent nos débats scientifiques et nos débats publics, d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

Au Chapitre 4, j’aborde la normalisation à travers les mécanismes d’intervention. Je discute des procédures d’examen pour former des collections de données, des procédures de gestion pour administrer des groupes à risque, ainsi qu’une série de techniques d’incitation (techniques de pacification, de sensibilisation, d’éducation, de responsabilisation,

d’autonomisation et de mobilisation). J’y propose une argumentation qui remet en question

certaines de nos certitudes les plus aptes à participer à notre propre gouverne et à son expansion mondiale.

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CHAPITRE 1 – Problématisation, contexte, démarche de recherche et d’analyse

Ce chapitre porte avant tout sur la manière dont je pose le problème. Il convient donc de commencer par exposer la façon de penser l’objet. Suivant la problématisation, je présente le contexte dans lequel le problème étudié prend son sens et débouche sur la question de recherche. Enfin, avant de clore le chapitre, je précise ma démarche de recherche et d’analyse. Pour des raisons pratiques, j’ai décidé de regrouper ces différents aspects dans un seul et même chapitre.

1.1 Problématisation

Cette thèse s’inscrit dans la foulée des études sur la gouvernementalité inspirées des travaux de Michel Foucault14. Comme annoncé dans l’introduction générale, cette thèse porte sur la

manière dont nous sommes gouvernés et éclaire tout particulièrement la connexion entre l’entreprise scientifique et les ambitions de nature politique15. Par ce type d’analyse, ma thèse

s’inscrit dans ce qu’Abéles identifie comme une certaine déclinaison de l’anthropologie politique : « il faut souligner la perspective épistémologique consistante qui s’ouvre dans le sillage de Foucault [et] penser l’anthropologie politique comme une pragmatique de la gouvernementalité » (Abélès 2008 : 120).

Dans les pages qui suivent, je présente les termes qui informent ce type d’analyse. Je présente d’abord la manière d’aborder les enjeux du pouvoir et de la vérité chez Foucault, notamment dans leurs rapports à la notion de gouvernementalité, y compris concernant le biopouvoir et ses deux pôles. Je précise ensuite le modèle d’analyse à cinq éléments, proposé par Ian Hacking (2007), pour approcher plus en détail le processus par lequel la production de

14 Notons que ma problématisation s’appuie d’abord et avant tout sur les écrits de Foucault lui-même, ainsi que

ceux de Ian Hacking, à la fois héritier de Foucault et précurseur des études sur la gouvernementalité.

15 En cela, je poursuis, en filiation directe, le travail amorcé par Marie-Andrée Couillard et Florence Piron

(1996) et réitère, soutiens et cherche à bonifier la position selon laquelle « la production actuelle de savoirs dans les institutions scientifiques est inséparable de l’élaboration et du fonctionnement des formes modernes de pouvoir, dont la gouvernementalité » (Piron et Couillard 1996 : 13).

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nouvelles classifications et de nouvelles connaissances (l’entreprise scientifique) peut en venir à faire exister de nouveaux types de gens qu’on peut ensuite chercher à administrer (l’ambition politique) ; « kinds that may bear old names but have acquired new meanings in the light of new knowledge » (Hacking 2007 : 286). Puisque Hacking (1982, 2002, 2004) se réclame pour partie des travaux de Foucault, il n’est pas incohérent de faire dialoguer ces deux auteurs. De plus, Hacking a directement participé à l’émergence des études sur la gouvernementalité (Hacking [1981] 1991)16. L’apport de l’un et de l’autre me semble fécond pour penser les rapports complexes du savoir scientifique avec ses usages. Je poursuis ensuite avec Hacking (2007 : 305-306) pour considérer dix impératifs des sciences qui, selon la lecture que j’en fais, facilitent le travail insidieux qui consiste à rendre les gens gouvernables. J’en détaille tout particulièrement quatre (+1) dans cette thèse : compter, quantifier, créer des normes, normaliser (et de manière transversale : bureaucratiser). Ils me servent de base et de fil conducteur pour l’organisation et l’articulation des chapitres. Je termine ma problématisation en proposant la métaphore annoncée dans l’introduction générale de la thèse, celle de l’édifice du gouvernement par la science, qui saisit la dynamique générale que je souhaite mettre en évidence dans mon analyse et qui résume la manière de poser le problème.

1.1.1 Rapport savoir-pouvoir et gouvernementalité

Poser le problème du pouvoir à la manière de Foucault, c’est d’abord poser la question du

comment de sa mise en œuvre. Foucault écrit à ce sujet : « “Comment”, non pas au sens de

“Comment se manifeste-t-il ?”, mais “Comment s’exerce-t-il?” » (Foucault [1982] 1984 : 309). Or, l’exercice du pouvoir n’est pas décroché du comment de la vérité : « Nous sommes soumis par le pouvoir à la production de la vérité et nous ne pouvons exercer le pouvoir que par la production de la vérité » (Foucault [1976] 1997 : 22). En d’autres mots, ni la vérité ni le pouvoir ne sont pensés comme des blocs monolithiques ou des objets éternels déliés l’un

16 La publication du livre The Foucault Effect : Studies in governmentality en 1991 par Graham Burchell, Colin

Gordon et Peter Miller est considérée comme le point de départ des « governmentality studies » ; Hacking y signe un des chapitres, originalement prononcé sous la forme d’une conférence en 1980, publié pour la première fois en 1981 et révisé pour cette publication. Pour une synthèse des études sur la gouvernementalité, voir Meyet 2005 et Dean 2010.

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de l’autre ; ce sont des processus (la production de la vérité et l’exercice du pouvoir) à étudier dans leur interaction. C’est donc l’amorce d’une investigation critique du côté de la vérité et du pouvoir, avec de petites questions qui dérangent : Qu’est-ce que c’est ? D’où ça vient ?

Comment ça se passe ? (Foucault [1982] 1984 : 309). Avant même de proposer des réponses,

la question du comment de la vérité et du pouvoir change la conception que l’on se fait de la recherche. La présente thèse se situe dans cette brèche ouverte par Foucault.

Cela dit, quelques clarifications sont ici nécessaires. Premièrement, la vérité dont il est ici question n’est pas celle qui est révélée dans la parole divine, mais celle constituée à travers le savoir scientifique qui alimente, structure et légitimise le pouvoir formé et exercé dans l’ordre du gouvernement. La notion de gouvernement chez Foucault signifie un mode d’action singulier qui ne se limite pas à la structure politique et aux activités de gestion étatique, mais concerne plus largement « la manière de diriger la conduite d’individus ou de groupes » (Foucault [1982] 1984 : 314). Ainsi, les termes gouvernement et État ne sont pas synonymes17. L’enjeu est la conduite des conduites, le terme de conduite étant entendu à la fois comme « l’acte de “mener” les autres (selon des mécanismes de coercition plus ou moins stricts) » et « la manière de se comporter dans un champ plus ou moins ouvert de possibilités » (Foucault [1982] 1984 : 313). Ainsi, pour bien saisir l’articulation de la vérité et du pouvoir, il s’avère nécessaire de considérer que « l’exercice du pouvoir consiste à “conduire des conduites” et à aménager la probabilité » (Foucault [1982] 1984 : 314, je souligne). En effet, pour Foucault « ce qui définit une relation de pouvoir, c’est un mode d’action qui n’agit pas directement et immédiatement sur les autres, mais qui agit sur leur action propre » (Foucault [1982] 1984 : 313). On comprendra mieux que l’exercice du pouvoir vise ici non seulement à agir sur l’action des autres dans l’immédiat, mais constitue « un ensemble d’action sur des actions possibles » (Foucault [1982] 1984 : 313). Il en résulte que dans l’ordre du gouvernement, au sens de Foucault, gouverner « c’est structurer le champ

17 Les formes, mécanismes, techniques et procédures de gouvernement peuvent aussi bien se rapporter au

gouvernement des enfants, des fous, des pauvres, des ouvriers, qu’au gouvernement d’une maison, d’une communauté, d’un État, jusqu’au gouvernement des âmes, des consciences ou de soi-même (Foucault [1975] 1999 : 45 ; Foucault [1980] 2001 : 944 ; Foucault [1982] 1984 : 314). Piron et Couillard précisent : « Elles [les techniques de gouvernement] ne sont donc pas l’apanage des bureaucraties d’État : on les retrouvent aussi dans les grandes entreprises privées, par exemple » (Piron et Couillard 1996 : 13). Sur la question de la gouvernementalité dans les grandes corporations, voir Schrauwers (2011).

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d’action éventuel des autres » (Foucault [1982] 1984 : 314). Nous sommes bien là, et je l’ai annoncé dans l’introduction de la thèse, dans ce que Abélès appelle un « régime d’anticipation » qui porte en soi le « signe de l’incomplétude » (Abélès 2011 : 111, souligné par l’auteur).

Dans ce processus de structuration, d’organisation et de contrôle de l’espace de possibilités présent et à venir dans lequel nous sommes gouvernés, la constitution de la connaissance et ses effets occupent une place de premier plan :

En étudiant, désignant, objectivant et construisant les acteurs sur lesquels les institutions bureaucratiques veulent agir – notamment en ciblant les points sur lesquels on pourrait agir pour « gouverner leur conduite » – la connaissance scientifique constitue un appui indispensable, peut-être en dépit des intentions de ses auteurs, à l’entreprise de gouvernementalité du social.

(Piron et Couillard 1996 : 13)

Ainsi, les bases épistémologiques de l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire à la fois la constitution de la connaissance, la production de la vérité et ses effets (prévus ou non), sont un pan central de ma thèse ; elles sont analysées dans le détail aux chapitres 2, 3 et 4. Pour le moment, c’est seulement la liaison des mécanismes de gouvernement avec les savoirs scientifiques et administratifs que je tiens à souligner. C’est précisément une telle connexion qui va marquer la prééminence de ce type de pouvoir (celui de gouverner), et qui forme une des significations que Foucault ([1978] 2001 : 655) attribue à la notion de gouvernementalité.

On comprendra, et c’est là ma seconde remarque, que la conjonction entre conduire des conduites et aménager la probabilité relève de l’art de gouverner, ce que Foucault rapporte à la fois à l’idée de pouvoir pastoral et à celle de raison d’État (Foucault [1981] 2001 : 980). Soulignons brièvement trois choses à propos de la manière dont nous sommes gouvernés à travers certaines techniques réglées (c’est le sens qui correspond ici à l’art de gouverner comme technique de gouvernement). Premièrement, dans le pastorat, le pasteur vise à diriger de manière continue et permanente non seulement le troupeau, mais chacun des individus, à

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chaque instant, dans l’infini détail de leurs actes et jusqu’à leurs pensées que chacun se doit de scruter et d’avouer à l’autre (au pasteur, à l’expert) de manière à former une connaissance particulière et à produire un pouvoir individualisateur (Foucault [1981] 2001 : 955-967). Deuxièmement, la raison d’État, entendue comme « un gouvernement rationnel capable d’accroître la puissance de l’État en accord avec lui-même », suppose « la constitution préalable d’un certain type de savoir […] intimement lié au développement de ce que l’on a appelé statistique ou arithmétique politique – c’est-à-dire à la connaissance des forces respectives des différents États », de manière à produire des effets à la fois individualisants et totalisants (Foucault [1981] 2001 : 972, 980). En bref, le calcul politique qui concourt au maintien et au développement des forces comparées de l’État engage le couple population-richesse et, à ses marges, l’utilité politique des individus (Foucault [1978] 2004 : 375 ; Foucault [1988a] 2001 : 1637-1639). Troisièmement, pour s’exercer, le pouvoir pastoral et la raison d’État exigent respectivement des procédures d’examen (de l’examen de conscience à l’examen médical) et la constitution de la population comme fin et instrument du gouvernement (Foucault [1978] 2001 : 652). Comme le pastorat agit dans le menu détail, la raison d’État implique que « gérer la population, ça veut dire la gérer également en profondeur, en finesse et dans le détail » (Foucault [1978] 2001 : 654). De même que le pasteur se doit d’être patient dans sa direction vers la bonne conduite de chacun, un bon gouvernement requiert « la “patience du souverain” ; c’est-à-dire que la population va être l’objet dont le gouvernement devra tenir compte dans ses observations, dans son savoir, pour arriver effectivement à gouverner de façon rationnelle et réfléchie » (Foucault [1978] 2001 : 652). En bref, si les relations de pouvoir sont intelligibles « c’est qu’elles sont, de part en part, traversées par un calcul : pas de pouvoir qui s’exerce sans une série de visées et d’objectifs » (Foucault 1976 : 125). Notons que Foucault parle alors de « points de résistance » comme cibles du pouvoir : « Ils [les rapports de pouvoir] ne peuvent exister qu’en fonction d’une multiplicité de points de résistance : ceux-ci jouent, dans les relations de pouvoir, le rôle d’adversaire, de cible, d’appui, de saillie pour une prise » (Foucault 1976 : 126). Il importe d’ajouter les effets considérables de ce type de calcul politique et son mode de gestion : « Leur projet de gestion “rationnelle” du social est en fait bien plus que cela : en s’efforçant de modifier le monde social pour le rendre conforme à des normes qu’elles instaurent (par exemple, des normes de santé, de “bien-être”, de sécurité, de protection), ces

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institutions contribuent “à produire” des sujets humains correspondant à leurs catégories » (Piron et Couillard 1996 : 7). Enfin, si Foucault situe la raison d’État à l’échelle nationale et internationale (les forces comparées des États), le caractère transnational de la gouvernementalité a été davantage souligné dans les études récentes sur la gouvernementalité et l’anthropologie politique d’inspiration foucaldienne (par exemple : Larner et Walter 2004 ; Abélès 2008a ; Dean 2010, chapitre 10 ; Bonditti, Bigo et Gros 2017). Retenons avec Abélès que la gouvernementalité transnationale, qu’il appelle le global-politique, agit d’abord et avant tout comme « un inducteur de normes, de concepts transversaux, de paramètres de discussion, de termes de négociation qui se diffusent dans les pores des sociétés et infusent les esprits qui les gouvernent » (Abélès 2011 : 111). J’y reviens tout au long de cette thèse à l’égard du projet du The Lancet sur les mortinaissances, projet à visée universelle (la science) et transnationale (le politique), repris par des organisations mondiales (l’ONU et ses agences, dont l’OMS) pour être graduellement aménagé à l’échelle nationale.

En définitive, ce dont il est question concerne la forme de rationalité par laquelle se produit la vérité et s’exerce le pouvoir : « Ce qu’il faut remettre en question, c’est la forme de rationalité en présence […] La question est : comment sont rationalisées les relations de pouvoir ? » (Foucault [1981] 2001 : 980). La réponse que propose la présente thèse est que nous sommes gouvernés à la fois par des mécanismes de quantification (chapitre 2), de prévention (chapitre 3) et d’intervention (chapitre 4) qui supposent des catégories, des classifications, des définitions, des conventions, des normes, des procédures et des techniques qui toutes visent à agir sur nos actions, à infléchir nos choix.

*

Pour s’engager dans la quête du comment de la vérité et du pouvoir, il convient de fixer l’objet visé : la vérité et le pouvoir de quoi ? En effet, Foucault écrit : « Si j’accorde un certain privilège provisoire à la question du “comment”, ce n’est pas que je veuille éliminer la question du quoi et du pourquoi. C’est pour les poser autrement ; mieux » (Foucault [1982]

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1984 : 309). Ainsi, cette manière d’amener le sujet me permet de poser le comment de la vérité et du pouvoir concernant le gouvernement de la vie par la science.

L’objet du gouvernement c’est donc ici la vie en tant qu’objet de pensée et objet de pouvoir. Inscrit dans « la volonté de savoir »18, c’est ce que Foucault appelle le biopouvoir : « Les disciplines du corps et les régulations de la population constituent les deux pôles autour desquels s’est déployée l’organisation du pouvoir sur la vie » (Foucault 1976 : 183). Reprenons brièvement chacun de ces deux pôles respectivement nommés l’ « anatomo-politique du corps humain » et la « bio-anatomo-politique de la population » (Foucault 1976 : 183). Ils lient ensemble la production de la vérité (la vie comme objet de pensée et volonté de savoir) et l’exercice du pouvoir (la vie comme objet de pouvoir, comme biopouvoir).

Le pôle de l’anatomo-politique du corps humain est « centré sur le corps comme machine : son dressage, la majoration de ses aptitudes, l’extorsion de ses forces, la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôle efficaces et économiques, tout cela a été assuré par des procédures de pouvoir qui caractérisent les

disciplines » (Foucault 1976 : 183). Ce que nous dit Foucault, c’est que « les mécanismes

disciplinaires [sont] destinés en somme à maximiser des forces et à les extraire » (Foucault [1976] 1997 : 219). Mais pour ce faire, pour exercer le pouvoir sur les corps, il s’avère nécessaire de constituer un savoir : « un tel pouvoir a à qualifier, à mesurer, à apprécier, à hiérarchiser » (Foucault 1976 : 189). Un savoir qui juge et départage, mais aussi qui marque « l’importance croissante prise par le jeu de la norme aux dépens du système juridique de la loi » (Foucault 1976 : 189). Foucault en tire la conclusion suivante : « Une société normalisatrice est l’effet historique d’une technologie de pouvoir centrée sur la vie » (Foucault 1976 : 190). C’est dans ce cadre de l’anatomo-politique que vont s’engager des mécanismes d’encadrement de la vie reproductive rattachés au pôle de la bio-politique, avec ses conduites à inciter et celles à éviter. Par exemple, l’ « art de déterminer les bons mariages, de provoquer les fécondités souhaitées, d’assurer la santé et la longévité des enfants » dans

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son rapport avec « les quatre grandes formes de l’hystérie, de l’onanisme, du fétichisme et du coït interrompu » (Foucault 1976 : 195, 203). Ainsi, entre bonnes conduites et contre-conduites se situent « les pratiques complexes et multiples d’une “gouvernementalité”, qui suppose d’un côté des formes rationnelles, des procédures techniques, des instrumentations à travers lesquelles elle s’exerce et, d’autre part, des jeux stratégiques qui rendent instables et réversibles les relations de pouvoir qu’elles doivent assurer » (Foucault [1984] 2001 : 1401).

Le pôle de la bio-politique, nous dit Foucault, « fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine » (Foucault 1976 : 188). Il prolonge en cela le principe général du biopouvoir : « un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort » (Foucault 1976 : 181). Ce pouvoir établit ses prises sur la vie elle-même. Le pôle de la bio-politique établit spécifiquement ses prises sur la vie de l’espèce, sur la mécanique du vivant et ses processus biologiques : « le pouvoir se situe et s’exerce au niveau de la vie, de l’espèce, de la race et des phénomènes massifs de population » (Foucault 1976 : 180). Cela signifie que la vie, le pouvoir et le savoir sont intimement liés. Ainsi, le pôle de la bio-politique « donne lieu à des mesures massives, à des estimations statistiques, à des interventions qui visent le corps social tout entier ou des groupes pris dans leur ensemble » (Foucault 1976 : 192). C’est ce qui va permettre « d’assurer la reproduction des populations » et, par l’entremise d’une politique du sexe, « de changer le rapport entre natalité et mortalité » (Foucault [1981a] 2001 : 1013). En fin de compte « ce à quoi va s’adresser la biopolitique, ce sont, en somme, les événements aléatoires qui se produisent dans une population prise dans sa durée » (Foucault [1976] 1997 : 219).

En résumé, la question du comment de la production de la vérité et de l’exercice du pouvoir se rapporte dans cette thèse au cadre du biopouvoir et ses deux pôles, l’anatomo-politique et la bio-politique. C’est pourquoi j’ai choisi de mettre l’accent sur l’encadrement de la reproduction humaine et d’explorer le gouvernement de la vie reproductive par la science.

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*

Cette entrée en matière permet de mieux introduire le cadre d’analyse inspiré directement de Ian Hacking (2007), annoncé en début de chapitre. Il s’agit d’un cadre d’analyse à cinq éléments qui débouche sur ce qu’il appelle le façonnement des gens :

(a) Les classifications (b) Les gens

(c) Les institutions (d) La connaissance (e) Les experts. (Hacking 2007 : 298)

Hacking inscrit son cadre d’analyse en continuité directe avec les travaux de Michel Foucault : « De Foucault, nous avons appris la dualité “pouvoir/savoir” qui implique tous ces effets. En dessous de cette grande devise, on doit faire entrer le cadre à cinq éléments que j’ai déjà évoqué. Ce cadre a joué un rôle capital dans les analyses détaillées de Foucault » (Hacking 2006a : 10). Chacun de ces cinq éléments est pensé comme un acteur, un joueur clé dans ce que Hacking appelle le façonnement des gens (« making-up people », Hacking 1986), processus que je lis comme la manière par laquelle les gens sont constitués par la science (l’entreprise scientifique) de telle façon à les rendre potentiellement gouvernables (l’ambition politique). La dynamique en jeu entre les cinq éléments n’est pas donnée d’avance ; la structure des interactions change selon les exemples et les cas (Hacking 2005 : 386). Comme l’énonce Hacking « there is no reason to suppose that we shall ever tell two identical stories of two different instances of making up people » (Hacking 1986 : 114 ; Hacking 2007 : 286). Néanmoins, Hacking considère, au moins depuis ses cours au Collège de France, que certaines généralisations sont possibles (Hacking 2005 : 386 ; Hacking 2006 : 426 ; Hacking 2007 : 286). D’où la proposition de son cadre d’analyse à l’intérieur duquel nous sommes invités à penser.

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Avant de montrer comment les interactions entre les cinq éléments sont activées par une série de moteurs qui facilitent la constitution des gens et la manière par laquelle nous sommes gouvernés, quelques précisions et remarques sont nécessaires sur chacun des cinq éléments du cadre d’analyse retenu.

Premièrement, l’analyse porte d’abord et avant tout sur les classifications : « Le cœur du sujet est la classification, et non les gens » (Hacking 2005 : 385). Dans la foulée d’Adam Kuper, j’avance que la question clé pour poser le problème des classifications est la suivante : « comment nommer les éléments ? » (Kuper 2000 : 265). Hacking résume la portée des classifications quand il écrit : « new ways to classify open up, or close down, possibilities for human action » (Hacking 2002 : 99). Il précise que ce qui nous intéresse, ce sont d’abord les classifications, mais plus précisément « les classifications des gens » (Hacking 2006 : 426). Les chapitres d’analyse de cette thèse présentent plusieurs exemples de classifications des gens, à partir de quelques mots classificatoires19 tirés du cas retenu, celui des mortinaissances, tel que traité par le The Lancet :

 Seuil de viabilité

 Seuil de naissance vivante  Mortinaissance

 Mortinaissance évitable  Deuil périnatal.

Ces exemples sont tous à propos de la vie reproductive et ses effets, et s’inscrivent sous la catégorie générale de la reproduction humaine. Il s’agit de classifications qui relèvent de la science, mais aussi de l’administration, rapportées généralement à la médecine et à la santé publique. Les cibles de ces classifications sont variées.

Deuxièmement, lorsque nous avons affaire à des classifications des gens, l’effet est de les faire potentiellement exister comme « types de gens » (« kinds of people »). Dès lors, les gens classifiés sous X sont susceptibles d’introduire ce que Hacking appelle un effet de boucle :

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« “the looping effect”, referred to the way in which a classification may interact with the people classified » (Hacking 2007 : 286). Ainsi, les types de gens sont pour Hacking (2007 : 293) des « cibles mouvantes ». Ann Laura Stoler n’en dit pas moins lorsqu’elle écrit que « l’assignation de sensibilités particulières à des types sociaux (comme l’ “amour maternel”, la “promiscuité sexuelle” ou l’“insolence”) n’a jamais été définitive » (Stoler [2002] 2013 : 275-276). En bref, les gens sont des cibles, et à titre de types de gens ils sont des cibles mouvantes ; il arrive parfois que les gens eux-mêmes (ou plus souvent des groupes de gens) participent à la redéfinition des classifications auxquelles ils sont assignés. Dans cette thèse, je couvre un large spectre d’exemples de gens classifiés dans le champ de la reproduction humaine :

 Enfants, fœtus, produits de conception ; viables ou non viables, né-vivants ou mort-nés ;

 Femmes ; pauvres, enceintes, pendant l’accouchement ;  Parents ; endeuillés ; personnes endeuillées.

Plusieurs de ces types de gens sont aussi désignés comme des groupes à risque. Certains, comme les parents endeuillés, s’organisent sous forme de groupes de parents. Ian Hacking, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, invitait à « consacrer un peu de temps à l’examen soigneux de cas limites » (Hacking 2001 : 7-8)20. Cette thèse aborde dans le menu

détail celui des mort-nés, entre autres exemples, à titre de type de gens emblématiques d’une cible mouvante.

Troisièmement, les classifications des gens en types particuliers n’en viennent à exister qu’avec l’usage et doivent pour cela passer par les institutions21 : « nommer ne suffit jamais

pour créer » (Hacking 2001 : 6). Hacking précise : « Nommer occupe des lieux, des sites particuliers, et se produit à des moments précis. Pour qu’un nom puisse commencer son

20 Afin de considérer une série de cas limites, l’usage du terme générique « gens » par Hacking me semble

astucieux puisque cela permet d’éviter les termes connotés, tels les personnes, les individus, les agents, les acteurs, et ne tombe pas non plus dans les demi-entités (tel Latour 1991, avec ses « objets », « quasi-sujets ») ; il reste positivement sur le seuil.

21 Hacking précise le sens attribué ici au terme institution, signification que j’adopte également : « As usual,

when I speak of institutions, I mean deliberately organised and structured entities, not mere practice and custom » (Hacking 2007 : 296).

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travail de création, il a besoin d’autorité. Il lui faut être mis en service au sein d’institutions. Un nom prend ses fonctions seulement quand une histoire sociale est elle-même à l’œuvre » (Hacking 2001 : 6). En d’autres termes, et puisque nous nommons les gens par des mots utilisés dans des institutions, « analyser les classifications humaines, c’est analyser des mots classificatoires dans les lieux où ils fonctionnent » (Hacking 2001 : 7). J’ai retenu pour mon analyse dynamique une institution, le The Lancet, revue savante en médecine, mais aussi l’Organisation mondiale de la santé (OMS), et pour partie l’Organisation des nations unies (ONU). À titre d’exemple seulement, je me réfère parfois à des appareils étatiques nationaux (par exemple : ministères ou agences de santé, instituts statistiques) ou à des organisations professionnelles (par exemple le Collège des médecins). Ce qui m’intéresse particulièrement, ce sont les publications que ces institutions produisent. C’est dans ce cadre qu’il faut situer les mots classificatoires et les types de gens retenus ; ce sont les termes que ces institutions veulent faire exister ainsi que les notions qui leur sont directement rattachées.

Quatrièmement, que des gens soient l’objet de classifications qui prennent autorité dans des institutions suppose la connaissance. Par connaissance, j’entends, suivant Hacking, « des choses qu’on tient pour vraies » que ce soit « parmi les experts ou dans le grand public » (Hacking 2005a : 7)22. Hacking ajoute que : « Basic assumptions that we later regard as ghastly mistakes interact with people and classification just as much as the facts that we hold to be stable, true, and beyond controversy » (Hacking 2007 : 297). Ainsi, si les classifications sont au centre de nos préoccupations, la connaissance y joue aussi un rôle capital : « One of the many things we learned from Michel Foucault is the capital role that knowledge itself plays in this process » (Hacking 2007 : 297). Dans l’analyse, il est donc incontournable de considérer la connaissance, et plus précisément « la connaissance sur les gens » (Hacking 2006 : 426). Pour cette thèse, cela se présente sous trois abords. Premièrement, le travail de promotion scientifique et politique du The Lancet réalisé sous la forme de sommaires exécutifs, d’articles de nature éditoriale ou de commentaires publiés dans les pages du The Lancet, ainsi que le contenu discursif de vidéos promotionnels ou médiatiques. Deuxièmement, les résultats scientifiques (par exemple : statistiques, démographiques,

22 Hacking précise : « I do not mean justified true belief, but something more like Popper’s sense of conjectural

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épidémiologiques et médicaux) publiés dans les articles de recherche du The Lancet et sur lesquels se fondent le travail promotionnel. Troisièment, la traduction politique de la connaissance en provenance du The Lancet dans des politiques administratives (plan d’action, stratégie mondiale) publiées par l’OMS et l’ONU, mais aussi la production de connaissances de ces institutions concernant des définitions, des données et des indicateurs dans des documents techniques. L’identification de points de bascule entre les exigences scientifiques de la recherche et les usages politiques de la science constitue le fil conducteur de mon analyse de la façon dont nous sommes gouvernés.

Cinquièment et dernièrement, je souligne l’importance des experts. Hacking résume comment les experts prennent part dans la dynamique des cinq éléments de l’analyse proposée : « there are (e) the experts or professionals who generate or legitimate the knowledge (d), judge its validity, and use it in their practice. They work within (c) institutions that guarantee their legitimacy, authenticity, and status as experts. They study, try to help, or advise on the control, of the (b) people who are (a) classified as of a given kind » (Hacking 2007 : 297). En cela, ce qui m’intéresse ce ne sont pas tous les experts, mais tout particulièrement « les experts concernant les gens et leurs classifications » (Hacking 2006 : 426). Mon analyse se fixe sur les experts du The Lancet et pour partie ceux de l’OMS (qui sont parfois les mêmes) : les experts comme promoteurs, à plus forte raison les promoteurs du The Lancet, et les experts comme producteurs de la connaissance sur les gens classifiés. Ce sont leurs discours et leurs tactiques, l’influence qu’ils ont sur la manière dont nous sommes gouvernés et leurs aspirations à gouverner qui retiennent particulièrement mon attention.

*

La question est maintenant de savoir ce qui active les interactions entre les cinq éléments clés de notre analyse. Hacking identifie dix moteurs qui sont autant d’impératifs pour les chercheurs (Hacking 2006 : 426 ; Hacking 2007 : 305-306). Hacking précise : « Nous observons que dans les sciences qui nous intéressent, il y a ce qu’on peut appeler des

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impératifs. Ce ne sont pas exactement des méthodologies explicites, mais plutôt des pressions

très fortes pour que les recherches se fassent selon un modèle établi. Certains de ces impératifs sont anciens, d’autres sont très récents » (Hacking 2005 : 387-388). Il distingue sept moteurs de découverte et trois autres moteurs qui en découlent qui, sans être des moteurs de découverte, sont aussi des moteurs qui facilitent le modelage des gens (Hacking 2006 : 426 ; Hacking 2007 : 305-306). Hacking présente les dix moteurs sous la forme exclamative d’impératif.

Les sept moteurs de découverte sont les suivants :

(1) Comptez ! (2) Quantifiez !

(3) Créez des normes ! (4) Corrélez !

(5) Médicalisez ! (6) Biologisez ! (7) Rendez génétique !

À ces sept moteurs de découverte, s’ajoutent trois autres moteurs et leurs impératifs associés : un moteur d’organisation et de contrôle (normaliser), un moteur d’administration (bureaucratiser) ainsi qu’un moteur qui engage réflexivité et résistance (revendiquer son identité).

(8) Normalisez ! (9) Bureaucratisez !

(10) Revendiquons notre identité !

(Hacking 2006 : 426 ; Hacking 2007 : 305-306)

Tout au long des chapitres d’analyse, je garde en tête ces dix impératifs, mais j’approfondis tout particulièrement les trois premiers moteurs de découverte ((1) compter, (2) quantifier, (3) créer des normes), le moteur d’organisation et de contrôle ((8) normaliser) et, de manière transversale, le moteur d’administration ((9) bureaucratiser). À cela, il y a trois raisons.

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Premièrement, dans les limites de l’exercice de la thèse, j’ai pris parti pour une analyse en profondeur, minutieuse et finement articulée de quelques moteurs-clés plutôt qu’un panorama général de tous les impératifs. Deuxièmement, c’est moins l’exploration exhaustive de chaque impératif que les liens entre les impératifs qui m’intéressent de manière à éclairer la connexion entre l’entreprise scientifique et les ambitions de nature politique. Troisièmement, je n’ai pas tenu à ajouter une autre étude de plus sur le racisme23, la

médicalisation24, le biologique, la génétique, ou l’identité (impératifs (4) à (7) et (10)), qui me semblent des thématiques de recherches anthropologiques de plus en plus saturées. Ces positions marquent à la fois les limites et les forces de la présente thèse.

Suivant ces quelques justifications, il convient maintenant de présenter de quoi il s’agit lorsqu’il est question de compter, de quantifier, de créer des normes, de normaliser et, de manière transversale, de bureaucratiser. Ces repères, activés dans l’analyse à cinq éléments, me permettent de discuter de mes données et de structurer mes chapitres d’analyse. À commencer par l’impératif préalable de classifier : « It is taken for granted within the human sciences that to understand some kind of person, one must first classify. That is a sort of prior imperative. After that, almost the first step is to count people of the relevant kinds » (Hacking 2007 : 305)25. En d’autres mots, énumérer exige, en amont, d’établir quoi et qui compter.

23 Je réfère ici à « (4) Corrélez ! », entendu que l’écart à la norme suivant Francis Galton et l’idée de progrès

comme « amélioration de la race » a pu mener et a mené à l’eugénisme et au racisme au sens défini par Foucault : « En effet, qu’est-ce que le racisme ? C’est, d’abord, le moyen d’introduire enfin, dans ce domaine de la vie que le pouvoir a pris en charge, une coupure : la coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir […] La race, le racisme, c’est la condition d’acceptabilité de la mise à mort dans une société de normalisation » (Foucault [1976] 1997 : 228).

24 Non sans raison, Nikolas Rose écrit « medicalisation has become a cliché of critical social analysis ». Il invite

à aller « beyond medicalisation », au-delà de l’autorité du médecin et de l’extension de l’autorité de la médecine pour considérer, suivant l’idée de Hacking concernant « making-up people », comment nous sommes modelés par la médecine : « beyond medicalisation, medicine has shaped our ethical regimes, our relations with ourselves, our judgments of the kinds of people we want to be, and the lives we want to lead. But if medicine has been fully engaged in making us the kinds of people we have become, this is not in itself grounds for critique » (Rose 2007 : 702).

25 Dans son cours de 2005 au Collège de France sur « Façonner les gens », Hacking avait inclus comme premier

impératif « Définissons ! », mais a décidé dans son cours conclusif de 2006 et dans son article de 2007 de le considérer comme un impératif préalable à sa liste de dix impératifs. Voici la description que Hacking associait à cet impératif devenu préalable : « I. Définissons ! Les proto-sciences qui voudraient étudier et connaître les gens doivent commencer par des classifications communes et les clarifier, les préciser, les définir. Elles peuvent aussi créer des classifications nouvelles, assorties de leur définition, et illustrées par des exemples pour faciliter la compréhension » (Hacking 2005 : 388).

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