• Aucun résultat trouvé

Démarche de recherche et approche méthodologique

CHAPITRE 1 – Problématisation, contexte, démarche de recherche et d’analyse

1.3 La démarche de recherche et d’analyse

1.3.1 Démarche de recherche et approche méthodologique

J’ai avancé un peu plus tôt dans le présent chapitre que ma métaphore de l’édifice du

gouvernement par la science me semble de bon augure pour désenclaver les démarches de

recherche et d’analyse particulièrement en anthropologie.

Le chemin parcouru pour parvenir à ce mode de simplification est celui d’une longue mise à distance qu’éclaire ma démarche de recherche. En effet, suite à mon expérience directe de l’événement d’une mortinaissance, la démarche de recherche entreprise m’a amené à prendre mes distances de l’expérience et de la parole des individus, des interactions directes entre médecin et patient, de la chambre d’accouchement et plus largement du lieu de l’hôpital (ou de la maison de naissance). Pour le dire simplement, j’avais l’intuition forte que la conduite de chacun trouvait sa détermination ailleurs. Qui conduit la conduite de chacun ? Qui aménage les lieux et les interactions ? Comment et par qui les expériences et les pratiques, des patients comme des prestataires de soins, y compris les médecins, sont-elles structurées et orientées ? Quelles interventions sont prioritaires et pourquoi ? C’est alors que je suis, pour ainsi dire, sorti du deuxième étage.

Dès lors, je me suis intéressé, dans le cadre de mes recherches sur la périnatalité au Québec (2007-2014), aux directives, aux protocoles et aux manuels des associations professionnelles (par exemple ceux du Collège des médecins du Québec, de la Société des obstétriciens et gynécologues du Canada (SOGC)) et aux politiques nationales de santé publique (par exemple : les politiques de périnatalité du Ministère des affaires sociales (MAS) et du

Ministère de la santé et des services sociaux (MSSS) du gouvernement du Québec, les rapports de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ)). Mais j’ai remarqué que les bonnes pratiques, les directives et les normes promues étaient souvent établies ailleurs, qu’il me fallait non seulement prendre mes distances de la chambre d’accouchement et de l’hôpital, mais aussi du niveau professionnel des directives et du niveau national des politiques publiques. C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser aux documents de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et à ses recommandations aux États membres. C’est alors que j’ai remarqué qu’il y avait des sous-sols à l’édifice. J’étais au premier étage et, pour poursuivre avec ma métaphore, j’ai pris l’ascenseur jusqu’au niveau 0.

En effet, les recommandations internationales, les politiques nationales comme les directives professionnelles étaient la plupart du temps appuyées sur des nombres et des mesures cliniques, statistiques et démographiques. J’ai alors réalisé qu’il y avait tout un travail qui permettait au gouvernement de la vie d’être minimalement opérationnel. Dans le domaine clinique, les laboratoires de recherche mesurent le taux normal de fer et autres appréciations quantifiées à partir des fioles de sang et des contenants d’urine en provenance du deuxième étage (via l’ascenseur). C’est aussi le niveau, le premier sous-sol, des instituts de statistique nationale (par exemple : l’Institut de la statistique du Québec (ISQ)), de la Division de statistique du Département des affaires économiques et sociales de l’ONU, comme des centres de recherche universitaires qui mènent des études populationnelles (par exemple le MARCH Centre at the London School of Hygiene and Tropical Medicine). Une partie des résultats est publiée dans des rapports de recherche, une autre dans des revues savantes (par exemple dans les pages du The Lancet). C’est ainsi que la revue médicale le The Lancet est devenue centrale à ma démarche de recherche.

Or, ce n’est toujours pas la base qui détermine tout l’édifice puisque les chercheurs- statisticiens forment leurs mesures et leurs calculs à partir de bases de données (par exemple le fichier des hospitalisations MED-ÉCHO au Québec). Les informations dont ils font usage sont codifiées et enregistrées sur des formulaires, puis traitées et entrées dans des catégories déjà établies. C’est ainsi que j’ai remarqué le formulaire de Déclaration d’un décès

(CEMMP) et le Bulletin de mortinaissance (SP-4) de l’ISQ. C’est le niveau, le deuxième

sous-sol, des archivistes et des enquêteurs médicaux, mais aussi, sinon surtout, celui où les

experts nationaux et internationaux se réunissent pour établir les conventions d’équivalence qui président au premier sous-sol, sans quoi les mesures prises et les statistiques établies sont difficilement comparables.

À la base de l’édifice, on retrouve pourtant un autre niveau, le troisième sous-sol, où les comités d’experts (par exemple de l’OMS), les groupes d’études (par exemple du The Lancet) et autres professeurs-chercheurs en colloque se réunissent pour discuter, créer et établir les catégories, les définitions et les classifications qui fondent les conventions d’équivalence et les codifications (au deuxième sous-sol), les mesures et les calculs (au premier sous-sol), les normes, les recommandations et les directives (au premier étage), et les interventions (au

deuxième étage).

Si j’ai pris le temps ici de reprendre ma métaphore de l’édifice à l’égard de ma démarche de recherche, ce n’est pas pour entamer d’ores et déjà l’analyse, mais pour montrer que les méthodes usuelles de l’anthropologie, par exemple l’observation participante dans une maternité et des entretiens avec les patients et les médecins traitants, sont absolument insuffisantes comme méthodes d’enquête pour qui veut considérer l’ensemble de la dynamique du gouvernement par la science, et ainsi les rapports complexes entre la production de la vérité scientifique et ses usages. De même, une ethnographie de laboratoire ou un terrain de recherche auprès des archivistes médicaux, aussi pertinentes soient ces options d’enquêtes, ne peuvent que reproduire l’isolat dont l’anthropologie exotique s’est débarrassée avec peine.

Plus généralement, l’approche méthodologique retenue dans cette thèse et la position tenue quant à la forme de problématisation à privilégier participent de trois déplacements qu’il s’agit ici seulement d’identifier. Premièrement, le passage de l’étude de l’expérience vécue vers l’étude de la vie comme objet de pensée et de pouvoir, soit cette ligne de partage qui sépare « une philosophie de l’expérience, du sens, du sujet et une philosophie du savoir, de

la rationalité et du concept » (Foucault [1985] 2001 : 1583). Deuxièment, le déplacement d’une attention portée envers les vaincus de l’histoire vers ceux qui sont en position de gouverner, suite à la proposition initiale de Laura Nader ([1969] 1972 : 284) à « studying

up », mais aussi dans la foulée de ce que l’on pourrait appeler les approches méthodologiques de deuxième degré : étudier ceux qui nous étudient (« studying those who study us »

expression de Diana Forsythe (2001 : 132)), observer les observations (« observations of

observations » ou « second-order observations », selon Carlo Caduff (2014 : 108), mais

aussi « mettre en question les questions, problématiser les problèmes » (Rabinow 2003 : 152- 153, suivant Hans Blumenberg 1982). Troisièmement, la transition de l’approche géo- culturelle vers la perspective biopolitique (Cuillerai et Abélès 2002 : 12). Ce dernier déplacement me permet d’approcher la production de l’échelle mondiale de gouvernementalité de la population, non seulement par le global-politique des organisations mondiales (Abélès 2011 : 111), notamment l’OMS, mais aussi par la source de son influence, soit les projets supra-étatiques et transnationaux des experts-promoteurs de la recherche scientifique, dont le projet de gouvernementalité du The Lancet sur les mortinaissances qui me sert d’exemple. En somme, l’approche méthodologique que j’ai retenue, et ma position à cet égard, invite à basculer de l’expérience culturelle infra-politique vers la forme de rationalité supra-politique pour problématiser la manière dont nous sommes gouvernés51.