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Procédures de gestion pour administrer des groupes à risque

Dans le document Être gouverné : entre science et politique (Page 193-200)

CHAPITRE 4 – Être gouverné : ce que cache l’intervention

4.2 Aspirer à normaliser les gens : mécanismes de surveillance

4.2.2 Procédures de gestion pour administrer des groupes à risque

Il est important de bien saisir que les procédures de gestion découlent des procédures d’examen et de leurs appareillages d’écriture et d’enregistrement (notations, enregistrements, mises en colonne et en tableau). En effet, Foucault souligne bien que « grâce à tout cet appareil d’écriture qui l’accompagne, l’examen ouvre deux possibilités qui sont corrélatives » (Foucault 1975 : 223). La première possibilité qu’ouvre la procédure d’examen est « la constitution de l’individu comme objet descriptible, analysable, […] pour le maintenir dans ses traits singuliers, dans son évolution particulière, dans ses aptitudes ou capacités

propres, sous le regard d’un savoir permanent » (Foucault 1975 : 223). Ici, il s’agit d’un type de gens avec des caractéristiques particulières, notamment ceux qui représentent un risque (pour l’issue d’une grossesse, pour la reproduction d’une population, pour la société à l’égard de la productivité de ses membres, par exemple, suite à une mortinaissance). La deuxième possibilité que permet la procédure d’examen est « la constitution d’un système comparatif qui permet la mesure de phénomènes globaux, la description de groupes, la caractérisation de faits collectifs, l’estimation des écarts des individus les uns par rapport aux autres, leur répartition dans une “population” » (Foucault 1975 : 223). Ainsi, dans le projet de mettre en œuvre un système pour sauver chaque femme et chaque nouveau-né, projet du The Lancet repris par l’OMS, il s’agit non seulement de comptabiliser chaque cas, mais de les comptabiliser dans un système comparatif. Il s’agit là d’une précision importante.

En effet, sous-jacent à un tel système de sauvetage se met en place un système de comptabilisation. Mais pour comprendre plus exactement les mécanismes de surveillance de la santé de la population, il est nécessaire de spécifier qu’il s’agit d’un système de

comptabilisation comparée. Les procédures de gestion passent ainsi par ce que Michel

Foucault appelle une bonne discipline médicale :

Parmi les conditions fondamentales d’une bonne « discipline » médicale aux deux sens du mot, il faut mettre les procédés d’écriture qui permettent d’intégrer, mais sans qu’elles s’y perdent, les données individuelles dans des systèmes cumulatifs : faire en sorte qu’à partir de n’importe quel registre général on puisse retrouver un individu et qu’inversement chaque donnée de l’examen individuel puisse se répercuter dans des calculs d’ensemble.

(Foucault 1975 : 223)

Concrètement, cela suggère que chaque individu constitué par le savoir médical est attribuable et repérable via, par exemple, un numéro d’identification unique (par exemple le numéro d’assurance maladie (NAM) au Québec) et à travers un dossier médical, mais aussi que chaque donnée issue de l’examen individuel est compilée dans des banques de données (par exemple au Québec les fichiers de l’état civil des naissances vivantes, des décès et des mortinaissances ; le fichier des hospitalisations MED-ÉCHO ; le fichier du Comité d’enquête

sur la mortalité et la morbidité périnatales (CEMMP)). Cela s’exprime à travers des nombres absolus (par exemple le nombre de femmes mortes en couche) traduits dans des nombres proportionnels (par exemple le taux de mortalité maternelle) de telle manière à se répercuter dans différents calculs (par exemple le risque estimé selon la cause de décès) pouvant mener jusqu’à la recommandation de certaines interventions préventives (par exemple la lutte au tabagisme) ou curatives (par exemple la césarienne d’urgence). Toutefois, quels types d’individus sont constitués dans le savoir médical, cela reste une question épineuse. Il y a d’abord la mère qui porte l’enfant et l’enfant à naître qui peut ne jamais voir le jour. Au Québec, par exemple, seuls ceux qui sont né-vivants et qui ont vécu assez longtemps (« l’âge moyen de l’enfant, au moment de l’émission du NAM, est actuellement de 26 jours ») obtiennent un numéro d’identification individualisé ; « avant la réception de la carte, le numéro de dossier de l’établissement ou encore le NAM d’un des parents (accompagné d’un suffixe) est utilisé pour identifier l’enfant » (Montreuil et Piedboeuf 2004 : 173). Conséquemment, si les mères entrent directement et de manière singulière dans les données afin de déterminer si elles représentent un risque, les enfants à naître (comme les mort-nés et les nouveau-nés morts) figurent indirectement comme individus constitués par les procédures d’examen médical. En effet, s’ils vont figurer comme individus statistiques à travers des nombres absolus (par exemple le nombre de nouveau-né, de mort-nés et de nouveau-nés morts), être traduits dans des nombres proportionnels (par exemple : taux de natalité, taux de mortinatalité, taux de mortalité néonatale), les données vont provenir du dossier de la mère ou de celui de l’établissement. Et, dans l’éventualité d’une autre grossesse, l’issue de la grossesse va figurer dans le dossier de la mère comme antécédent médical. À chaque fois, cela affecte le type de gens qui est la cible des interventions. Notons aussi que l’issue de la grossesse, dans la logique néolibérale, porte sur le capital humain de la femme, qui pourra fructifier (un enfant né vivant et en santé) ou au contraire se trouver déprécié (le mort-né comme pur perte).

On comprendra mieux ici que l’envers de l’accès aux soins c’est ici bien plus que le strict

accès aux données. C’est l’intégration des données individuelles dans des systèmes

cumulatifs et des calculs d’ensemble (Foucault 1975 : 223). C’est la constitution d’un système comparatif qui, répétons-le, « permet la mesure de phénomènes globaux, la

description de groupes, la caractérisation de faits collectifs, l’estimation des écarts des individus les uns par rapport aux autres, leur répartition dans une “population” » (Foucault 1975 : 223). Et ce sont les régulations de la population « centrée sur le corps- espèce, sur le corps traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques : la prolifération, les naissances et la mortalité, le niveau de santé, la durée de vie, la longévité avec toutes les conditions qui peuvent les faire varier ; leur prise en charge s’opère par toute une série d’interventions et de contrôles régulateurs : une biopolitique de

la population » (Foucault 1976 : 183). C’est ainsi, dans le cadre quadripartite de l’accès aux

données, de l’intégration des données dans des systèmes cumulatifs, de la constitution d’un système comparatif et des régulations de la population, que s’insèrent les procédures de gestion pour administrer des groupes à risque.

Au chapitre 3, j’ai précisé la normalisation de deux catégories centrales au projet de prévention et d’éradication des mortinaissances : la catégorie des mortinaissances évitables et celle de deuil périnatal. Dans ce qui suit, je détaille les procédures de gestion pour administrer les principaux groupes à risque à l’égard de ces deux catégories.

Dans la constitution de la population mondiale par les recherches du The Lancet, trois groupes à risque sont identifiés par les promoteurs :

 Les pauvres (Lawn et al. 2011a : 2) ;

 Les femmes pendant l’accouchement (Lawn et al. 2011a : 3) ;  Les personnes endeuillées (Samarasekera et al. 2016 : 7).

Avant de détailler chacun de ces groupes à risque, il est important d’établir ce qui les rassemble et ce qui les distingue. Les pauvres, les femmes pendant l’accouchement ainsi que les personnes endeuillées sont autant d’exemples de types de gens (Hacking 2007) qui sont transformés en groupes à risque à gérer et à améliorer. Les deux premiers groupes concernent les risques de mortinaissance (mais aussi les risques de mortalité maternelle et néonatale) et le caractère évitable de tels risques par la prise en charge de ces groupes. Le troisième groupe concerne, en plus, les risques pour la société que constituent les mortinaissances et la

possibilité de réduire les impacts par la prise en charge de ce groupe. Par ailleurs, l’administration de ces groupes à risque relève de deux formes de gestion. Le premier groupe à risque correspond à une division du monde selon le niveau de revenu (par exemple : des femmes, des familles) et de développement économique (par exemple : pays à revenu élevé et pays à faible revenu et à revenu intermédiaire). Les deuxième et troisième groupes à risque renvoient, pour leur part, à une répartition selon un continuum de soins (d’avant la grossesse à après la naissance). Détaillons à présent chacun de ces groupes à risque en lien avec les procédures de gestion pour les administrer.

Les pauvres. Le premier groupe à risque correspond à ceux qui sont les plus atteints : « Les

pauvres sont les plus atteints : 98 % des mortinaissances surviennent dans les pays ayant des revenus familiaux moyens et pauvres » (Lawn et al. 2011a : 2, message des titres). De ces 98 % de mortinaissances, « 75 % surviennent en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud » et « dix pays comptent pour 66 % du total de mortinaissances dans le monde (Lawn et

al. 2011a : 3 ; Samarasekera et al. 2016 : 2, 3, figure 3 – voir au chapitre 2 mon Tableau 2).

Les promoteurs ajoutent que « les deux tiers de ces mortinaissances surviennent dans les familles rurales » (Lawn et al. 2011a : 2, message des titres). Soulignons ici que l’usage de la formulation « les plus atteints » en référence aux pauvres, place les mortinaissances dans le registre discursif des maladies. Et puisque de telles morts pathologiques sont considérées évitables, le registre de langage est aussi celui, littéral, du risque : « risque le plus élevé pour les familles les plus pauvres » (Samarasekera et al. 2016 : 6).

Dans leur projet, les promoteurs du The Lancet considèrent dix mécanismes d’intervention qu’ils jugent réalisables et dont l’application est fortement recommandée, « particulièrement

dans les pays à revenu familial faible et moyen » (Lawn et al. 2011a : 4, je souligne). La liste

exhaustive est présentée dans l’annexe 1.

Deux procédures de gestion pour administrer la population mondiale sont transversales à ces dix mécanismes d’intervention : les procédures diagnostiques et les procédures thérapeutiques. En effet, les procédures de gestion sont généralement doubles : prévenir et

traiter (« prevention and treatment », par exemple la malaria), dépister et traiter (« detection and treatment », par exemple la syphilis), dépister et gérer (« detection and management », par exemple : hypertension, diabète, retard de croissance intra-utérine), identifier et induire (« identification and induction », par exemple : induction du travail à 41 semaines de gestation ou plus), détecter et contrôler (« detection and control », par exemple : complications obstétricales, césarienne). À chaque fois s’établit le rapport entre procédures d’examen (dépister, identifier, détecter) et procédures de gestion (traiter, gérer, contrôler). Des procédures diagnostiques aux procédures thérapeutiques (les deux types de procédures de gestion) est aussi à l’œuvre le cadre quadripartite de l’accès aux données, de l’intégration des données dans des systèmes cumulatifs, de la constitution d’un système comparatif et des

régulations de la population. Il faut toutefois souligner que certaines interventions (par

exemple, la supplémentation en acide folique) impliquent une procédure de gestion de la population qui ne demande pas de procédure diagnostique individualisée (ce n’est pas selon le cas sous examen), mais s’applique systématiquement à tous (par exemple, la fortification en acide folique de la farine de blé au Canada – comme le lait est systématiquement pasteurisé et additionné de vitamine D au Québec). Si cette dernière intervention et procédure de gestion relève du contrôle sans appel de la santé de la population et normalise de facto les gens sous la gouverne d’une telle procédure, les autres interventions nécessitent d’aspirer à normaliser les gens, à modéliser leurs comportements, à inciter chaque femme à devenir un cas sous examen géré par des procédures diagnostiques et des procédures thérapeutiques.

Or, si ces mécanismes d’intervention visent en priorité le groupe à risque des femmes les plus pauvres, c’est que ces interventions sont, du moins en partie, encore peu implantées dans les pays à revenu familial faible et moyen alors que dans les pays à revenu élevé « la majorité de ces interventions pour réduire le nombre de mortinaissances font déjà partie des soins recommandés pour les mères et les nouveau-nés » (Lawn et al. 2011a : 4). Les promoteurs du The Lancet précisent l’impact estimé de l’implantation de ces dix mécanismes d’intervention auprès des femmes les plus pauvres : « Une analyse avec le système LiST (Lives Saved Tool) a démontré que si les systèmes d’interventions étaient disponibles (à 99 %) dans les pays ayant le plus haut taux de mortinaissance, plus de 45 % des mortinaissances pourraient être éliminées » (Lawn et al. 2011a : 4). J’y repère la propension

des promoteurs à exercer une aide éclairée au double sens de guider les pauvres vers la meilleure voie, de procurer des résultats utiles et de fournir des outils de gestion. À cela s’ajoute l’argumentaire humaniste du droit et de l’accès aux soins : « Une approche basée sur les droits aux soins de santé universels doit inclure les femmes et les familles les plus pauvres et leurs bébés » (Samarasekera et al. 2016 : 6). Pour l’OMS, cela relève du principe directeur de l’équité : « Une couverture équitable et universelle des interventions très efficaces et une attention prioritaire accordée aux groupes de population exclus, vulnérables et démunis sont essentielles pour le respect du droit à la vie, à la survie, à la santé et au développement de chaque femme et de chaque nouveau-né » (OMS 2014a : 9). Notons que de la recherche publiée et promue par le The Lancet à la politique mondiale associée du Plan d’action de l’OMS, la notion de groupes à risque (ici les pauvres) est traduite sous l’appellation de « groupes de population exclus, vulnérables et démunis », auxquels l’OMS accorde « une attention prioritaire » (OMS 2014a : 9).

Ce à quoi nous avons affaire ici c’est, en adéquation avec la conception humaniste, « une obligation envers ceux qui sont en dessous du seuil de pauvreté », mais aussi, en adéquation avec la conception néolibérale, une manière de faire qui consiste à « modifier les conditions de vie des pauvres de telle sorte qu’ils puissent s’aider eux-mêmes » (Hacking 2000 : 35). Aspirer à normaliser les gens ce n’est pas seulement essayer de changer les gens eux-mêmes, mais aussi, sinon surtout, modifier les conditions de vie pour inciter les individus d’un groupe à risque à s’améliorer. Ainsi, chercher à implanter des mécanismes d’intervention pour sauver le plus de vies possibles chez les femmes et les familles les plus pauvres vise la modélisation des comportements des individus de ce groupe à risque par l’entremise, répétons-le, de « procédures d’incitations » (Desrosières 2014 : 44, souligné par l’auteur) ou « de dissuasion à l’égard de certaines conduites » (Feher 2007 : 18).

Dans l’idée de modifier les conditions de vie des pauvres (avec son modèle repoussoir), les promoteurs du The Lancet considèrent trois investissements prioritaires : 1. les « soins prénataux avancés (détection de diabète, de restriction de croissance intra-utérine, induction de grossesses post terme), avec accent sur l’hypertension » ; 2. les « soins à la naissance » ;

et 3. la « planification familiale » (Lawn et al. 2011a : 5). En résultent trois bonnes conduites auprès des pauvres pour qu’ils se conforment à l’idéal à suivre :

 Faire suivre sa grossesse (soins prénataux) ;  Se faire accoucher (soins à la naissance) ;  Faire moins d’enfants (planification familiale).

La première incitation vise à assurer la surveillance continue de chaque cas par la présence d’un personnel qualifié en mesure de détecter les anomalies de la grossesse. Dans la mise en œuvre des interventions intégrées, il s’agit pour les promoteurs du The Lancet d’ « assurer des soins de haute qualité pour toutes les femmes pendant la grossesse » (Samarasekera et

al. 2016 : 9). L’important c’est de faire suivre sa grossesse. Le slogan est : « Pregnancy:

ensuring a healthy start » (de Bernis et al. 2016 : 708). Le modèle repoussoir, c’est la femme qui n’a recours à aucun suivi de grossesse.

La seconde incitation s’inscrit en continuité de la mise en œuvre des interventions intégrées et vise à « assurer des soins de haute qualité pour toutes les femmes pendant le travail et l’accouchement » (Samarasekera et al. 2016 : 9). C’est aussi s’assurer de la présence d’une personne qualifiée pour rapporter les événements de la naissance (naissance vivante, décès, mortinaissance). J’y reviens en détail plus loin concernant le groupe à risque des femmes pendant l’accouchement. Le slogan est ici : « Childbirth : supporting a safe beginning » (de Bernis et al. 2016 : 708). Le modèle repoussoir c’est la femme qui accouche seule, à la maison, sans surveillance, sans personnel qualifié ; cela revient à ne pas adhérer à la normalisation de l’assistance professionnelle à l’accouchement (voir le Chapitre 3 pour plus de détails).

Notons, pour les deux premiers incitatifs, que le recours à une sage-femme qualifiée n’est pas nécessairement un contre-modèle ni même un modèle alternatif : elle figure parmi les agents mandatés de la surveillance de la grossesse (Goyaux 1998 : 129). Jacques Gélis désigne d’ailleurs historiquement la sage-femme comme « un instrument de contrôle des populations » (Gélis 1988 : 484). Et au niveau mondial, le recours aux sages-femmes est une

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