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La métaphore de l’édifice du gouvernement par la science

CHAPITRE 1 – Problématisation, contexte, démarche de recherche et d’analyse

1.1.2 La métaphore de l’édifice du gouvernement par la science

J’ai commencé ce chapitre en énonçant l’importance cardinale de circonscrire la manière de poser le problème. Pour approcher la façon par laquelle nous sommes gouvernés par la science, j’ai ainsi mobilisé un certain nombre d’éléments à partir de Foucault et de Hacking :

 Le rapport savoir-pouvoir et la notion de gouvernementalité ;

 Le cadre du biopouvoir et ses deux pôles (anatomo-politique du corps et biopolitique de la population) ;

 Un cadre d’analyse à cinq éléments (1. Les classifications, 2. Les gens, 3. Les institutions, 4. La connaissance, et 5. Les experts) ;

 Des moteurs de découverte, d’organisation, de contrôle et d’administration qui facilitent le modelage des gens (ici limités à : compter, quantifier, créer des normes, normaliser – et en filigrane, bureaucratiser).

Ainsi, je suis bien outillé, avec un nombre limité de notions opérationnelles, pour analyser, dans le détail, la complexité des rapports entre le savoir scientifique et ses usages, et cela dans les écrits publiés du The Lancet à propos du projet sur les mortinaissances, et sa traduction dans des politiques administratives de l’OMS et de l’ONU. Il manque pourtant quelque chose, une manière de synthétiser, de réunir les notions clés, d’articuler les moteurs de découverte et d’organisation, de saisir, pour ainsi dire, en un coup d’œil, le lieu dans lequel prend place la complexité des rapports entre la production du vrai et l’exercice du pouvoir. D’où mon recours au mode de simplification de la métaphore. J’appelle la métaphore en usage dans cette thèse l’édifice du gouvernement par la science. C’est là un moyen commode de saisir la dynamique dans son ensemble. Pour expliciter cette métaphore, il convient d’abord d’en définir chacun des termes.

L’édifice est une manière de dire deux choses. D’une part, le gouvernement par la science

peut être pensé sous une forme visuelle, une structure concrète et de proportions importantes. Aux fins de l’exposé, j’ai limité l’édifice à cinq niveaux : deux étages (niveaux 1 et 2) et trois sous-sols (niveaux 0, 00, 000). À cela, il faut ajouter un ascenseur, des passages souterrains ainsi que des passerelles. D’autre part, il s’agit d’un ensemble organisé et dynamique, où

chaque niveau est lié aux autres au sein de l’édifice, via l’ascenseur, mais aussi à d’autres édifices adjacents, par le biais de passages souterrains et de passerelles. Si la dynamique est complexe (triple dépendance : ascendante, descendante, horizontale), il n’en reste pas moins que c’est la base (niveaux 0, 00, 000) qui détermine (en dernière instance) tout l’édifice26.

Le gouvernement se doit d’être compris dans cette thèse, et je me répète et résume ici, comme

une manière de mener, structurer et aménager la conduite présente et à venir d’autrui (ou de soi-même) dans un espace de possibilités et une certaine direction. Il est un mode d’action singulier, stratégique et programmatique, qui n’est pas synonyme de l’action étatique – qui en est seulement une des formes. Il s’exerce ainsi à différentes échelles : supranationale, transnationale, internationale, nationale, locale, familiale, et jusqu’à se gouverner soi-même. La pratique de gouvernement, ou plus exactement le type de pratique qu’est la gouvernementalité, se situe dans l’édifice, tout particulièrement dans ses niveaux visibles, et est généralement associée aux effets individualisant et totalisant du savoir, produit dans les sous-sols et, en partie, au premier étage. Le gouvernement concerne dans cette thèse la vie (le biopouvoir), la vie reproductive (l’encadrement de la reproduction humaine) et les mortinaissances, en relation au projet du The Lancet (la prévention des mortinaissances évitables et du deuil périnatal). Enfin, s’il faut le préciser, il s’agit là des cibles du gouvernement et non des objets de ma recherche qui concerne bien sûr, s’il faut le répéter, la manière dont nous sommes gouvernés entre science (il y a) et politique (il faut).

La science se rapporte au savoir qui alimente, structure et légitimise le pouvoir formé et

exercé dans l’ordre du gouvernement. C’est plus généralement la connaissance et le discours

26 En cela, et bien que mon inspiration n’y prend pas source, ma métaphore de l’édifice n’est pas complètement

étrangère à la métaphore de l’édifice de Karl Marx et pourrait être lue comme une nouvelle tentative de « donner à cette métaphore spatiale une réponse conceptuelle » (comme le souhaitait Louis Althusser), de manière à en proposer une description dans le menu détail : « Sur la fameuse métaphore spatiale infrastructure/superstructure de Marx, Althusser écrit : “Nous pouvons donc dire que le grand avantage de la topique marxiste, donc de la métaphore spatiale de l’édifice (base et superstructure) est […] de faire voir que c’est la base qui détermine en dernière instance tout l’édifice […] Nous ne récusons nullement la métaphore puisqu’elle nous oblige elle- même à la dépasser. Et nous ne la dépassons pas pour la rejeter comme caduque. Nous voudrions simplement tenter de penser ce qu’elle nous donne sous la forme d’une description, donner à cette métaphore spatiale une réponse conceptuelle” » (cité par Girard 1986 : 84). Mon analyse part toutefois de prémisses passablement différentes, voire opposées, avec Foucault et Hacking, et la possibilité d’un dialogue avec Marx demanderait un développement substantiel qui dépasse le propos de cette thèse.

vrai, sources et conditions de possibilités du gouvernement, et ses effets d’objectivation et de véridiction ; jusqu’à la manière de se penser et de se conduire. C’est de toute façon la formation d’un savoir spécifique, concret, précis et mesuré, qui va permettre de connaître, d’entretenir et d’améliorer la capacité, la force et la puissance non seulement d’un État, mais d’une population (mondiale, régionale27, nationale, locale), d’un groupe (par exemple : les

pauvres comme groupe à risque à travers le monde) ou d’un individu (par exemple : l’utilité politique de l’individu responsable pour la réussite d’un projet transnational ou la puissance d’un État). Puisque cette thèse considère la vie reproductive des humains à travers le projet du The Lancet, la déclinaison de la science qui nous concerne est celle des sciences de l’homme au sens littéral, incluant la médecine et la démographie28. Mais l’édifice du

gouvernement par la science pourrait très bien se rapporter aux sciences de la nature si le

projet à l’étude concernait l’encadrement de la vie reproductive des mammifères marins ou la gestion des taux de carbones émis par les gaz fossiles. Ce qui importe par-dessus tout, c’est de bien saisir que l’édifice permet de figurer, de visualiser et de situer la connexion entre les savoirs scientifiques et la gouvernementalité, entre la science et le politique.

La métaphore de l’édifice du gouvernement par la science, selon la définition des termes que je viens d’en donner, permet de récapituler la manière de poser le problème. Pour clore la section sur la problématisation, je vais brièvement montrer comment les notions retenues de l’analyse s’imbriquent dans l’édifice. J’indique en gras les moteurs de découverte et d’organisation, à commencer par le moteur préalable (classifier). Je souligne en italique les cinq éléments du cadre d’analyse qui figurent à chaque niveau de l’édifice.

Le troisième sous-sol est le lieu où il s’agit de classifier, moteur préalable aux moteurs de découverte, d’organisation, et d’administration. C’est là que se réunissent les experts que j’appelle les experts-créateurs (au niveau mondial) pour débattre et s’entendre sur « la

27 Au sens de régions du monde, comme lorsque les promoteurs du The Lancet réfèrent à l’Afrique ou à l’Asie

du sud.

28 Je m’inspire ici directement de Hacking quand il écrit : « Les sciences de l’homme sont donc au cœur de nos

préoccupations. Non pas dans leur acceptation traditionnelle, mais dans un sens littéral, qui inclut la médecine, la psychiatrie, la génétique, la démographie » (Hacking 2005 : 387).

définition des unités de base de la vie humaine », selon la formulation de Kuper (2000 : 269). Le troisième sous-sol, c’est le lieu des controverses et des résolutions. C’est là, dans les

institutions, que sont négociées, formées et mises en place les catégories, les définitions et

les classifications des gens qui vont servir de fondement à la connaissance, pour quantifier, compter, créer des normes et normaliser aux niveaux supérieurs.

Le deuxième sous-sol est le lieu où il s’agit de quantifier. C’est le lieu de la création, de l’élaboration et de l’établissement des conventions d’équivalence dans la connaissance et par les experts. Mais c’est aussi le lieu des procédures de codages et des systèmes de collecte de données par lesquels les déclarations et les inscriptions des événements de la vie humaine sont rendues possibles. Le travail de négociation des conventions et d’adaptation administrative dans les institutions est réalisé par les experts-créateurs de seconde zone (aux niveaux mondial, national ou local) ; celui d’inscription est mis en fichiers par les experts-

opérateurs des soubassements (par exemple les archivistes médicaux). C’est ainsi que

suivant les classifications et les conventions d’équivalence sont amassées, ordonnées et cumulées les données, et que sont formées différentes banques de données. Les conventions d’équivalence et les données qui s’y trouvent servent de critères et de matière de base pour les niveaux supérieurs.

Le premier sous-sol est le lieu où il s’agit de compter ; de l’énumération à « la politique des grands nombres » pour reprendre l’expression d’Alain Desrosières (1993). C’est là que sont faits les décomptes des événements de la vie selon les classifications et les conventions préalablement établies. C’est un espace institutionnel qui cherche à garantir « l’accès à la recherche » et à s’ouvrir ainsi aux « sources de l’innovation » selon la terminologie de Ulrich Beck ([1986] 2003)29. C’est là aussi que sont calculées par les experts les probabilités que

tels événements se répètent ou non. Le premier sous-sol est le lieu des mesures et des évaluations statistiques et démographiques, notamment de la connaissance à propos du nombre et de la porportion des événements vitaux, ainsi que concernant le calcul des risques.

29 En effet, trois conditions de la structure organisationnelle de la subpolitique professionnelle de la médecine

et son succès sont identifiées par Beck ([1986] 2003 : 447), à commencer par la recherche. Les deux autres sont la formation et l’application pratique.

C’est aussi l’espace des calculs comptables et des évaluations gestionnaires. Les estimations quantitatives qui s’y trouvent, comparées et évaluées, y compris l’estimation des coûts, servent d’outils de légitimation et de supports à la décision dans les institutions du premier et du deuxième étage.

Le premier étage est le lieu de création des normes par des experts dans des institutions, de normalisation des catégories dans la connaissance, de justification des interventions préventives qui vont produire des sortes de gens, normaux ou anormaux. C’est le lieu des normes quantitatives, mais aussi qualitatives. C’est là également, sinon surtout, que les

experts-créateurs délimitent le normal du pathologique et établissent la figure de la normalité

dans les classifications30.

Le deuxième étage est le lieu par excellence de la normalisation ; c’est là qu’il s’agit d’aspirer à normaliser les gens. C’est le niveau des interventions, des soins et du soutien où les gens rencontrent des experts dans des institutions : « A perspective different from mine would emphasise that this is where all the action is » (Hacking 2007 : 311). Or, replacer dans l’ensemble des moteurs pour modeler et rendre gouvernables les gens, l’impératif de normaliser est d’abord et avant tout l’effet des moteurs de découverte. C’est l’application

pratique des découvertes de la recherche et des compétences de la formation, selon Beck

([1986] 2003 : 447). Mais les conventions de la quantification qui fondent les mesures, les normes et l’application pratique ne sont pour ainsi dire jamais rendues explicites au deuxième

étage, non seulement inconnues des patients, mais souvent méconnues des utilisateurs

(Desrosières 2014 : 39). En même temps, c’est le lieu des examens et des tests qui permettent l’accès aux données qui caractérise le deuxième étage, non plus comme point d’entrée et de sortie de l’édifice, mais comme source pour nourrir l’établissement des normes, la formation de la connaissance et la constitution des classifications aux autres étages. D’une manière ou d’une autre, les experts qui s’y trouvent sont principalement et conséquemment ceux que j’appelle des experts-opérateurs, prestataires de soins et fournisseurs de données.

30 La formation des nouvelles générations aux normes établies identifié par Beck ([1986] 2003 : 447) est

cruciale, mais n’est pas une pratique interne au premier étage. C’est là une passerelle vers un autre édifice, celui de la formation de la main d’œuvre.

L’ascenseur est le lieu de transit entre les niveaux, des sous-sols aux étages de l’édifice. C’est via l’ascenseur que circulent et sont mises en relation les définitions, les classifications, les conventions d’équivalence, les mesures estimées, les normes quantitatives établies et les interventions, mais aussi les données collectées auprès des gens et colligées dans des banques de données. Les niveaux de l’édifice ne sont jamais décrochés un de l’autre, mais liés l’un à l’autre par l’ascenseur. Il y a à la fois une dépendance ascendante et une dépendance descendante.

Les passages et les passerelles permettent de rattacher l’édifice du gouvernement par la

science aux édifices adjacents. Notre édifice principal ne peut tenir seul : « How the engines

[of discovery] can achieve these effects prompts many questions. They have to be fuelled by talent, which we hope the experts will possess, and by money. A modicum of popular support is needed to keep the institution running » (Hacking 2007 : 306). Je parle alors d’une dépendance horizontale. Le poids et la dépendance entre les édifices sont relatifs à un ensemble de rapports de forces qu’il importe de comprendre, mais ce n’est pas l’objectif de cette thèse31.

La métaphore de l’édifice du gouvernement par la science me semble fort prometteuse à la fois pour désenclaver les démarches de recherche et d’analyse (ne pas s’en tenir à ce que l’on pourrait appeler des recherches et analyses de deuxième étage là où se vit l’interface avec le public, entre lesdites clientèles et les intervenants) et pour rendre compte de la complexité à un public plus large par l’entremise d’un tel mode de simplification32. La Figure 1, ci-

dessous, résume visuellement ma métaphore.

31 J’y reviens brièvement en conclusion comme piste de théorisation générale.

32 Thomas Hylland Eriksen précise : « In other words, the world is there for us to simplify it. Naturally there

are many alternative modes of simplification, and all learned debates about epistemology, methodology and the ideological embeddedness of knowledge concern which simplification, if any, are the most fruitful or defensible » (Eriksen 2006 : 43).

Figure 1