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Ne pas rencontrer l’altérité

Chapitre III : Amour virtuel

1. Relation d’amour virtuel(le) : pas de contact vrai avec l’autre

1.1. Problème de la distance physique

1.1.3. Ne pas rencontrer l’altérité

L’écran, une barrière qui protège de la rencontre

L’altérité peut-être dérangeante, car elle nous place hors de notre zone de confort. La rencontre en personne est synonyme de spontanéité, de réponses ou réactions inattendues, de contrôle de soi (surtout avec quelqu'un qu’on connaît peu). Tout cela est astreignant et, si l’on a la possibilité de prendre la voie facile, bien souvent, ce sera elle qu’on choisira. À vrai dire, précise Wolton, il semble que le fait d’augmenter le nombre de médias pour communiquer avec l’autre rend la communication directe avec celui-ci moins facile, principalement par perte d’une habitude : « Il est si facile de dialoguer d’un bout de la planète à l’autre qu’on en oublie les difficulté indispensables au “face-à-face345” ».

Or, tel que nous l’avons exposé dans la section précédente et dans le chapitre premier, étonnement, les nouvelles technologies de communication, au lieu d’être un pont pour ceux qui sont distants, jouent plutôt le rôle de barrière de sécurité face à cet altérité, comme

341 Aristote, Les politiques, traduit par Pierre Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 1993, p. 90 (1252 b 9) ; Ibid.,

p. 91 (1253 a 10).

342 Aristote, Éthique à Eudème, op. cit., p. 174 (1240 a 33). 343 Ibid., p. 175 (1240 b 9).

344 Marie-Andrée Ricard, « Le défi du politique » dans La dignité humaine : Philosophie, droit, politique, économie, médecine, Paris, PUF, 2005, p. 100.

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l’exprime Zygmunt Bauman : « La distance ne fait pas obstacle au contact – mais entrer en contact ne fait pas obstacle à l’éloignement346. » C'est pourquoi, paradoxalement, on peut constater que nous avons « construit un réseau de communication susceptible, s’il était poussé à son extrémité, de séparer les hommes et de les dispenser de toute rencontre directe347 », voire du simple échange de vive-voix348. Philippe Breton appelle ce phénomène contemporain le « tabou de la rencontre directe349 ». Ce qui est inouï avec les nouvelles technologies de communication est que, progressivement, nous nous en servons d’une manière diamétralement opposée à leur mission de départ : au lieu de servir à réunir ceux qui étaient séparés par la barrière physique, ils servent désormais de barrière pour séparer ceux qui sont physiquement accessibles. « Ceux qui restent à distance, les portables leur permettent d’entrer en contact. Ceux qui entrent en contact, ils leur permettent de rester à distance350 », écrit en ce sens Bauman, car même s’il n’y a pas de distance physique pure

et dure (donc de réelle absence) entre les gens, on constate que, trop souvent, ils sont réunis physiquement tout en étant virtuellement à distance, car leur esprit est ailleurs : en ligne. Il y a lieu de se questionner en tant que société lorsqu’on préfère ainsi la distance avec l’autre. Pour Breton, une tendance à la distanciation se dessine : « On ne voit pas comment il y aurait encore une place pour la rencontre directe au sein d’une pensée qui valorise systématiquement la rencontre virtuelle351. » Il serait naïf de croire que plus on valorisera les échanges via un réseau Internet, plus il y aura de rencontres physiques et de communication directe. De plus, comme le signale Zygmunt Bauman, ce type de rencontre n'est pas sans incidence pour nos rapports sociaux : « Il semble que la plus essentielle des réalisations de la proximité virtuelle soit la séparation entre communication et relation352. » En fait, souligne Breton, certaines études sociologiques – notamment celle menée par l’équipe de Kraut – montrent que l’utilisation d’Internet peut tendre à désocialiser les gens. Son étude, rapporte-t-il, montre que « l’utilisation d’Internet diminue le cercle de relations sociales proches et lointaines, augmente la solitude, diminue légèrement la quantité de

346 Z. Bauman, L’amour liquide : De la fragilité des liens entre les hommes, op. cit., p. 80. L’italique est de

l’auteur.

347 P. Breton, Culte d’internet, op. cit., p. 91. 348 Ibid., p. 74.

349 Ibid., p. 91.

350 Z. Bauman, L’amour liquide : De la fragilité des liens entre les hommes, op. cit., p. 78. 351 P. Breton, Culte d’internet, op. cit., p. 94.

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support social et augmente les sentiments dépressifs353 ». S’il est vrai que ces contacts virtuels exigent cependant de moins en moins d’efforts, ils sont aussi de moins en moins de qualité (insignifiants, avec un message altéré, sans rencontrer l’autre, etc.) et, du coup, ne permettent pas de tisser des liens forts.

L’altérité peut aussi être menaçante. Comme mentionné au chapitre I, la communication est fortement modifiée lorsqu’elle se passe dans le monde virtuel, car elle est sous le couvert de l’anonymat et qui dit anonymat dit liberté. Cette grande liberté comporte un certain risque, car en ne dévoilant pas son identité, se sent-on aussi responsable? Selon David Le Breton, la réponse est négative : « Ce monde de surcroît relativement anonyme est propice à un exercice sans contrainte de la liberté pour le meilleur ou pour le pire. […] La responsabilité s’évanouit354. » Ainsi, sur le web, on se sent plus à l’aise de dire ou de faire des choses que l’on n’aurait jamais osé dire ou faire en personne, car, étant caché derrière un écran d’ordinateur, on n’a pas – ou à peu près pas – à vivre avec leurs conséquences dans la « vraie vie » (du moins, on en a l’impression)355. Autant il est facile d’entreprendre un contact avec un parfait étranger sur le web, autant il est facile d’y mettre fin par une simple touche. C'est pourquoi, soutient Sherry Turkle, plusieurs se sentent rassurés et ont envie de tenter de nouvelles expériences à travers les relations en ligne : « You can experiment with different kinds of people, but you don’t assume the risks of real relationships356. » Cette

aisance permise par l’écran a ainsi un impact sur notre inhibition, mais aussi sur notre manière de traiter autrui, comme le fait remarquer Malin Sveningsson : « Several researchers argue that both inhibition and respect decrease in computer-mediated communication, as well as individuals’ fears of not being treated politely357. » Les utilisateurs sont conscients que la réception du message est aussi influencée par l’écran, car le récepteur est une personne, qui comme moi, est libre de dire ce qu’elle veut, ce qui peut donner lieu à des échanges rudes, comme le relève Faure-Pragier : « Dans la liberté et l’anonymat du réseau, discussions et violents affrontements se produisent. On peut tester

353 P. Breton, Culte d’internet, op. cit., p. 122. 354 D. Le Breton, L’adieu au corps, op. cit., p. 144.

355 S. Turkle, Alone Together, op. cit., p. 218 ; Z. Bauman, L’amour liquide : De la fragilité des liens entre les hommes, op. cit., p. 84 ; M. Sveningsson, « Cyberlove : Creating romantic relationships on the net », art cit,

p. 51.

356 S. Turkle, Alone Together, op. cit., p. 218.

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des discours face à un auditoire impitoyable, vivre ses colères, s’enflammer, parler librement sans crainte358. » Et cet autre impitoyable n’aura jamais été aussi accessible que maintenant. En quelques clics, on peut être en contact instantanément avec n’importe qui sur la planète. Peut-être est-ce trop rapide, signale Dominique Wolton, car cette accessibilité nous place sans préparation face à l’altérité : « avec la simultanéité, l’autre s’impose plus vite et agresse davantage, par le simple fait d’être là359 », puisque n’ayant aucune connaissance sur lui ou sur les codes sociaux qui s’appliquent, je peux difficilement anticiper son comportement, ce qui, en tant que tel, constitue une menace360.

L’écran, une barrière qui fait obstacle à la rencontre réelle

Pourquoi l’écran fait naître chez les utilisateurs des comportements considérablement plus agressifs qu’en personne alors qu’ils ne sont pas sans savoir qu’ils échangent avec un être humain? De la même manière, la rencontre virtuelle peut être prise moins au sérieux que celle en face à face361. Pourquoi? La différence essentielle (en dehors de l’absence du corps et l’anonymat) est que la pesanteur du regard d’autrui se trouve évacuée de ce type de contact. Le regard joue un rôle fondamental dans nos relations. Il faut voir quelle est sa portée afin de mieux comprendre cette perception des personnes dans le monde virtuel et pour ce faire, les propos d’Emmanuel Levinas sont incontournables. Voyons ce qu’il avance par rapport au visage puis nous devrions pouvoir faire la lumière sur ces rapports virtuels manquant d’humanité.

Au chapitre II, dans la section sur l’altérité, avec les propos de Sartre sur la liberté, nous relevions que l’altérité en face de moi est une liberté sur laquelle je n'ai absolument aucune emprise. Dans Totalité et infini, Levinas expose aussi cette idée, mais y ajoute une dimension éthique362. Il fait valoir que le visage comporte à la fois une force et une faiblesse : il interdit le meurtre en même temps qu’il y invite. En effet, par le visage d’autrui, je saisis son altérité qui me résiste, sur laquelle je n'ai aucune emprise. Par son visage, je comprends que l’être en face de moi m’est infiniment étranger, que je ne pourrai

358 S. Faure-Pragier, « Le virtuel, pourquoi ça marche? Hypothèses psychanalytiques », art cit, p. 55. 359 D. Wolton, Penser la communication, op. cit., p. 50‑51.

360 Ibid., p. 51.

361 M. Sveningsson, « Cyberlove : Creating romantic relationships on the net », art cit, p. 55. 362 E. Levinas, Totalité et infini : essai sur l’extériorité, op. cit., p. 215‑217.

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jamais me l’approprier, qu’il pourra toujours me dire « non » et, donc, que je ne pourrai jamais le maîtriser. Bref, autrui, par son visage, me fait réaliser mon défaut de pouvoir et, conséquemment, que le seul pouvoir que j'ai sur lui est de le supprimer. En d’autres mots, le visage, en tant que fenêtre sur une altérité libre et indomptable, invite d’une certaine façon au meurtre, soutient Levinas, car l’« altérité qui s’exprime dans le visage fournit l’unique “matière” possible à la négation totale363. » En contrepartie, ajoute-t-il, si j'ai le pouvoir de supprimer l’être sensible, il n’en reste pas moins que ce pouvoir a une limite : lors même que je supprimerai autrui, je ne supprimerai pas son visage, car son expression transcende le sensible; elle est plus que la somme des parties qui la composent (nous reviendrons sur cette idée dans cette sous-section). Levinas, démontrant la force et la faiblesse de ce mouvement destructeur, écrit que « [l]e meurtre exerce un pouvoir sur ce qui échappe au pouvoir. Encore pouvoir, car le visage s’exprime dans le sensible ; mais déjà impuissance, parce que la visage déchire le sensible364. » Néanmoins, avant même que je passe à l’acte, autrui peut « m’opposer une lutte365 ». Cette opposition passe par « l’infini de sa transcendance » qui est une « résistance éthique » donnée d’emblée par son visage qui m’exhorte à ne pas le tuer366 : « Cet infini, plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est son visage, est l’expression originelle, est le premier mot : “tu ne commettras pas de meurtre367”. » Cette puissance d’opposition morale est également faible, car elle n’offre aucune opposition physique et fait appel à ce qu’il y a d’humain et d’empathique chez autrui. C'est donc un double jeu de puissance et de faiblesse : le visage s’exprime dans le sensible, mais le dépasse et il m’offre une opposition, mais celle-ci est purement éthique. On peut reconnaître toute la justesse de l’intuition de Levinas si l’on se réfère au langage courant, spécialement avec l’expression poignarder dans le dos qui dénote une forme de lâcheté car elle signifie l’idée d’attaquer autrui en évitant son visage, étant donné que, d’emblée, celui-ci appelle au respect de la dignité. À moins d’avoir une psychopathie, l’assassin ne peut pas regarder sa victime dans les yeux, car le visage lui interdit le geste du meurtre. Bref, le visage appelle à une considération éthique de l’autre.

363 Ibid., p. 216. 364 Ibid. 365 Ibid., p. 217. 366 Ibid.

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Qu’a de particulier le visage pour avoir un tel effet? Levinas démontre qu’il n'est pas neutre comme l’est une image étant donné que, contrairement à celle-ci, il appelle une réponse et invite à la relation et la communication368. Par son visage, autrui se présente à moi et je ne peux pas l’ignorer, du fait qu’il me sollicite : « Dans l’expression un être se présente lui- même. L’être qui se manifeste assiste à sa propre manifestation et par conséquent en appelle à moi. Cette assistance, n'est pas le neutre d’une image, mais une sollicitation qui me concerne de sa misère et de sa Hauteur369. » En effet, comment pourrait-on rester indifférent à une personne au même titre que l’on peut rester indifférent par rapport à une image? Par son visage, autrui s’impose à moi : il m’interpelle. Cette relation spontanée que j’ai à l’autre – bon gré mal gré – me rend responsable de lui; dans sa détresse ou sa simple sollicitation je ne peux pas faire comme s’il n’était pas là. Pourtant, on pourrait aisément imaginer des situations où l’on ignorerait l’appel de l’autre, mais, justement, si on l’ignore, c'est qu’on ressent cet appel sans y répondre et, ce faisant, un sentiment de culpabilité en découle370. Dans tous les cas, il y a une interpellation forte puisqu’elle vient avec une responsabilité, révèle Levinas : « dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable, sans même avoir à prendre de responsabilité à son égard ; sa responsabilité m’incombe371. » Levinas ajoute même que le visage à la fois « me demande et m’ordonne372 ». Précisons que, selon lui, ce visage est donné d’une certaine façon à travers tout le corps. Ainsi, il ne s’agit pas de simplement voir (avec nos yeux) la face d’autrui pour en être responsable (ce serait là une mauvaise interprétation de Levinas); le simple fait d’être auprès de lui suffit. L’auteur explique que l’expression corporelle tout entière amène une dimension éthique à nos rapports sociaux : « j’analyse la relation inter-humaine comme si, dans la proximité avec autrui – par-delà l’image que je me fais de l’autre homme – son visage, l’expressif en autrui (et tout le corps humain est, en ce sens, plus ou moins, visage), était ce qui m’ordonne de le servir. J’emploie cette formule extrême. Le visage me demande et m’ordonne373. » Cette dernière formule, particulière pour son apparente contradiction, met en relief que l’appel éthique de l’autre s’exprime à travers un impératif sous forme de prière

368 Ibid., p. 216.

369 Ibid., p. 218. L’italique est de l’auteur.

370 E. Levinas, Éthique et infini : dialogues avec Philippe Nemo, op. cit., p. 102. 371 Ibid. L’italique est de l’auteur.

372 Ibid., p. 104.

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(« vous êtes prié de… »), c'est-à-dire que c'est un devoir moral qui interpelle, mais qui ne contraint pas physiquement. Au-delà de cette interpellation, comment se manifeste le visage et comment est-il saisi?

Selon Levinas, ce visage qui se présente transcende la simple expression physique : il est la manifestation d’un être : « Se manifester comme visage, c'est s’imposer par-delà la forme, manifestée et purement phénoménale, se présenter d’une façon, irréductible à la manifestation, comme la droiture même du face à face, sans intermédiaire d’aucune image dans sa nudité, c'est-à-dire dans sa misère et dans sa faim374. » Autrement dit, le visage est un « tout dynamique375 » qu’on voit tout d’un coup376. C’est pour cette raison que, si on le

décompose en ses parties, on le perd au profit d’un simple objet et le côté éthique s’évanouit ipso facto. Thomas De Koninck, nous éclairant sur la pensée de Levinas relativement à cette saisie du visage, écrit :

Le visage se révèle à la manière d’une mélodie, où chaque moment exprime un tout qui n'est aucunement une addition de parties mais une « manifestation progressive de soi ». De même pour la perception d’une personne, qui est celle d’une présence où se livre la vie même, porteuse de possibilités infinies. Le visage, la mélodie et la vie sont, en d’autres termes, des touts dynamiques. Chaque personne a une « essence », une figure unique, incomparable – non pas « intelligible », mais « affective377 ».

Ainsi, on voit le visage et non pas les traits physiques qui le composent, car l’expression, si elle composée des traits physiques, se trouve au-delà de ceux-ci : « ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s’y réduit pas378 », c'est-à-dire ce qui ne se limite pas aux traits physiques.

Le sens de l’expression fournie par le visage (au sens large, car rappelons-le, Levinas y inclut tout le corps) ne nécessite aucun contexte pour être saisi : « Le visage, affirme Levinas, est signification, et signification sans contexte379. » Cette formule veut dire que je

n’ai pas besoin de connaître, par exemple, le statut social, la culture ou le passé d’une personne pour comprendre ce qui est exprimé à travers son visage (attendu qu’il est « sens à

374 E. Levinas, Totalité et infini : essai sur l’extériorité, op. cit., p. 218. L’italique est de l’auteur. 375 Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, PUF, 2000, p. 117. 376 E. Levinas, Éthique et infini : dialogues avec Philippe Nemo, op. cit., p. 89‑90.

377 T. De Koninck, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, op. cit., p. 117. 378 E. Levinas, Éthique et infini : dialogues avec Philippe Nemo, op. cit., p. 90. 379 Ibid.

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lui seul380 »). Néanmoins, précise Levinas, jamais je ne serai susceptible de le comprendre totalement, étant donné qu’il est l’expression d’un être qui m’est et me sera toujours infiniment étranger, tel qu’expliqué plus haut dans cette section et au chapitre II (section 6). L’autre, disions-nous, m’est inaccessible : il m’est impossible de voir son visage au sens où je ne peux en avoir une saisie pleine, puisqu’« [i]l est ce qui ne peut devenir un contenu, que notre pensée embrasserait ; il est l’incontenable, il vous mène au-delà381. »

En tant que partie du corps de loin la plus expressive et qui ne s’offre qu’au regard d’autrui plutôt qu’au sien, le visage semble être fait pour entrer en relation avec l’autre. Ce n'est pas sans raison qu’il est essentiel dans la communication : « Le visage parle. Il parle en ceci que c'est lui qui rend possible et commence tout discours382. » Plus encore, il est ce qui me

met en relation avec autrui : « le visage me parle et par là m’invite à une relation383 », écrit

aussi Levinas. Si quelqu'un s’adresse à moi seulement par son visage, il me dit quelque chose, c'est-à-dire qu’il m’interpelle; je ne peux donc pas lui rester indifférent : « le dire, c'est le fait que devant le visage je ne reste pas simplement là à le contempler, je lui réponds. […] Il est difficile de se taire en présence de quelqu'un384 », surtout si l’on a croisé son regard, car celui-ci interpelle d’une manière particulièrement puissante : par la pupille, en effet, peut advenir une rencontre des plus profondes, soit celle de l’altérité (dont nous parlions au chapitre II). Thomas De Koninck résume à merveille cette expérience :

Ce « face-à-face » démontre aussi bien qu’autrui est celui ou celle que je ne peux pas inventer. Il résiste de toute son altérité à sa réduction au même que moi. À proprement parler, envisager n'est pas fixer du regard le front, le nez, la bouche, le menton, etc., mais c'est fixer avant tout les yeux, et plus exactement leur centre, la pupille, et ainsi le regard de l’autre, qui est au-delà de la perception. L’accès au visage ne se réduit justement pas à la perception sensible. Le regard y voit un regard invisible qui le voit385.

On a tous déjà eu l’expérience de cette rencontre de l’autre lorsque l’on est, par exemple, dans un endroit public entouré d’étrangers. Ceux-ci ne forment qu’une masse indifférente de personnes jusqu’à ce qu’on croise le regard de quelqu'un. Ce contact visuel n’a