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Chapitre III : Amour virtuel

1. Relation d’amour virtuel(le) : pas de contact vrai avec l’autre

1.3. Tomber amoureux d’un fantasme : le mensonge vient de celui qui se représente l’autre

1.3.2. Rejet de la réalité

Incompatibilité entre la personne virtuelle et celle réelle

Le mensonge à soi comporte deux facettes : l’attachement à une fiction et le rejet de la réalité. Voyons maintenant ce second aspect. Comme nous l’évoquions à l’instant, derrière un écran ou en personne, il y a toujours une certaine dissonance entre la représentation d’une chose et la chose elle-même, ce qui peut être frustrant, car « [l]e fait qu’un objet psychique virtuel soit toujours visé à travers un objet réel rend évidemment tout désir impossible à satisfaire complètement482. » Néanmoins, le voilage forcé de l’autre par l’écran d’ordinateur amplifie considérablement ce décalage. Les risques d’être déçu lors d’une éventuelle rencontre sont donc beaucoup plus élevés. Certains peuvent carrément en

477 P. Lardellier, « Écran, mon bel écran… De la consommation sentimentale et sexuelle de masse à l’ère des

réseaux numériques », art cit, p. 23.

478 P. Leleu, « Internet et Intercorps : Stéphanie et le prince charmant virtuel », art cit, p. 73. 479 A. Ben-Ze’ev, Love Online : Emotions on the Internet, op. cit., p. 176.

480 Ibid., p. 175‑176.

481 VoxTel, RNIS Telecommunications Inc., QuébecRencontres : Rencontrez votre idéal!, [en ligne].

http://www.quebecrencontres.com/ [Site consulté le 30 octobre 2017].

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venir à tomber amoureux d’un fantasme, mais ce fort attachement à ce qui n'est pas réel devient un écran psychologique qui empêche de voir la réalité telle qu’elle est483. C'est qu’en effet, l’utilisation de l’écran et le rapport à l’autre peut différer : on peut avoir une relation virtuelle à un objet réel (où l’écran est un outil pour entrer en contact avec une personne réelle; on cherche alors à valider si sa représentation correspond au réel) ou une relation virtuelle à un objet virtuel (où l’écran permet de maintenir un rapport exclusivement virtuel à une personne ou un objet; le contact avec l’autre est alors recherché dans la mesure où il « renforce ses représentations préexistantes484 » sinon, il est évité afin de conserver sa représentation virtuelle de l’objet – qu’il soit réel ou non485). Le deuxième cas rend évidemment impossible la vraie relation d’amour, car il ne se fonde pas sur un être réel, mais sur une fiction (cette idée sera développée dans la section 1.3.3 de ce chapitre). Si quelqu'un évite tout ce qui va à l’encontre de sa représentation et qu’il désire ensuite actualiser cette relation dans le réel, il augmente son risque d’être déçu, tel que le signale Ben-Ze’ev : « By ignoring sad circumstances, we may be happier, but since this positive attitude is to a certain degree unrealistic, it may increase our disappointment when we face reality. When cyberspace becomes the major source of our emotional nourishment, we increase the risk of distorting reality to the extent that coping with it becomes not easier, but harder486. » Tel que l’illustre Roland Barthes en citant la correspondance de Freud, c'est précisément pour obtenir un réajustement constant de la représentation qu’il se faisait de sa fiancée et éviter cette distorsion que Freud lui écrivit :

Je ne veux pas cependant que mes lettres restent toujours sans réponse et je cesserai tout de suite de t’écrire si tu ne me réponds pas. De perpétuels monologues à propos d’un être aimé, qui ne sont ni rectifiés ni nourris par l’être aimé, aboutissent à des idées erronées touchant les relations mutuelles, et nous rendent étrangers l’un à l’autre quand

483 Ibid., p. 68. 484 Ibid., p. 50.

485 Serge Tisseron pose cette distinction, mais avec des appellations différentes. L’utilisation de ses propres

termes porterait à confusion considérant la définition des concepts de ce présent mémoire. C'est pourquoi nous ne les avons pas retenues. Tisseron appelle « relations d’objet virtuel » ce que nous appelons « relation virtuelle à un objet réel » et « relation virtuelle » chez l’auteur correspond à « relation virtuelle à un objet virtuel » dans notre texte. Il les décrit ainsi : dans la relation d’objet virtuel, « [l]es expériences de réalité ne sont pas fuies, mais recherchées, dans l’espoir de trouver une relation conforme aux attentes. Au contraire, la relation virtuelle signe un basculement de côté du pôle virtuel de toute relation et une fuite de la réalité. » (Tisseron, 2012, p. 45-46.)

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on se rencontre à nouveau et que l’on trouve les choses différentes de ce que, sans s’en assurer, l’on imaginait487.

Dans le cas de la relation virtuelle à un objet réel, on vise ultimement à rencontrer en chaire et en os la personne aimée. Le problème est que l’on a dû compléter en grande partie le portrait de cet être et que l’on a développé de réels sentiments pour ce construit488. Alors qu’en ligne la relation peut parfois sembler presque parfaite, certains aspects anodins mais très concrets que l’on ne peut pas contrôler et qui repousseraient peut-être (consciemment ou non) immédiatement une personne (par exemple, son odeur, son timbre de voix, sa manière de bouger, son manque de confiance en soi, la moiteur de sa main, etc.) font leur entrée en scène lorsque les amoureux virtuels font le test de la réalité489. La rencontre, si elle est souhaitée, peut donc être redoutée, car elle est « plus ou moins placée sous le signe de la coïncidence – ou non coïncidence – entre l’autre virtuel dont je suis en attente – et l’autre concret actuel490. » Cet hypothétique profond décalage entre les deux suscitera un sentiment d’étrangeté491. En effet, il est fort probable que lors de cet événement il y ait un choc de réalité tel, que les « amoureux » ne reconnaissent pas la personne virtuelle et celle en chaire et en os comme un seul même individu492. Dans ces circonstances, à moins d’être

dans le déni, la découverte du visage de la personne concrète – qui m’est étrangère – tuera sa représentation virtuelle.

Rejeter l’individu réel, cet étranger

Étant conscients de ces risques, certains, motivés par l’adage Ce qu’on ignore ne peut pas nous faire mal, ne voudront pas rencontrer leur partenaire, car ils savent qu’une grande déception les attend possiblement au tournant. Ils resteront alors dans leur mirage en évitant de confronter la réalité voire en la rejetant493. C'est sensiblement le même problème qu’avec le narcissique; ce dernier accorde une plus grande importance à ses fantasmes qu’à la réalité elle-même : il fait « prévaloir le principe de plaisir sur le principe de réalité494. »

487 Sigmund Freud, Correspondance, 39, cité par Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris,

Seuil, 1977, p. 189.

488 E. Gwinnell, Online seductions, op. cit., p. 101.

489 Ibid., p. 105‑106 ; E. Illouz, Les sentiments du capitalisme, op. cit., p. 174‑175.

490 S. Tisseron, Rêver, fantasmer, virtualiser : du virtuel psychique au virtuel numérique, op. cit., p. 48. 491 M. Sveningsson, « Cyberlove : Creating romantic relationships on the net », art cit, p. 64.

492 E. Gwinnell, Online seductions, op. cit., p. 101.

493 A. Ben-Ze’ev, Love Online : Emotions on the Internet, op. cit., p. 89. 494 L. Corman, Amour et narcissisme, op. cit., p. 42. L’italique est de l’auteur.

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Il aimerait que ce qu’il désire se concrétise rapidement et facilement. Il n’accepte pas les difficultés qu’il peut éprouver dans sa vie; elles sont refoulées et remplacées par son fantasme. Bref, sa vision de la réalité est voilée par ses désirs ardents495. Évidemment, dans le cas des relations en ligne, moins une personne a de contact avec une autre personne, plus elle aura tendance à en développer une représentation virtuelle et, si cette dernière est positive, à s’y attacher et à l’embellir. Conséquemment, le rapport à l’être réel devient de moins en moins supportable, car la relation se fonde sur une représentation erronée de la personne496. On en vient donc à vouloir rejeter la personne concrète. Tisseron explique en ce sens que « [s]i nous refusons de voir le destinataire de nos lettres en réalité, ou que, en le voyant, nous refusons de le voir différent de ce que nous l’avions imaginé, notre relation à lui devient virtuelle, c'est-à-dire engagée dans un processus de virtualisation coupé de toute actualisation497. » Ainsi, soit on accepte d’avoir à vivre un éventuel deuil d’une

représentation d’une personne, soit on refuse son être réel. Dans le second cas, on vit un amour virtuel.

1.3.3. Aimer un objet virtuel au détriment du réel : un non-sens