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Chapitre II : Quelques traits essentiels de l’amour (erôs)

3. L’amour est le désir du bien

Lorsqu’on aime quelqu'un, la dernière chose qu’on voudrait qu’il lui arrive est un malheur. Cette volonté n'est pas un faux-semblant; elle fait appel à ce qu’il y a de plus profond en soi. En ce sens, Gaëlle Fiasse souligne que l’amour, engageant tout notre être, nous rend vulnérable à l’autre, par le fait que nous nous donnons entièrement à celui-ci : « L’amour vrai mobilise toute la personne. Il va de soi que quelqu'un nous attire pour diverses raisons, y compris dans notre sensibilité, mais plus nous nous engageons vis-à-vis d’autrui, plus nous nous exposons, non pas seulement dans notre sensibilité, mais dans le tréfonds de notre être97. » Emmanuel Levinas est du même avis : lorsque j’aime quelqu'un, la perspective qu’il souffre peut m’inquiéter, car, écrit-il, « [a]imer, c'est craindre pour autrui, porter secours à sa faiblesse98. » Cette crainte est éloquente pour déterminer ce que, à l’inverse, on recherche pour la personne que l’on aime. On vise ce qu’il y a de mieux, son bien, soit le bonheur amené par l’unité avec soi-même permis par les actes vertueux, tel qu’expliqué plus haut. On peut dès lors penser que l’amour se comprend à la fois comme le désir du bien de l’autre et, de manière plus générale, comme un élan qui nous porte vers le bien et la beauté. Explorons ces idées.

97 G. Fiasse, Amour et fragilité: Regards philosophiques au cœur de l’humain, op. cit., p. 55.

98 Emmanuel Levinas, Totalité et infini : essai sur l’extériorité, Paris, Librairie générale française, 1990,

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3.1. L’amour est désir du bien de l’autre

Si l’amour (au sens général) guidait tous nos actes, nous n’aurions pas besoin de lois. En effet, là où l’amour est absent, la loi ou le devoir moral nous exhorte à agir comme si l’on aimait l’autre. On se rend rapidement compte de la force de ce fondement moral : en agissant avec amour, on agit selon le bien99. Bien sûr, la première personne à qui un individu vertueux cherchera à faire le bien après lui-même est son ami. Un compagnon qui ne voudrait pas notre bien ne serait pas un ami100. En outre, cette quête ne peut se faire à sens unique : « la bienveillance doit être réciproque pour faire une amitié101. » Dans une amitié véritable, les deux amis s’aiment (philia) librement et mutuellement : « l’amitié au sens premier, celle des hommes bons, est une amitié réciproque et un choix mutuel l’un de l’autre, car ce qui est aimé est aimable à celui qui aime, mais l’homme même qui aime est aimable à celui qui est aimé102. » Sans cette réciprocité, on ne parlerait pas d’amitié, mais

seulement de bienveillance. Par ailleurs, selon Aristote, celle-ci doit être connue des deux parties; on n’appellerait pas « amis » deux personnes qui ne sont pas conscientes qu’elles se veulent du bien mutuellement. Bref, non seulement les amis se veulent du bien mutuellement, mais ils connaissent aussi leur désir réciproque103.

Sur ce point, l’amitié se distingue de l’amour : dans ce dernier cas, la réciprocité n'est pas nécessaire. C'est pourquoi on peut (dans un certain sens) aimer des choses. Par exemple, on peut aimer faire de l’activité physique ou aimer prendre un bon repas, mais on ne dira pas qu’on est ami de ces choses. Bien sûr, il faut souligner l’acception particulière du mot « aimer » dans ce contexte : apprécier ou accorder de la valeur à quelque chose (en anglais to like). Aimer (au sens de l’erôs) quelqu'un est plus profond. On comprend ce sens comme celui d’être amoureux (en anglais to be in love with), ce que l’on ne dira pas à propos de sa voiture, par exemple. Malgré cette différence, comme dans le sens précédent (to like), je peux être en amour avec quelqu'un sans que celui-ci ne m’aime (mais ce ne sera pas un amour complet). En somme, dans les deux cas, on peut aimer sans que cela soit réciproque. En revanche, si l’on parle d’une relation d’amour ou d’un amour accompli, la bienveillance

99 A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, op. cit., p. 292‑294. 100 Aristote, Éthique à Eudème, op. cit., p. 165 (1238 a 15).

101 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., p. 412 (1155 b 34). 102 Aristote, Éthique à Eudème, op. cit., p. 158 (1236 b 2). 103 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., p. 413 (1156 a 4).

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réciproque devra forcément être présente, car, comme nous l’avons dit, les amants sont avant tout des amis.

Par ailleurs, comme écrit plus haut, un des biens que l’on recherche pour son ami est son existence, puisqu’il est bon d’exister104 et que sans celle-ci, il n'est possible de réaliser aucun bien. De cette façon, aimer l’autre lui procure un grand bien : cet amour lui donne une raison d’être. Comme on le sait, Jean-Paul Sartre expose l’idée que l’existence est contingente (par opposition à « nécessaire ») et qu’elle n'a pas de raison d’être. Les choses sont, tout simplement. C'est pour cette raison qu’il écrit notamment dans La nausée105 qu’on peut se « sentir “de trop” » : alors que, de prime abord, la totale contingence de mon existence rend celle-ci superflue, futile et absurde – que je sois là ou non n’importe pas; j’aurais pu ne pas être et cela n’aurait pas changé grand-chose –, quelque chose peut lui donner un sens et c'est l’amour que l’autre me porte, car lorsque je suis aimé, je sens qu’un être désire mon existence. Sartre décrit magnifiquement ce sens que l’amour donne à notre existence dans L’être et le néant :

Au lieu que, avant d’être aimés, nous étions inquiets de cette protubérance injustifiée, injustifiable qu’était notre existence ; au lieu de nous sentir « de trop », nous sentons à présent que cette existence est reprise et voulue dans ses moindres détails par une liberté absolue qu’elle conditionne en même temps – et que nous voulons nous-mêmes avec notre propre liberté. C'est là le fond de la joie d’amour, lorsqu’elle existe : nous sentir justifiés d’exister106.

En bref, l’amour en général amène à rechercher le bien de l’autre et à désirer qu’il existe, car l’existence permet au bien d’advenir. Encore faut-il savoir ce qui nous attire tant dans l’amour. En d’autres mots, qu’aime-t-on lorsqu’on aime?

3.2. L’amour est attirance envers le bien et le beau

Dans Le banquet de Platon, Diotima prononce un discours sur l’amour dans lequel elle fait valoir que l’amour est « en général le désir du bien et du bonheur, sous toutes ses formes107 ». Aristote est du même avis que Diotima : on aime ce qui est bon, mais il ajoute qu’on aime également ce qui est utile et ce qui est plaisant. Ces trois choses étant aimables.

104 Ibid., p. 493 (1171 b 34).

105 Jean-Paul Sartre, La nausée, Paris, Gallimard, 1938, p. 180 à 185.

106 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant : essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1976, p. 420. 107 Platon, Le banquet ; Phèdre, op. cit., p. 66 (205 d).

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Parfois, nuance-t-il, on aime des choses qui semblent être bonnes pour soi, mais ce qui fait qu’une chose est véritablement aimable, c'est qu’elle est bonne en soi108. Ainsi, l’amant ne recherchera pas exactement une personne en particulier (car un individu peut se révéler être nocif pour soi), mais il cherchera plutôt le bien : « les hommes n’aiment que le bien109 », explique Platon à travers la bouche de Diotima. De la même façon, cet amour est aussi porté vers le beau, car l’auteur associe ce concept à celui du bien110 étant donné que les belles choses sont bonnes111 et que « les bonnes choses sont belles112 »113.

« [L]’Amour est l’amour des belles choses114 », déclare justement Diotima. Il se porte donc vers la beauté. Pour Platon, ce qui est le plus susceptible de susciter notre amour est la beauté, car elle seule est « ce qui se manifeste avec le plus d’éclat et ce qui suscite le plus d’amour115. » Effectivement, contrairement aux autres formes intelligibles, la beauté a

l’avantage de pouvoir être perçue par nos yeux. La sagesse, par exemple, serait encore plus objet d’amour que la beauté, mais le problème est que nos sens (au niveau de l’intelligence) qui peuvent voir l’essence des vertus (telles que le courage, la justice, la tempérance) sont trop faibles et donc la perception de ces biens n'est pas assez claire. C'est en effet ce qu’explique admirablement Hans-Georg Gadamer dans Vérité et méthode :

Le beau séduit immédiatement par lui-même, tandis que les modèles de vertu humaine ne sont qu'obscurément reconnaissables dans le medium confus des apparences, parce qu'ils ne possèdent pour ainsi dire pas de lumière propre, de sorte que nous sommes souvent pris au piège d'imitations impures et de simulacres de la vertu. Il en va tout autrement du beau. Il possède sa propre clarté, de sorte qu'il ne nous arrive pas d'être victime de copies défigurées116.

En d’autres mots, les vertus peuvent plus difficilement nous émouvoir et nous sont par conséquent moins attirantes car « elles ne jettent point d’éclat » qu’on verrait distinctement contrairement aux choses belles117.

108 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., p. 411‑412 (1155 b 19‑27). 109 Platon, Le banquet ; Phèdre, op. cit., p. 67 (206 a).

110 Ibid., p. 65 (204 e).

111 Platon, La République, traduit par Georges Leroux, GF Flammarion., Paris, 2002, p. 348 (506 a). 112 Platon, Le banquet ; Phèdre, op. cit., p. 61 (201 c).

113 Aristote affirme également cette dernière idée dans l’Éthique à Nicomaque, 1105 a 1. 114 Platon, Le banquet ; Phèdre, op. cit., p. 65 (204 b).

115 Platon, Phèdre, traduit par Luc Brisson, Paris, Flammarion, 1989, p. 124‑125 (250 d).

116 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode: les grandes lignes d’une herméneutique philosophique,

Intégrale., Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 506.

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Somme toute, l’amour est désir du bien : nous sommes portés vers celui-ci (tout comme c'est le cas du beau qui nous attire de par son éclat) et, conséquemment, il nous amène à agir selon lui (en recherchant le bien de l’être aimé). Cette attitude, on la retrouve dans l’amour en général; elle est donc assurément présente chez les amoureux. Si « l’amour est un désir118 » tourné vers les choses bonnes, que veut-on relativement à ces choses? Pour Diotima, on désire les posséder, « les avoir à soi119. » Et pourquoi voudrait-on les avoir pour soi? C'est parce que, répond-elle encore, cela nous rendra heureux. Tout compte fait, résume Diotima, l’amour est « le désir de posséder toujours le bien120. » C'est pour cette raison que certains tentent d’éviter de s’attacher à autrui et vont même jusqu’à fuir tout rapprochement : ils craignent qu’une éventuelle perte les rendent malheureux. Cependant, peut-on avoir une forme d’emprise sur le sentiment amoureux?