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L’amour est durable car il est inconditionnel

Chapitre II : Quelques traits essentiels de l’amour (erôs)

9. L’amour est durable car il est inconditionnel

Fortement relié au thème de l’inconditionnalité est celui de la durée. C'est pourquoi nous devons revenir sur ce premier pour le développer sous un autre angle. Pourrait-on penser que l’amour, étant dirigé vers l’essence d’une personne ne saurait s’éteindre? Pourtant, on le constate, toutes les relations amoureuses ne durent pas éternellement. Pourquoi? Lorsque les couples se séparent, étaient-ils unis par l’amour?

Shakespeare est sans équivoque : l’amour est inconditionnel et, de ce fait, intemporel. Dans le Sonnet 116, notamment, il expose cette idée : « Love is not love / Which alters when it alteration finds, / Or bends with the remover to remove […] / Love’s not Time’s fool, though rosy lips and cheeks / Within his bending sickle’s compass come: / Love alters not with his brief hours and weeks, / But bears it out even to the edge of doom270. » Ainsi, comme le soutient aussi Max Scheler271, l’amoureux aime la personne elle-même, telle qu’elle est et telle qu’elle sera; son amour n'est pas ébranlé par les changements. C'est pourquoi, selon Shakespeare, l’amour est éternel. Et si tel n'est pas le cas, déclare-t-il encore, ce n'est pas l’amour. Il exprime aussi cette idée à travers la bouche de Cléopâtre lorsqu’elle témoigne à propos de son amour avec Antoine : « Eternity was in our lips and eyes272 ». Aux yeux de l’amant, l’amour durera éternellement. Mais, dure-t-il vraiment toujours? Peut-on vraiment dissocier du concept d’amour les relations ou plutôt les sentiments amoureux qui ne dureraient pas? Si c'est le cas, bien peu de couples pourraient prétendre être unis par l’amour. En est-il véritablement ainsi?

Edith Stein amène une nuance non négligeable. Selon elle, la durée du sentiment amoureux n’a pas d’incidence sur la véracité du sentiment. En tant que vécu de conscience, un amour de courte durée n’aura pas moins été amour qu’un de longue durée. De la même manière, un sentiment fondé sur une perception illusoire de la personne ne sera pas moins vrai qu’un

270 William Shakespeare, Shakespeare’s Sonnets, edited with analytic commentary by Stephen Booth, New

Haven and London, Yale University Press, 1977, p. 100, sonnet 116.

271 M. Scheler, Nature et formes de la sympathie, op. cit., p. 205.

272 William Shakespeare, Antoine et Cléopâtre, traduit par Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard, 1999, p. 102,

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fondé sur une réalité. L’idée est qu’il est vrai que je vis ce sentiment en moi273. À première vue, cette idée semble entrer en conflit avec celle du dramaturge et poète anglais qui veut que l’amour dure éternellement. Comment concilier ces deux positions qui semblent tout aussi valables si l’on se réfère à l’expérience que l’on a de l’amour? Par exemple, combien d’amoureux jurent aimer leur amant « à la vie à la mort »? Combien souhaitent être unis à l’autre éternellement? Pourtant, combien voient leur « flamme » s’éteindre? Pourquoi s’éteint-elle? Parlait-on vraiment d’amour?

Pour nous aider à répondre à ces difficultés, voyons une fois de plus ce que dit Aristote sur l’amitié. Décrivant la nature de la philia, il fait valoir qu’une amitié durable et profonde n'est pas fondée sur le plaisir ou l’utilité que procure l’autre, mais sur l’appréciation de la personne en tant que telle : « ceux que motive l’intérêt dans leur amour mutuel ne s’aiment pas en raison de leurs propres personnes, mais ne s’apprécient que dans les limites où, chacun à son profit, ils peuvent recevoir l’un de l’autre quelque bien. Et il en va encore de même de ceux que motive le plaisir274. » Pour Aristote, ces amitiés accidentelles seront appelées « amitiés » seulement par analogie avec ce mot. Dans ce type de relation, l’amour, qui n’est fondé que dans des intérêts personnels, ne peut durer que le temps que ces intérêts sont satisfaits. C'est un « amour » conditionnel, c'est-à-dire qui « change quand il voit le changement » et donc qui n'est pas durable, comme l’évoque Shakespeare dans le Sonnet 116. Même s’il traite de l’amitié, les propos d’Aristote sont particulièrement éclairants pour ce sonnet :

il s’agit là d’amitiés accidentelles, puisque la personne aimée n'est pas aimée pour ce qu’elle est, mais en tant qu’elle procure soit un bien, soit du plaisir. Donc, les amitiés de ce genre se dissolvent facilement, les personnes en cause ne restant pas toujours semblables. Si elles ne sont plus agréables ou utiles, elles cessent en effet d’être amies. Or l’intérêt n'est pas quelque chose de permanent; il varie au contraire selon les moments. Quand donc a disparu le motif pour lequel on était des amis, l’amitié se dissipe aussi, vu qu’elle était fonction de ces motifs-là275.

L’amitié fondée sur des aspects superficiels ne saurait durer. Il en va de même avec les relations amoureuses. Aristote explique que si deux individus formaient un couple pour des

273 Edith Stein (Sainte), Le problème de l’empathie, Paris; Toulouse, Ad Solem : les Éditions du Cerf ;

Éditions du Carmel, 2012, p. 64‑65.

274 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., p. 413 (1156 a 12). 275 Ibid., p. 414 (1156 a 18).

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motifs différents et plutôt superficiels, tels que l’intérêt et la recherche de plaisir, il est normal qu’ils se soient séparés aussitôt qu’il y a eu une insatisfaction mutuelle par rapport à ce qui était désiré, « car ce n'est pas à leurs propres personnes qu’ils étaient mutuellement attachés, mais aux choses qu’ils se donnaient et qui sont des choses instables. C'est pourquoi les amitiés également sont alors instables, alors que celle qui, en elle-même, s’attache au caractère des personnes est une amitié durable276 ». Bref, ce n'est que lorsque les amis s’apprécient pour leur personne en tant que telle que leur amitié est durable. Par contre, comme le précise Aristote, si une des personnes devient immorale sans possibilité de réhabilitation, l’amitié ne saurait durer; elle le peut s’il s’agit plutôt d’un égarement et qu’il est possible d’aider la personne à retourner dans le droit chemin277. Ainsi, les amitiés

fondées sur la personne en tant que telle pour ses qualités vertueuses seront durables car la vertu est stable contrairement aux intérêts278. Mais comment connaît-on la personne en elle-

même?

La véritable amitié nécessite du temps279. Même si deux personnes peuvent spontanément apprécier la présence de l’autre, elles ne deviendront des amis qu’à la suite d’un certain approfondissement de la relation, car on ne peut « s’accepter, ni être amis avant que chacun n’apparaisse à l’autre digne d’être aimé et n’ait gagné sa confiance280. » La philia n’advient pas spontanément; elle s’installe avec le temps, c'est-à-dire au fil des épreuves281. C'est pourquoi « [u]n souhait d’amitié naît en effet rapidement, mais pas une amitié282. » Dans le même sens, chez les amoureux, on veut être en tout temps avec l’autre dès le départ même si l’on sait peu de choses sur lui. Mais, comme nous l’avons noté avec les propos de Comte-Sponville, cette relation d’amour s’approfondira en incluant une amitié, car c'est à travers les expériences vécues ensemble que les deux pourront se connaître.

276 Ibid., p. 453 (1164 a 10). 277 Ibid., p. 461 (1165 b 15-22). 278 Ibid., p. 415‑417 (1156 b 7‑23).

279 Aristote, Éthique à Eudème, op. cit., p. 163 (1237 b 10). 280 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., p. 417 (1156 b 29).

281 Aristote, Éthique à Eudème, op. cit., p. 163 (1237 b 13) ; Ibid., p. 164 (1238 a 1) ; Ibid., p. 165 (1238 a

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Ce que l’on peut comprendre de ces idées est que l’amitié doit être fondée sur la personne elle-même (donc sur ce qu’elle est et non pas une personne que je m’imagine être ou sur des aspects superficiels). Nous avons également dit précédemment que l’amitié ne peut être unilatérale : je ne peux être ami avec quelqu'un sans que ce soit réciproque. Nous avons aussi souligné que les amoureux sont avant tout des amis. Ainsi, si l’on revient à problématique de l’apparente contradiction entre Shakespeare et Edith Stein, on peut comprendre qu’un amour vrai, authentique et comblé implique que l’autre m’aime aussi et que cette relation soit fondée profondément. Il est possible d’aimer une personne concrète, mais à sens unique; c'est alors un amour non-comblé (incomplet). On peut aussi imaginer que quelqu’un puisse aimer une illusion (l’idée incorrecte que je me fais de quelqu'un) ou les caractéristiques de quelqu'un; c'est alors un amour inauthentique (« amour » par analogie), car il n'est pas fondé dans la personne elle-même. Bref, il n’y aurait pas d’opposition entre les auteurs; Shakespeare fait référence à l’amour véritable et profond, alors qu’ Edith Stein fait référence à cette passion en plus de tout ce qui y correspond mais qui serait superficiel ou infondé. C'est pour cette raison qu’elle considère que le sentiment amoureux peut être réellement vécu même s’il ne dure pas (et il ne dure pas parce que soit il ne vise pas (entièrement) la personne elle-même, soit parce que cette personne, s’étant tournée définitivement vers le vice, n'est plus la même). Les émotions vécues sont peut-être les mêmes, mais ce n'est pas l’amour avec un grand « A », car celui-ci se donne dans une relation profonde à autrui. En définitive, visant la personne concrète et étant donc inconditionnel, l’amour se veut durable. Et les amants veulent que cet amour dure éternellement, car ils sont toujours en manque de se faire aimer dans le futur, comme nous l’avons dit plus haut. Toutefois, en tant que les amoureux sont aussi des amis, c'est avec le temps que leur relation se consolidera, car l’amitié se développe avec le temps. Voilà pourquoi l’amour vrai est solide et durable.

10. Conclusion

Que retenir de ce chapitre où nous tentions non pas de circonscrire l’erôs dans une définition, mais plutôt d’en faire ressortir quelques traits afin de jeter un peu de lumière sur cette passion sublime? Quels seraient les traits essentiels de l’amour? Comment aborder ce sentiment sans parler de la philia considérant que l’amour est un excès d’amitié? Après

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tout, les amoureux sont aussi des amis. En tant que tels, ils recherchent le bien et l’existence de l’autre, visent à être ensemble (dans les moments heureux ou malheureux) et font des choix semblables. C'est là, nous l’avons dit, l’attitude que l’homme de bien a envers lui-même, car il est avant tout son propre ami. Bien difficile, en effet, de mener sa vie lorsqu’on ne se tolère pas soi-même. Au contraire, en agissant vertueusement, on est en harmonie avec soi-même et on s’aime. Cet amour de soi (associé à l’égoïsme positif, un concept mélioratif) pousse à rechercher le meilleur pour soi, c'est-à-dire le bien amené par le fait d’être bon envers autrui (en premier lieu, son ami). Dans une relation d’amitié, cette quête est mutuelle et connue des deux compagnons; dans la relation d’amour, elle peut être à sens unique considérant que l’amour peut se limiter à être donné (même si l’on espère une réciprocité) alors que l’amitié doit, pour exister, être partagée. C'est ainsi que l’amour donne un sens profond à l’existence : celui d’avoir une raison d’être (car l’être qui m’aime, recherchant pour moi le meilleur des biens, souhaite que je vive) et celui de me porter vers les belles choses. Le beau, étant éclatant, est attirant puisque c'est ce qui est le plus visible pour nos yeux. L’amour – cette attirance vers les belles choses – n'est pas le fruit d’une délibération ou d’un choix : il est libre et nous sommes affectés passivement par lui. Nous ne le contrôlons pas; c'est lui qui nous contrôle en nous transportant dans une frénésie heureuse – sorte de folie amoureuse, telle que l’on peut la comprendre dans le Phèdre de Platon. Si je ne peux contrôler mon désir, je peux encore moins contrôler celui d’autrui alors que je souhaite plus que tout au monde que cet amour soit réciproque. Pourtant, même si l’élu de mon cœur dit m’aimer, je suis toujours en manque qu’il continue à m’aimer dans le futur. C'est pourquoi Diotima présente l’amour comme étant le fils de Poros (« ressource ») et de Pénia (« pauvreté »), car, puisqu’il ne peut jamais posséder l’être aimé, il fait preuve d’une inventivité remarquable pour le séduire et faire durer son amour. En plus de ce désir de réciprocité, l’amant veut à tout prix être auprès de l’être aimé. Il en est d’ailleurs de même avec les amis : leur compagnie étant agréable, ceux-ci désirent être ensemble. Qui plus est, ils doivent passer du temps l’un avec l’autre afin que se développe et se maintienne leur amitié (les amis ne peuvent donc être qu’en petit nombre) à moins que leur séparation ne leur soit plus bénéfique. Avec l’erôs – celui-ci étant un excès d’amitié – cette présence est encore plus recherchée : on veut être très près physiquement de l’être aimé et être toujours avec lui. Même que, contrairement aux amis, la séparation n'est pas

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une option : elle serait le pire de tous les maux. Vivre des malheurs ensemble sera toujours un moindre mal que d’être séparés. Aristophane explique cette intense volonté d’être unis par le mythe des androgynes faisant valoir que, aux origines, les amants n’étaient qu’un seul être ayant été séparé en deux et cherchant depuis lors leur moitié. Cette quête ne peut être interprétée comme une simple recherche de fusion, mais plutôt comme le souhait d’être près le plus possible de l’être aimé et d’être uni (symboliquement) avec lui par des biens communs. Dans tous les cas, on ne pourrait rechercher littéralement cette fusion considérant que, par elle, il y aurait absorption et destruction de l’autre alors que l’amour est un désir – il implique par conséquent un rapport avec quelque chose d’autre que soi – et qu’il recherche le bien de l’autre (donc à le préserver). L’autre doit rester une altérité : en plus de cette fusion indésirable, la possession de l’autre n'est pas souhaitable, car s’il devient mien (comme ma chose), il perd sa liberté constitutive de son être. Dans l’amour, le mouvement intentionnel se porte vers quelque chose dont la distance avec moi est un abîme infranchissable, c'est-à-dire vers quelque chose d’entièrement étranger à moi et ayant une visée qui me sera à tout jamais inaccessible. L’être en face de moi est libre et autonome. Par conséquent, non seulement il ne peut être réduit à un simple objet de ma représentation, mais je dois de surcroît le reconnaître comme tel. Ce n'est que par cette reconnaissance que je pourrai considérer l’autre comme mon égal (et non pas comme mon simple écho dans un objet). Le reconnaître comme conscience autonome fait en sorte que j’accorderai de la valeur à sa reconnaissance si, bien sûr, il me l’accorde aussi, ce qui lui permettra également d’accéder à la reconnaissance authentique. Bref, la relation vraie avec l’autre comme altérité ne peut en aucune manière faire l’économie d’une considération mutuelle. Cette reconnaissance de part et d’autre est essentielle en amour, car personne ne voudrait d’un « amour » assujetti (celui-ci n’ayant aucune valeur). En fait, l’amour refuse tout contrôle. Et, lorsqu’on aime, on veut se faire aimer librement par celui que l’on désire. Considérant la valeur que l’on accorde à cette personne, rien n'est plus important que son amour; on ne voudrait être aimé par personne d’autre qu’elle, car c'est cette personne en particulier qui nous interpelle. De plus, les sentiments que j’éprouve pour elle concernent sa personne tout entière, car ils visent une personne concrète. L’amour n'est pas une appréciation de certains traits que l’on retrouverait en quantité importante chez l’être aimé; ceux-ci n’importent pas. Même qu’ils peuvent bien se modifier sans que ce changement n’influe sur les sentiments,

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car ce qui compte vraiment c'est la personne. Celle-ci atteint ma conscience comme personne d’autre ne peut le faire sans que je puisse justifier rationnellement pourquoi et c'est pour cette raison qu’elle a de la valeur à mes yeux (cette valeur dépend de la perception de ma conscience ou intentionnalité). Cette attirance que j'ai pour elle, loin de m’aveugler, m’amène à percevoir davantage sa valeur et me rend indifférent à ses défauts, car la personne est aimée inconditionnellement, c'est-à-dire que, pour être aimée, elle n’a pas à revêtir telle ou telle caractéristique (et risquer de développer un trouble narcissique). Étant tourné vers la personne elle-même, l’amour dure dans le temps. S’il ne dure pas, il aura quand même fait en sorte de vivre des émotions bien réelles, mais il n’aura pas été tourné entièrement vers la personne elle-même et, par conséquent, n’aura pas été un amour authentique. Bref, sous l’emprise de l’amour, forme de reconnaissance par excellence, nous recherchons à être le plus près possible de l’être aimé tout en le préservant, à s’en faire aimer librement pour toujours et à lui faire le bien, car c'est cette personne concrète qui est et qui restera la plus belle et qui a le plus de valeur à nos yeux. Cela étant dit, un travail considérable reste à faire : il faut maintenant revenir aux relations virtuelles et voir, à la lumière des notions incontournables recueillies de nos divers auteurs, si elles sont compatibles avec le sentiment amoureux. En d’autres mots, il est à présent nécessaire d’évaluer si l’amour authentique a une quelque place dans les relations virtuelles.

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