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Chapitre II : Quelques traits essentiels de l’amour (erôs)

4. L’amour ne se contrôle pas

L'amour est un oiseau rebelle Que nul ne peut apprivoiser Et c'est bien en vain qu'on l'appelle S'il lui convient de refuser121

Lorsqu’on aime quelqu'un, on veut qu’il nous aime en retour et, lorsque c'est le cas, on souhaite que ce sentiment ne s’éteigne pas. Que peut-on faire pour s’assurer qu’il perdure? Même si l’on fait preuve d’une inventivité inégalée, on est bien dépourvu face aux sentiments d’autrui; on est carrément à sa merci. Pouvons-nous alors nous rabattre sur nos propres sentiments afin d’éviter toute souffrance? Là encore, difficile d’avoir une emprise sur soi, car il semble qu’on ne peut pas commander l’amour; c'est lui, plutôt, qui nous commande.

4.1. L’amour est toujours pauvre : désir de réciprocité durable

Le début ironique du Phèdre de Platon met en avant une opinion que l’on pourrait avoir sur l’amour. On y présente le discours d’un sophiste – Lysias – faisant valoir qu’on ne peut pas

118 Ibid., p. 114 (237 d). 119 Ibid., p. 65 (204 d). 120 Ibid., p. 67 (206 a).

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se fier aux douces paroles d’un amant, car celui-ci n’aura probablement qu’un attachement superficiel à son partenaire et dès lors que le désir sera satisfait, il s’en ira122. On se rend bien compte qu’il s’agit là d’un amour bien superficiel (voire d’un amour seulement par analogie). Malgré cela, on peut dégager une idée implicite importante des propos de Lysias : on s’inquiète que notre amant nous quitte. On voudrait que la relation dure toujours.

C'est dans le Banquet que l’on aborde cette idée de durée à travers les propos éloquents de Diotima (rapportés par Socrate) qui discourt sur l’amour dont elle présente deux traits. (Avant cela, il faut mentionner au passage qu’Aristophane présente lui aussi des idées éclairantes sur ce concept, mais nous y reviendrons à la section 5.2.) Elle fait référence à Ἔρως qui, en grec ancien, signifie à la fois le dieu de l’amour – Erôs (Amour) – et le sentiment amoureux (l’erôs); c'est pourquoi ses explications valent autant pour l’un que pour l’autre. Elle raconte que l’Amour (au sens du dieu Erôs) est le fils de Poros qui signifie « ressource » et de Pénia qui signifie « pauvreté ». D’un côté, être le fils de Pénia signifie que l’Amour est « toujours pauvre, et loin d’être délicat et beau comme on se l’imagine généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domicile ; sans avoir jamais d’autre lit que la terre, sans couverture, il dort en plein air, près des portes et dans les rues ; il tient de sa mère, et l’indigence est son éternelle compagne123. » On conçoit sa pauvreté, mais pourquoi l’amour est-il pauvre? L’amant est misérable en ce sens qu’il est complètement à la merci de l’être aimé : jamais il ne pourra le posséder alors que non seulement il souhaite de tout cœur de s’en faire aimer, mais il désespère aussi que son amour dure dans le temps. Il voudrait que les sentiments que son amoureux éprouve à son égard soient permanents, mais en fait ils sont toujours révocables : à chaque instant ils se réaffirment (ou pas). Bref, avec l’amour, ni le passé ni le présent ne sont garants du futur.

D’un autre côté, être le fils de Poros signifie que l’Amour « est toujours à la piste de ce qui est beau et bon ; il est brave, résolu, ardent, excellent chasseur, artisan de ruses toujours nouvelles, amateur de science, plein de ressources, passant sa vie à philosopher, habile

122 Platon, Le banquet ; Phèdre, op. cit., p. 108 (232 e). 123 Ibid., p. 64 (203 c-d).

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sorcier, magicien, sophiste124. » Pourquoi l’amour est composé de cette seconde nature? Que signifie le fait que l’amour soit toujours « plein de ressources », « sophiste », « magicien », etc.? C'est parce que, animé du désir d’être auprès de l’être qu’il chérit dans son cœur, il multiplie ses forces et ses habiletés, un peu comme une personne désirant ardemment préserver sa vie d’un danger imminent se découvre des forces et agilités dont elle ne soupçonnait pas l’existence et qu’elle ne trouverait pas si elle n’avait pas cet ardent désir. Cet état est dynamique et relié à son autre parent; l’amour reste fils de Poros parce qu’il reste fils de Pénia : il est toujours dans une relation de dépendance à l’autre et de recherche de sa conquête. C’est là le jeu de l’amour.

C'est de cette façon que Diotima fait comprendre l’essence de l’amour. Il est à la fois Pénia et Poros, car il n'est jamais en repos : « Ce qu’il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu’il n’est jamais ni dans l’indigence ni dans l’opulence125 ». Il est toujours à la fois pauvre et riche en ressources, car, étant toujours en manque de se faire aimer de son amant dans le futur, il fera tout pour le séduire sans arrêt. Qui plus est, il le désire, car il le côtoie en quantité suffisante pour savoir qu’il en veut plus (en quantité et dans le temps), mais n’en possède pas assez pour jamais être rassasié, car « quand on ne croit pas manquer d’une chose, on ne la désire pas126. » L’Amour aime ce dont il manque, car s’il en est plein, comme les dieux sont pleins de connaissances, il n’en désire pas davantage. On pourrait se demander comme le fait Comte-Sponville : « Si l’amour est manque, comment le combler sans l’abolir, comment le satisfaire sans le supprimer, comment le faire sans l’user ou le défaire127? » En effet, si l’on comprend bien le portrait que dresse Diotima de l’erôs, combler l’amour équivaudrait à le tuer128. Néanmoins, le désir ne peut pas s’abolir par la satisfaction, car l’erôs désire ardemment ce qu’il lui manque et qu’il ne pourra jamais posséder.

En définitive, désirant l’être aimé mais ne pouvant contrôler son amour actuel et futur, l’amant est dans une situation de manque constant qu’il tente de résoudre par tous les

124 Ibid., p. 64 (203 d). 125 Ibid., p. 64 (203 e). 126 Ibid., p. 65 (204 a).

127 A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, op. cit., p. 313. 128 Ibid., p. 315.

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moyens de séduction possibles. D’une certaine façon, il aimerait avoir une emprise sur les sentiments de l’autre ou sur les siens (pour cesser de souffrir un amour non-réciproque), mais il sait que ce n'est ni possible ni souhaitable, car l’amour est liberté.

4.2. L’amour est libre : passivité par rapport à ce sentiment

Comment jaillit et se vit l’amour? Peut-on avoir une certaine maîtrise des sentiments amoureux d’autrui ou même de nos propres sentiments? Sont-ils en lien avec la raison Choisit-on d’aimer? Pour Max Scheler, l’amour ne relève ni d’un choix ni d’une préférence, car ils sont fondés rationnellement alors que ce n'est pas le cas de l’amour. Il explique que ce n'est pas parce que quelque chose a de la valeur (déterminée rationnellement) que nous l’aimons; nous l’aimons et, pour cette raison, on peut en constater la valeur : « ce n'est pas une valeur que “j’aime”, mais toujours quelque chose à quoi est inhérente une valeur129. » C'est pour cette raison que, en accord avec Jankélévitch130, il affirme que s’il est possible de justifier rationnellement pourquoi on aime quelqu'un, « les “raisons” alléguées sont des raisons trouvées après coup et ne sont en aucune manière adéquates à ce qu’elles sont destinées à justifier, à fonder131. » Il serait donc inconcevable de déterminer quelles caractéristiques devrait revêtir son futur être aimé; la valeur de l’objet aimé n'est pas objectivable, elle ne passe pas par l’intermédiaire d’un processus de rationalisation; l’amour se voue sans distance à son objet. Ainsi, pour Scheler, il y a une incompatibilité des yeux de l’esprit et des yeux du cœur relativement à l’objet d’amour132.

Conséquemment, l’amour n'est pas un choix133. Selon Scheler, il nous amène à reconnaître

spontanément la valeur supérieure de l’être aimé : « l’amour, déclare-t-il, est un mouvement […] à la faveur duquel la valeur supérieure d’un objet ou d’une personne s’impose subitement à nous comme une inspiration134 ». Ce vécu, aussi heureux soit-il, est subi et est provoqué par un objet extérieur à soi, explique encore Scheler : « C'est […]

129 M. Scheler, Nature et formes de la sympathie, op. cit., p. 207.

130 Vladimir Jankélévitch, Les Vertus et l’amour – Tome 2 (Traité des vertus II), Paris, Flammarion, 2011,

p. 217.

131 M. Scheler, Nature et formes de la sympathie, op. cit., p. 208. 132 Ibid., p. 208‑209.

133 Ibid., p. 213. 134 Ibid.

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l’amour lui-même qui, au cours de son mouvement, fait surgir, d’une façon continue, dans l’objet sa valeur supérieure, comme si cette valeur “émanait” toute seule de l’objet aimé, sans la moindre intervention de celui qui aime (sans même l’intervention du “désir” de celui-ci135). » Du même avis, André Comte-Sponville fait valoir que « l’amour ne se commande pas puisque c'est l’amour qui commande136 ». Bref, on ne peut pas décider d’aimer ou non quelqu'un ou quelque chose. Loin d’être vu comme un processus rationnel et délibéré, l’amour est même rattaché à une sorte de folie.

À ce titre, dans Le Phèdre, Platon présente l’amour comme un désir non contrôlé et porté vers la beauté : « quand le désir aveugle, maîtrisant le sentiment qui nous pousse vers le bien, se porte vers le plaisir que donne la beauté, et que, fortement renforcé par les désirs de la même famille qui s’adressent à la beauté physique, il devient un penchant irrésistible, je dirais que ce désir tire son nom de cette force même et s’appelle amour137. » En d’autres mots, une frénésie – que Platon appelle l’« erôs » – s’empare de nous lorsque nous tombons amoureux : notre âme, tout à coup, est absorbée par un ardent désir que nous ne pouvons réprimer. On peut bien essayer de contrôler nos gestes, certes, mais le désir, lui, reste indomptable. L’âme s’excite et, lorsqu’elle est séparée de l’objet de son désir, un « étrange mélange de douleur et de joie la tourmente, et, dans sa perplexité, elle s’enrage, et sa frénésie l’empêche de dormir la nuit et de rester en place pendant le jour ; aussi elle court avidement du côté où elle pense voir celui qui possède la beauté138. » Ainsi, devant la beauté « l’âme toute entière bouillonne et se soulève139 ». Et, une fois qu’elle a vu une beauté qui l’émeut, elle veut s’en approcher le plus possible, être toujours près d’elle et ne jamais la quitter. C'est pourquoi, « l’amant ne voudrait-il jamais quitter son bel ami, et le met-il au-dessus de tout140 ». Il est prêt à renoncer à tout pour être auprès de lui (famille, occupations, conventions sociales, habitudes, etc.). Étant emporté par l’amour, on pourrait craindre que cette frénésie amène une personne à mal agir comme l’argue le sophiste Lysias dans le Phèdre qui tente de convaincre son auditoire qu’il vaudrait mieux éviter l’amour

135 Ibid., p. 219.

136 A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, op. cit., p. 294. 137 Platon, Le banquet ; Phèdre, op. cit., p. 115 (238 b-c).

138 Ibid., p. 131 (251 e). 139 Ibid., p. 130 (251 c). 140 Ibid., p. 131 (252 a).

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puisque ce sentiment nous rend vulnérable en altérant notre jugement et, qu’en son nom, les amants se disent prêts à faire n’importe quoi (même des choses viles141). Toutefois, s’il est vrai qu’une certaine folie s’empare de soi lorsqu’on est amoureux et qu’on n'est plus tout à fait maître de soi-même, Aristote soutient plutôt l’idée que la personne en harmonie avec elle-même visant le bien selon sa partie sensible et rationnelle pourra tirer le meilleur de cette passion142.

On comprend au final qu’il n'est pas possible de contrôler les sentiments amoureux que l’on a pour quelqu'un ni, conséquemment, ceux que quelqu'un peut avoir pour soi, car l’amour n'est pas un choix rationnel. Il y a une sorte de passivité par rapport à ce sentiment qui nous « tombe » dessus et qui nous emporte dans une sorte de frénésie transportant totalement l’âme et nous amenant à vouloir être le plus près possible de l’autre. Quelle est la nature de ce rapprochement souhaité?