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Relation virtuelle, amour virtuel : quelle place pour l'amour véritable?

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Academic year: 2021

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Relation virtuelle, amour virtuel : quelle place pour

l’amour véritable?

Mémoire

Caroline Gravel

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M. A.)

Québec, Canada

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Relation virtuelle, amour virtuel : quelle place pour

l’amour véritable?

Mémoire

Caroline Gravel

Sous la direction de :

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Résumé

L’omniprésence relativement nouvelle du virtuel dans la société contemporaine appelle à s’interroger sur son utilisation croissante dans les rapports humains. Pour plusieurs, l’écran, en tant que porte d’accès au monde, favorise les rencontres et les contacts. Certains affirment même tomber amoureux en ligne. Mais cet amour virtuel correspond-il à l’amour véritable?

On ne peut tenter de répondre à cette question sans au préalable faire ressortir les traits essentiels de l’amour, tel que vécu et comme en témoignent les meilleures œuvres philosophiques. L’amour, soutient-on, est désir du bien de l’autre; il nécessite l’amour de soi; il amène à vouloir être près de l’être aimé; il exige une reconnaissance mutuelle; et il vise une personne concrète et autre que soi. On le décrit également comme étant inconditionnel, durable, incontrôlable (c'est lui qui nous contrôle), toujours pauvre et irrationnel. Que signifient et qu’impliquent ces caractéristiques? Surtout, les retrouve-t-on toutes dans les relations d’amour virtuelles?

Force est de reconnaître que plusieurs aspects des relations médiatisées semblent rendre impossible le développement d’un amour véritable. L’écran ne supprime pas la distance : on ne peut y rencontrer l’autre puisqu’il ne peut être effectivement présent. Du fait de cette absence, la communication est appauvrie et le contact est d’une bien moindre qualité, d’autant que, l’interlocuteur étant voilé, il peut mieux mentir sur ce qu’il est, tout comme on peut bien davantage se tromper dans la représentation que l’on s’en fait. En outre, le virtuel, en particulier par le biais des sites de rencontres, pousse à adopter une vision de l’amour incompatible avec l’amour authentique : on le conçoit comme étant contrôlable, analysable et conditionnel. L’être aimé serait considéré comme un objet utile à la jouissance et dont il faut se départir lorsqu’il ne convient plus afin de passer à une autre relation. Est-ce là de l’amour?

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iv

Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... iv

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

Entrée en matière ... 1

Plan du mémoire ... 2

Remarques préliminaires ... 5

Qu'est-ce que le virtuel? ... 5

Qu'est-ce qu’une relation virtuelle? ... 7

Relation virtuelle, amour réel? ... 7

Chapitre I : avantages des relations en ligne ... 10

1. Derrière l’écran : neutraliser la distance physique tout en en profitant ... 10

1.1. La communication à distance ... 10

1.1.1. Présence à distance ... 11

1.1.2. Meilleur contrôle dans la communication avec l’autre ... 11

1.1.3. Aisance et sécurité d’une communication médiatisée ... 12

1.2. L’écran permet d’incarner ce que l’on veut ... 13

1.2.1. « Lifting identitaire » ou montrer un profil attrayant ... 13

1.2.2. L’écran, lieu des possibles : dépasser les limites du corps ... 14

1.3. Relation pure, d’âme à âme ... 16

2. Internet offre plus d’options quant à l’éventuel amant ... 18

2.1. Choix du candidat ... 18

2.2. Abondance des candidats ... 19

3. Conclusion ... 20

Chapitre II : Quelques traits essentiels de l’amour (erôs) ... 21

1. Erôs et philia ... 21

2. L’amour de l’autre requiert l’amour de soi ... 24

3. L’amour est le désir du bien ... 27

3.1. L’amour est désir du bien de l’autre ... 28

3.2. L’amour est attirance envers le bien et le beau ... 29

4. L’amour ne se contrôle pas ... 31

4.1. L’amour est toujours pauvre : désir de réciprocité durable ... 31

4.2. L’amour est libre : passivité par rapport à ce sentiment ... 34

5. La présence de l’être aimé est recherchée ... 36

5.1. Désir d’être physiquement auprès de l’autre ... 37

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v

6. L’amour est dirigé vers une altérité ... 46

7. L’amour implique une reconnaissance mutuelle ... 51

7.1. Explication de la reconnaissance mutuelle telle que pensée par Hegel ... 51

7.2. Implications de cette reconnaissance pour l’amour et la liberté ... 53

8. L’amour vise une personne concrète de manière inconditionnelle ... 56

9. L’amour est durable car il est inconditionnel ... 63

10. Conclusion ... 66

Chapitre III : Amour virtuel ... 70

1. Relation d’amour virtuel(le) : pas de contact vrai avec l’autre ... 72

1.1. Problème de la distance physique ... 72

1.1.1. Absence physique ... 73

Effacement du toucher ... 73

Présence virtuelle, absence réelle ... 74

Absence : contraire à l’amour ... 76

1.1.2. Appauvrissement de la communication ... 77

Message altéré par l’écran ... 78

Difficultés du dire ... 80

Difficultés de la saisie ... 81

La communication médiatisée : que retenir relativement aux relations amoureuses? ... 87

1.1.3. Ne pas rencontrer l’altérité ... 89

L’écran, une barrière qui protège de la rencontre ... 89

L’écran, une barrière qui fait obstacle à la rencontre réelle ... 92

Rencontrer un éventuel amoureux en ligne? ... 98

Conclusion partielle sur le problème de la distance physique (section 1.1) ... 100

1.2. Valorisation de soi : le mensonge vient de celui qui se présente à l’autre ... 101

1.2.1. Mensonge sur son identité et « lifting identitaire » ... 102

1.2.2. Narcissisme ... 103

Le narcissisme dans le monde actuel ... 103

Le mythe de Narcisse ... 105

Narcissisme et amour de soi ... 107

Narcissisme et amour de l’autre ... 109

La vie du masque, la mort du soi ... 110

L’écran, poussant au narcissisme, repousse l’amour ... 113

1.2.3. Jouer à être quelqu'un d’autre : risque de frustration par rapport à la « vraie vie » ... 114

Revêtir une autre identité ... 114

La réalité du virtuel ... 116

Préférer la vie virtuelle ... 120

Conclusion partielle sur le mensonge à l’autre (section 1.2) ... 124

1.3. Tomber amoureux d’un fantasme : le mensonge vient de celui qui se représente l’autre 125 1.3.1. Attachement à une fiction ... 125

1.3.2. Rejet de la réalité ... 127

Incompatibilité entre la personne virtuelle et celle réelle ... 127

Rejeter l’individu réel, cet étranger ... 129

1.3.3. Aimer un objet virtuel au détriment du réel : un non-sens ... 130

L’écran, faisant intervenir l’imagination, est un miroir qui renvoie sur soi ... 130

Aimer la personne entière… incluant son corps ... 131

Conclusion partielle sur le mensonge à soi (section 1.3) ... 134

2. Relation d’amour virtuel(le) : Commander; consommer ... 135

2.1. Commander l’amour ... 135

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vi

Amour sécuritaire? ... 135

Programmer l’amour? ... 137

2.1.2. Rationaliser l’amour ... 138

2.1.3. Établir ses critères et conditions ... 140

2.2. Consommer l’amour ... 143 2.2.1. Jouir ... 143 2.2.2. Jeter ... 146 2.2.3. Zapper ... 149 Conclusion ... 154 Bibliographie ... 165

Monographies et articles scientifiques ... 165

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Remerciements

Tout d’abord, je voudrais remercier ma famille, mes ami(e)s et tous mes proches qui m’ont encouragée dans mes études, qui m’ont conseillée, qui m’ont écoutée et qui m’ont aidée dans mes réflexions en échangeant avec moi et en me donnant leurs commentaires. Parmi ces personnes, je voudrais souligner l’importante contribution de mon conjoint Marc Laliberté qui m’a souvent donné de son temps et qui m’a offert un support indéfectible. C'est de plus avec lui que j'ai eu le plus souvent l’occasion de philosopher et de brasser mes idées. Il a en outre rendu possible l’écriture de ce mémoire : qui, en effet, pourrait parler d’amour sans en avoir eu l’expérience?

Je tiens aussi à remercier la Faculté de philosophie de l’Université Laval – tant les professeurs que le personnel administratif – d’offrir un milieu intellectuel stimulant dans une ambiance conviviale et de soutenir ses étudiants dans leur cheminement. Je suis reconnaissante d’avoir pu profiter de cet environnement très favorable au développement personnel et d’y avoir rencontré des personnes de qualité. Merci également à la Chaire La philosophie dans le monde actuel – notamment à son titulaire, M. Thomas De Koninck – de m’avoir intégrée à son équipe depuis un certain nombre d’années et de m’avoir ainsi donné la chance de contribuer à de superbes projets.

Finalement, à titre de directeur de ma recherche, j’aimerais remercier tout particulièrement M. Thomas De Koninck que j'ai l’immense honneur de côtoyer depuis plusieurs années déjà et qui a grandement contribué à mon avancement. Tout au long de mon parcours universitaire, il a su nourrir mon amour de la philosophie et me guider dans l’approfondissement de mes idées. Plus spécialement pendant mes études au 2e cycle, il a

toujours démontré une confiance en mon projet de mémoire, il m’a encouragée et il s'est invariablement montré bienveillant et disponible.

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1

Introduction

Entrée en matière

« Trouvez l’amour en quelques clics1 », « Trouvez votre prince ou votre princesse2 », « maximisez vos rencontres3 », « Trouvez enfin l’âme sœur4 », « Rencontrez votre idéal5 ». Quoi de plus prometteur que ce que nous offrent les sites de rencontres? On nous promet une méthode rapide, facile et sécuritaire pour trouver la personne de nos rêves. Garantie sans risques ni engagements. Cependant, l’amour, lui, sera-t-il au rendez-vous? Peut-on véritablement parler d’amour lorsque le contact est médiatisé par un écran? D’un côté, l’écran joue un rôle de sas nous permettant de contrôler ce que l’on veut montrer à l’autre, mais, d’un autre côté, il rend difficile l’échange vrai avec lui. Comment savoir ce que l’autre pense réellement et même ce qu’il est vraiment? Dans ces conditions, il est possible d’avoir des sentiments certes sincères, mais envers un fantasme. Qu’importe? L’important, n’est-ce pas de vivre une passion? Et puis, si l’on se rend compte du leurre, on n’a qu’à passer au prochain candidat. Candidat? Est-ce un terme approprié pour l’éventuel être aimé? Devrait-il répondre à des critères? Peut-on seulement le choisir? En outre, à force de zapper devant l’abondance de choix, n’y a-t-il pas un danger de devenir insatiable ou insensible par rapport à l’autre, voire de le considérer non pas comme un sujet, mais comme un objet de consommation que l’on peut jeter? Les relations virtuelles, produits de notre société occidentale contemporaine, sont sources d’interrogations. Elles sont une bonne occasion de penser à neuf la question de ce sentiment si profond qu'est l’amour. Qu'est-ce que c’est? Quels en seraient les traits essentiels? Par-dessus tout, quelle est la place pour l’amour véritable dans les relations virtuelles?

1 Rencontregratuit.org, Rencontre Gratuit : Trouver l’amour en quelques clics, [en ligne].

http://rencontregratuit.org/ [Site consulté le 14 octobre 2012].

2 Réseau Contact Inc., Reseaucontact.com, [en ligne]. http://www.reseaucontact.com/ [Site consulté le 2 mai

2012].

3 Ibid.

4 2L Multimedia, Destidyll.com : Rencontres sérieuses par affinités, [en ligne]. http://www.destidyll.com/

[Site consulté le 17 novembre 2017].

5 VoxTel, RNIS Telecommunications Inc., QuébecRencontres : Rencontrez votre idéal!, [en ligne].

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2

Plan du mémoire

En vue d’aborder la question à savoir si peut advenir l’amour véritable entre deux personnes à travers un écran, après avoir présenté en quels sens entendre le virtuel dans ce texte, nous relèverons brièvement dans le premier chapitre quelques caractéristiques des relations en ligne. Pour ce faire, nous nous baserons sur quelques recherches ayant été réalisées sur le sujet, notamment sur celles d’Eva Illouz, de Jacques Marquet, de Dominique Wolton et de Jean-Claude Kaufmann en sociologie, mais aussi sur les travaux d’Aaron Ben-Ze’ev, de Serge Tisseron, de Philippe Breton et de David Le Breton (philosophie, psychologie et anthropologie) pour ne nommer que ceux-là. Ces lectures permettent de constater que pour plusieurs, la relation via un écran comporte de nombreux avantages. Tout en nous connectant à des gens distants physiquement, le net donne l’opportunité d’avoir un meilleur contrôle dans la communication et dans la manière de se présenter à autrui et, en tant que lieu de tous les possibles, de dépasser les limites du corps. Les sites Internet dédiés aux rencontres virtuelles, quant à eux, offrent la possibilité de trouver un partenaire à la hauteur de nos désirs par une offre des plus abondantes et par un modèle fondé sur le choix. Le monde virtuel semble être une avenue des plus intéressantes pour les rapports humains. Certains affirment même qu’ils sont tombés amoureux en ligne, mais qu’en est-il vraiment? Peut-être que ce terme est trop galvaudé et que ce que l’on appelle « amour » n’en est pas vraiment ou n’en est que par analogie.

Qu’est-ce donc que l’amour véritable? Le second chapitre aura pour but d’en relever les traits essentiels, non pas pour élaborer une définition de l’erôs, mais pour identifier, à partir de textes de plusieurs auteurs éclairants sur le sujet (entre autres : Platon, Aristote, Levinas, Jankélévitch, Scheler, Sartre et Hegel), quels éléments apparaissent comme étant nécessairement présents dans toute relation d’amour vrai. Il ressort de leur lecture que la l’amitié peut nous aider à comprendre sa nature : les deux impliquent l’amour de soi et la recherche du bien de l’autre et visent une personne concrète pour ce qu’elle est, c'est-à-dire inconditionnellement (c'est pourquoi ces relations sont durables). Par contre, l’erôs, en tant qu’excès de philia, s’en distingue par la recherche constante de grande proximité avec l’être aimé jusqu’à la limite de la fusion sans toutefois souhaiter cette dernière, car l’amour vise un être autre que soi, c'est-à-dire d’un sujet libre reconnu comme tel. C'est pourquoi il ne

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peut être forcé. Si est vrai que l’amant espère ardemment se faire aimer réciproquement et pour toujours, il ne peut, ultimement, rien y faire, l’amour ne pouvant être contrôlé. On comprend que, s’il s’avérait qu’un seul de ces éléments essentiels à l’erôs était absent d’une relation d’amour particulière (qu’elle soit virtuelle ou non), les deux partenaires seraient unis par autre chose que l’amour.

Partant de ce fait, dans le troisième chapitre, nous tâcherons de rapprocher les deux premières sections afin d’évaluer plus en profondeur les impacts de l’écran sur les relations humaines et, en particulier, d’amour (à l’aide, cette fois-ci, des ouvrages de Pascal Lardellier, Malin Sveningsson, Sherry Turkle, Edith Stein, Zygmunt Bauman, Sylvie Faure-Pragier, Alice Miller, Jean Baudrillard et bien d’autres, en plus de ceux des auteurs des chapitres précédents). De là, nous serons plus à même de déterminer si l’on retrouve dans les relations d’amour virtuel les caractéristiques fondamentales à tout amour. Pour ce faire, en premier lieu, nous examinerons le genre de contact que nous pouvons avoir sur Internet. Notons tout d’abord, qu’évidemment, il se fait toujours à distance et par un intermédiaire. Qu'est-ce que cela implique? Peut-on véritablement aller à la rencontre de l’autre? L’écran peut-il réellement compenser l’absence physique? La médiation n'est certainement pas sans impact sur la communication, mais celle-ci peut-elle être meilleure considérant que l’on peut contrôler une somme d’éléments qui nous échappent lors d’un échange en face à face? La présence, la rencontre de l’autre et la communication sont-elles d’une qualité suffisante pour développer une relation d’amour?

Par ailleurs, l’écran, cachant le visage, permet de présenter une image de soi améliorée, voire de revêtir n’importe quelle identité. Ce peut être apprécié par ceux qui aimeraient être quelqu'un d’autre. À condition bien sûr de garder à l’esprit que ce n'est que virtuel. Quel genre de vie mènerait-on à préférer un masque à la réalité? N’y aurait-il pas un danger de se perdre comme le pauvre Narcisse? L’amour de soi authentique étant au fondement de l’amour d’autrui, cette éventualité rendrait malaisée la quête d’amour. Dans tous les cas, il convient de garder à l’esprit que cette possibilité est également accessible à mon interlocuteur. Comment savoir ce qu’il est vraiment? N’aime-t-on alors qu’un mensonge créé par l’autre? D’un autre côté, est-ce si problématique s’il nous plaît?

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Tous, cependant, ne seront pas enclins à tronquer la réalité ou à mentir du simple fait d’être derrière un écran. Le rapport à autrui n'est-il pas alors plus vrai? Il y a lieu de se questionner puisque le mensonge peut aussi provenir de soi. En effet, n’étant pas en contact direct avec l’autre, on est forcé de compléter en grande partie la représentation que l’on s’en fait. N’est-il pas probable qu’il y ait une importante discordance entre ma conception (idéalisée) de l’être aimé et celui-ci, et, conséquemment, une déception lors de la sortie du virtuel? À moins de vouloir éviter la rencontre directe. Drôle d’amour que celui qui s’intéresse davantage à un fantasme qu’à une personne concrète.

En second lieu, dans ce même dernier chapitre, nous nous pencherons sur le genre de rapport à l’autre que le net – particulièrement avec les sites de rencontres – incite à développer. Il semble que, encouragé par la logique marchande omniprésente dans la société occidentale actuelle, le virtuel présente l’amour comme quelque chose que l’on peut commander et consommer. On fait miroiter l’idée que l’erôs peut être analysé et contrôlé. Partant de là, on suggère que l’on peut identifier les critères qui le feraient advenir. Les utilisateurs sont ainsi invités à sélectionner leur éventuel partenaire de manière rationnelle en tenant compte des conditions qui leur tiennent à cœur. On devine que ceux dont la quête reflète cette vision de l’amour s’exposent à ne pas trouver l’erôs en bout de ligne. La relation peut plutôt se faire sous le couvert de la consommation : celui que l’on appelle « amant » fait office d’objet servant à satisfaire son besoin de jouissance. Ainsi, à l’opposé des amoureux qui espèrent être unis à tout jamais et qui se veulent mutuellement du bien, il appert que plusieurs souhaitent se débarrasser du partenaire aussitôt le désir satisfait. Le consommateur d’amour cherche à passer rapidement à une autre relation afin de vivre une fois de plus l’excitation de la nouveauté. Loin de voir en son compagnon un être unique, il le conçoit a contrario comme un être remplaçable. Est-il possible que cet amour virtuel qui paraît on ne peut plus malade mène à l’amour véritable?

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Remarques préliminaires

Qu'est-ce que le virtuel?

Le terme « virtuel » peut prendre plusieurs sens. Une première acception fondamentale, telle que la présente Aristote dans sa Métaphysique6, est entendue comme ce qui est en puissance, comme un potentiel par opposition à ce qui est en acte – et non pas par opposition au réel, car quelque chose qui existe en puissance (potentiel) existe virtuellement. C'est le cas d’une graine qui est virtuellement un arbre7. Bien sûr, l’actualisation du potentiel sera conditionnelle à la présence d’éléments nécessaires (dans le cas-ci : lumière, nutriments, eau, etc.). Cette puissance est une force intrinsèque à la chose attendant de réunir les conditions sine qua non à son actualisation. En ce sens, elle est tension, désir. Le virtuel est ce qui confère à la réalité même sa possibilité ontologique de par son advenir, c'est-à-dire son passage du non-être relatif à l’être. C'est, comme le résume Gilles Benham, « l’existence en réserve dans l’essence8 ». Bref, ce virtuel est la condition

d’existence du réel; il vient donc avant celui-ci.

Un second sens du mot « virtuel » est très différent du premier : il correspond à ce qui existe en tant que représentation d’une chose ou d’une expérience naturelle ou concrète. En ce sens, il est artificiel, c'est-à-dire produit à l’aide d’un certain moyen. On peut le penser en termes de numérique, mais il ne se limite pas à cet aspect, car le numérique n’est qu’un des domaines du virtuel. En effet, toute notre manière de penser le réel est une virtualisation (abstraction) de celui-ci9. Par exemple, un chien virtuel serait la représentation de cet animal par un dessin, un symbole, une image mentale, une création numérique, etc. Cette création (ex. : le dessin du chien) existe bel et bien mais est de nature différente de l’objet concret : sa réalité est conditionnelle à et passe par un média (papier, bloc d’argile, pensée, ordinateur, etc.). De la même manière, comme l’explique Sylvie Faure-Pragier, « l’image de synthèse numérique créée par l’ordinateur […] n'est pas non

6 Aristote, La Métaphysique, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2003, p. 285 (1019 a 34). 7 Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel?, Paris, La Découverte/Poche, 1998, p. 13.

8 Gilles Benham, « Aspects et enjeux philosophiques du virtuel » dans Le virtuel : la présence de l’absent,

Paris, EDK, 2003, p. 25.

9 Serge Tisseron, Rêver, fantasmer, virtualiser : du virtuel psychique au virtuel numérique, Paris, Dunod,

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plus virtuelle, mais bien réelle. C'est l’objet qui est virtuel10 ». En d’autres mots, l’image sur mon écran (qui existe réellement) est virtuellement une chose (comme ce chien concret qui n'est pas vraiment dans mon écran au même titre que si je me l’imagine dans mon esprit, il n'est en tant que tel dans mon esprit). Un exemple fameux est celui de René Magritte avec son œuvre La Trahison des images qui, inscrivant « Ceci n'est pas une pipe » au bas d’une peinture représentant une pipe, vise à montrer que la représentation n'est pas le représenté. Bref, la représentation elle-même de quelque chose est réelle, mais elle ne fait qu’être virtuellement ce qu’elle représente.

Dans une perspective contemporaine, une troisième acception de ce mot se comprend comme la simulation d’une réalité au moyen de la technologie numérique (réalité virtuelle, commerce virtuel, communauté virtuelle, bibliothèque virtuelle, boutique virtuelle, ville virtuelle, identité virtuelle, etc.). Philippe Quéau explicite la différence entre cette signification du virtuel et la seconde que nous avons relevée :

il ne s’agit plus à proprement parler de représentations mais bien plutôt de simulations. Les images tridimensionnelles « virtuelles » ne sont pas des représentations analogiques d’une réalité déjà existante, ce sont des simulations numériques de réalités nouvelles. Ces simulations sont purement symboliques, et ne peuvent pas être considérées comme des phénomènes représentant une véritable réalité, mais plutôt comme des fenêtres artificielles nous donnant accès à un monde intermédiaire, au sens de Platon, à un univers d’êtres de raison, au sens d’Aristote11.

Dans cette perspective, l’objet virtuel perd son statut de simple simulacre d’un objet concret qui viendrait avant lui; il est une nouvelle réalité particulière autonome se déployant à travers le numérique. Néanmoins, cela ne l’empêche pas, accidentellement, de représenter une chose particulière (ex. : cette ville-ci, ce magasin-ci, etc.) ou une chose générale (ex. : le concept d’une ville, d’un magasin, etc.) de manière plus ou moins fidèle. En fait, on peut la plupart du temps reconnaître dans ces réalités des concepts préexistants. Ainsi, par exemple, si je fais une visite virtuelle de la ville de Londres sur Google Maps, je fais une visite numérique de cet objet numérique. Il est également vrai de dire que j’ai virtuellement visité Londres (deuxième sens : je n’ai pas mis les pieds dans cette ville, mais j’en ai vu une

10 Sylvie Faure-Pragier, « Le virtuel, pourquoi ça marche? Hypothèses psychanalytiques » dans Le virtuel : la présence de l’absent, EDK., Paris, 2003, p. 43.

11 Philippe Quéau, Le virtuel : vertus et vertiges, Seyssel, Champ Vallon, 1993, p. 18. L’italique est de

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représentation). Je ne pourrais faire cette seconde affirmation relativement à une ville virtuelle fictive puisqu’elle ne reproduit aucune ville concrète, mais je peux l’explorer virtuellement (numériquement, à travers un écran).

Ces nuances sommaires permettront de mieux comprendre le sens de la virtualité dans ce travail, car les relations ou l’amour pourraient être virtuels selon ces trois sens : en puissance (qui n’a pas encore lieu, mais pourrait advenir), en tant que représentation (qui n’est qu’un simulacre de la chose concrète) ou en tant que simulation ou réalité numérique (qui existe à travers l’univers numérique et informatique). Quoi qu’il en soit, dans le contexte de notre problématique, le terme « virtuel » sera la plupart du temps utilisé selon ce dernier sens.

Qu'est-ce qu’une relation virtuelle?

Plus spécifiquement, comment la virtualité se transpose-t-elle dans une relation humaine? Dans le cadre de cette recherche, la relation virtuelle sera entendue comme un rapport humain médiatisé par un écran prenant lieu la plupart du temps sur Internet, que ce soit via des sites de rencontres, des salles de clavardage, des emails, des programmes de réalité virtuelle tels que Second Life voire des MMORPG12 (jeux vidéos multijoueur en ligne) tels que World of Warcraft13, etc. La relation virtuelle est caractérisée par l’absence de rencontre physique. De plus, les échanges sont le plus souvent sans contacts visuels ou auditifs, mais cela n'est pas exclu.

Relation virtuelle, amour réel?

Pour plusieurs auteurs, dont Esther Gwinnell, Aaron Ben-Ze’ev et Malin Sveningsson, le fait d’avoir une relation en ligne n’empêche pas de vivre des sentiments intenses; ce n'est qu’une autre façon de vivre sa passion. Gwinnell compare ces relations virtuelles (ayant leur source sur Internet) aux relations se déroulant entièrement dans la « vie réelle ». Elle explique que les gens se questionnent à savoir si, n’ayant qu’une relation virtuelle avec quelqu'un (soit uniquement par échange via un site de clavardage ou par email), les

12 Massively multiplayer online role-playing game.

13 Stephanie Rosenbloom, « It’s Love at First Kill » (22 avril 2011), dans The New York Times, The New York Times, [en ligne]. http://www.nytimes.com/2011/04/24/fashion/24avatar.html [Site consulté le 13 juin

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sentiments amoureux, eux, sont réels. De cette questions en découlent d’autres également : est-ce que le fait de flirter avec un inconnu sur Internet constitue une forme de tromperie vis-à-vis son conjoint? Est-ce le cybersexe peut être une forme d’adultère? Si je pense qu’une relation virtuelle se développe avec quelqu'un, est-ce que je dois éviter de flirter avec d’autres personnes sur Internet? Dans ce même cas, dois-je repousser quelqu'un qui me séduit dans la « vraie vie » si je veux rester fidèle à ce début de relation? Ces questions en cachent une principale : puis-je vivre une relation d’amour sur Internet? Et, peut-on tomber amoureux d’une personne sans l’avoir rencontrée14?

Pour Gwinnell, il est clair que le sentiment d’amour que vit une personne dans une relation virtuelle est réel. Mais elle précise que c'est une « sorte d’amour réel15 » et qu’il ne mènera

pas forcément à une relation dans la vie en trois dimensions16. Elle considère que le

sentiment vécu dans la relation virtuelle et dans celle réelle ne présente qu’une différence de genre; dans les deux cas, on peut parler d’amour réel :

I believe that there is no difference between the feeling of love one has for an e-mail lover and the feeling of love one has for someone first met in person. Computer lovers feel the same kind of warmth, yearning, anxiety and even obsession that are hallmarks of falling in love with anyone, in any situation. The differences here are in the styles of love. The balance of the erotic, intimate and commitment qualities of love is generally different in computer relationships from that in 3-D relationships17.

En d’autres mots, la relation amoureuse en ligne ne serait qu’une autre manière de vivre l’amour. Ainsi, pour Gwinnell – et comme le défend également Aaron Ben-Ze’ev dans Love Online – cette médiation numérique ne mine pas la possibilité de vivre le sentiment amoureux18. Même que, pour Sveningsson, outre le lieu de rencontre, les contacts en ligne ne sont pas bien différents que ceux en personne : « As Parks and Floyd (1996) stated, for their informants cyberspace was just “another place to meet19.” » Si le fait de rencontrer

14 Esther Gwinnell, Online seductions : falling in love with strangers on the Internet, New York, Kodansha

International, 1998, p. 88.

15 L’auteure écrit : « some kind of real love ». Ibid., p. 89. 16 Ibid.

17 Ibid., p. 91.

18 Aaron Ben-Ze’ev, Love Online : Emotions on the Internet, New York, Cambridge University Press, 2003,

p. 189.

19 Malin Sveningsson, « Cyberlove : Creating romantic relationships on the net » dans Johan Fornäs (ed.), Digital borderlands: cultural studies of identity and interactivity on the Internet, New York, Peter Lang,

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quelqu'un dans une salle de clavardage est différent d’une rencontre en personne, cette différence n’a pas un impact considérable sur la relation qui sera développée : le type de média utilisé pour maintenir la relation ne déterminera pas la possibilité ni la durabilité de la relation20.

Une idée ressort clairement de ces propos : selon ces auteurs, il est possible de développer un sentiment amoureux (au sens de l’erôs) dans une relation en ligne. Mais, même si on l’appelle « relation amoureuse », qu’en est-il vraiment? Pour répondre à cette question, il faudra très certainement se pencher sur la nature du sentiment amoureux, concept que l’on approfondira au cours du second chapitre. Par ailleurs, avant cela, il est nécessaire d’en savoir plus sur les relations en ligne. C'est pourquoi nous explorerons plus en profondeur comment elles se vivent et, surtout, quel en est l’intérêt, car plusieurs préfèrent ce type de contact aux relations en personne. Cette recherche permettra de mieux comprendre si elles sont favorables ou, du moins, si elles permettent le développement d’une relation d’amour.

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Chapitre I : avantages des relations en ligne

Plusieurs affirment que l’avantage d’Internet consiste dans le fait qu’on peut esquiver les désavantages de la rencontre physique21. En effet, pas besoin de se déplacer ou de se limiter

aux personnes environnantes pour faire des rencontres : la planète entière est à portée de main à travers l’écran qui devient un allié prisé dans la communication, car il joue à la fois un rôle de connecteur et d’intermédiaire. Grâce à lui, on peut prendre le temps de penser à ce que l’on va dire, cacher des réactions qu’on ne voudrait pas exhiber et même mettre fin à une discussion en se déconnectant n’importe quand. La rencontre étant médiatisée, il est alors possible de présenter une image de soi voire d’incarner une identité qui nous plaît vraiment, ce qui nous permet d’aller au-delà des limites de notre corps et de donner à l’autre l’occasion de connaître notre personnalité en évitant de s’arrêter sur notre apparence physique. Chacun peut alors réaliser ses désirs et rencontrer une personne avec qui il est vraiment compatible. Justement, les rencontres en ligne aident à trouver cette personne (souvent appelée « âme sœur »), car les sites de rencontres rendent possible la sélection d’un éventuel amoureux parmi un bassin énorme de personnes et selon des critères importants pour soi. Connexion à l’autre, contrôle et sécurité dans la communication, mise en valeur de soi et construction de notre identité, relation pure (d’âme à âme), rationalisation du processus de sélection, abondance des candidats : les relations en ligne semblent avoir tout pour plaire.

1. Derrière l’écran : neutraliser la distance physique tout en en

profitant

1.1. La communication à distance

Un des avantages notoires des relations en ligne est que du fait même qu’elles sont en ligne, elles peuvent exister. On est bien loin de la lettre postée avec un délai de réponse très variable selon le lieu et l’époque. Avec le net, la communication n’a plus de frontières et elle peut être instantanée. Cela fait en sorte qu’on peut avoir une discussion virtuelle au même titre qu’une discussion en personne à la différence qu’on peut avoir un meilleur

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contrôle du message lorsque celui-ci est médiatisé par un écran. De plus, cette médiation est très utile lorsqu’on veut couper cette communication.

1.1.1. Présence à distance

Grâce à Internet, la communication avec une personne qui se trouve à des milliers de kilomètres de soi devient très accessible et requiert peu de ressources; la distance physique d’une personne à l’autre ne compte alors plus. Par ailleurs, comme le souligne Dominique Wolton, en supprimant les barrières physiques, on supprime aussi le temps ou l’attente qui aurait normalement été requis dans une communication où l’émetteur et le récepteur sont plus ou moins distants22 et cette instantanéité dans l’échange accentue l’impression de proximité physique et aide au développement d’une proximité spirituelle. D’ailleurs, on peut constater que cette dernière est présente tant dans les relations en ligne que hors ligne, car on peut avoir un contact important (fréquent, long, démontrant une disponibilité, etc.) avec une personne. Qui plus est, celui-ci peut accroître l’attraction, car il démontre une forme d’intérêt réciproque23 : « we tend to be attracted to people who are attracted to us24 »,

explique Ben-Ze’ev. En quelques mots, via Internet, on peut ainsi être présent à distance. 1.1.2. Meilleur contrôle dans la communication avec l’autre

En ligne, il est plus facile de contrôler le message qu’on veut transmettre, car on n’attend pas forcément une réponse immédiate comme c'est le cas lorsqu’on discute en personne (on ne s’offensera pas (ou presque pas) d’un long délai de réponse voire que quelqu'un ne réponde pas à un message). On peut ainsi penser à ce que l’on va dire, réécrire un message une multitude de fois, cacher des réactions ou intentions que l’on ne voudrait pas démontrer (rougissement, surprise, posture, etc.). Il est alors plus facile de contrôler son message et de se montrer sous son meilleur jour (ou du moins, celui qu’on désire montrer). Ben-Ze’ev souligne justement qu’il y a là un risque : « One may claim that this also makes the responses less spontaneous and more manipulative. Such risk does indeed exist25 ». Ainsi, en ligne, il est fort possible que notre présentation personnelle soit éloignée de la réalité. Quelqu'un qui voudrait trop bien paraître pourrait décrire une image non réaliste. Par

22 Dominique Wolton, Penser la communication, Paris, Flammarion, 1997, p. 269. 23 A. Ben-Ze’ev, Love Online : Emotions on the Internet, op. cit., p. 173‑174. 24 Ibid., p. 174.

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opposition, la relation hors ligne ne comportera pas un tel risque; elle impliquera des réponses spontanées et le jugement du partenaire sera beaucoup moins soumis à notre rétention d’informations et à la présentation que l’on fait de soi-même. Par contre, Ben-Ze’ev objecte que si l’on veut avoir une relation durable, on ne cherchera pas à tromper l’autre. Et, même si, consciemment ou non, on présente une image flatteuse pour soi, ce n'est pas un problème, car à force de discuter avec la personne, les défauts se révèleront par eux-mêmes. De toute façon, fait-il valoir, en développant une relation et un attachement à l’autre, on est susceptible de devenir plus tolérant par rapport aux éventuelles mauvaises surprises26. Ainsi, la relation en ligne facilite la communication avec l’autre, car elle permet de contrôler davantage de facteurs qui entrent en ligne de compte dans le message. Elle offre aussi une barrière de protection entre soi et autrui.

1.1.3. Aisance et sécurité d’une communication médiatisée

Communiquer en ligne est facile et très sécurisant. Pas étonnant que nombre de personnes osent dire sur Internet ce qu’elles ne se permettraient pas d’exprimer en personne (ex. : faire une déclaration d’amour, s’indigner contre quelque chose, défendre une opinion forte, etc.). Selon Ben-Ze’ev, cette aisance serait due au fait qu’on aurait moins peur des conséquences : « [F]lattery (and criticism) […] is easiest to express in cyberspace and hardest in face-to-face encounters. In all these cases, the less real nature of online communication reduces the pain of a hostile response27. » Marie Bergström et Serge Tisseron sont du même avis : en n’étant pas exposé au regard d’autrui, les utilisateurs sont moins timides que dans le « monde réel », car ils se sentent en sécurité, ils ont moins peur de subir une réaction de désapprobation ou une sanction28 : « [L]’anonymat et l’absence de face-à-face, écrit Bergström, sont vécus comme des facteurs qui diminuent le risque de perdre la face et créent ainsi un espace propice à la séduction dans la mesure où les enjeux sont considérés comme moindres29. » C'est pour cette même raison que les personnes vivant une relation en ligne auraient davantage tendance à se dévoiler intimement30.

26 Ibid. 27 Ibid., p. 11.

28 S. Tisseron, Rêver, fantasmer, virtualiser : du virtuel psychique au virtuel numérique, op. cit., p. 138. 29 Marie Bergström, « Nouveaux scénarios et pratiques sexuels chez les jeunes utilisateurs de sites de

rencontres », Agora : Débats/Jeunesses, 2012, vol. 1, no 60, p. 109.

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De plus, un certain sentiment de sécurité peut être instauré par le fait qu’on se sent moins engagé par la relation virtuelle : « personal involvement – and, in particular, the commitment and seriousness of online partners – is lower than in offline relationships31. » Par ce détachement, il est plus facile de mettre fin à une relation et on risque moins d’être blessé émotionnellement par une séparation. Par contre, selon Ben-Ze’ev, s’il est vrai qu’un éventuel engagement émotif pourra causer une douleur certaine, la perspective de retrouver un vaste choix de nouveaux candidats en ligne pourrait l’amoindrir.

En somme, Internet a « [t]ous les avantages de la communication sans les risques de la communication32 ». S’il est vrai qu’on oserait y exprimer des choses qu’on pense mais

qu’on ne dirait pas dans la « vraie vie », les espaces numériques permettent d’exprimer plus facilement son « vrai soi ». Par contre, la liberté ne se limite pas à cet aspect : on peut aussi y voir une opportunité de revêtir une autre personnalité que la sienne33.

1.2. L’écran permet d’incarner ce que l’on veut

Nous en parlions précédemment, le fait de communiquer à travers un écran permet d’avoir un certain contrôle sur ce que l’on veut bien présenter à l’autre. Outre cela, le net permet de taire des aspects de sa personne que l’on ne souhaite pas présenter à l’autre. C'est ainsi une occasion inégalée de présenter une image de soi à son propre goût. Plus encore, le net permet d’aller au-delà des limites du réel en nous donnant la possibilité d’incarner l’identité de son choix.

1.2.1. « Lifting identitaire34 » ou montrer un profil attrayant

Contrairement à la relation hors-ligne, sur le web, on peut avoir un contrôle sur les caractéristiques de soi-même que l’on présente. Et cela peut-être très rassurant tel que l’écrit Serge Tisseron : « le fait d’entrer en contact à travers les mondes virtuels permet de passer sous silence des caractéristiques personnelles dont le porteur peut craindre qu’elles

31 Ibid., p. 180.

32 P. Breton, Culte d’internet, op. cit., p. 93.

33 S. Tisseron, Rêver, fantasmer, virtualiser : du virtuel psychique au virtuel numérique, op. cit., p. 138‑139. 34 Expression évoquée par Pascal Lardellier dans Le cœur NET (2004).

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entravent le développement d’une relation35 ». Afin de séduire l’autre, on pourra procéder à un « lifting identitaire », comme l’appelle Pascal Lardellier, et montrer une image de soi flatteuse (en mettant en valeur nos bons côtés, en atténuant voire en dissimulant des défauts ou en modifiant notre image). Bien sûr, en ayant une relation strictement en ligne, le physique a peu voire pas du tout d’importance. C'est justement pourquoi Ben-Ze’ev indique que plusieurs des caractéristiques qui nous attirent chez l’autre n’ont aucun lien avec son physique (par ex. : le sens de l’humour, l’empathie, la disponibilité, etc.). On voudra malgré tout présenter un profil attrayant, ce qui concerne la personne en général (le statut social, les qualités personnelles, les intérêts, etc.). Mais quelle sera la concordance entre cette belle personnalité et mon identité? Devrait-il y avoir une limite aux améliorations que l’on apporte? Au fond, si le monde virtuel me permet d’être ce que je souhaite, pourquoi m’en priver si cela permet un bel échange avec l’autre?

1.2.2. L’écran, lieu des possibles : dépasser les limites du corps

Plusieurs considèrent aujourd'hui que le corps enferme l’esprit, le limite, l’empêche de s’épanouir36. Il est fragile, il vieillit, il meurt et il nous entraîne avec lui dans sa déchéance. Cette idée n'est pas nouvelle et, déjà, au temps de la Grèce antique, elle est évoquée par Platon lorsqu’il le compare à un « tombeau » pour l’âme37. Avec la conception cartésienne du corps, on va un peu dans le même sens : le corps est considéré (au niveau métaphysique) comme étant distinct de l’âme ou esprit et comme une sorte de navire de chair périssable servant de transport physique pour l’âme38. Bref, résume David Le Breton, le corps est un « simple support de la personne39. » Il a, d’une certain façon, quelque chose d’étranger à soi. Ce n'est pas le corps que je suis, mais le corps que j’ai : « le corps est dissocié du sujet et perçu comme l’un de ces attributs. Le corps devient un avoir, un double40. » Le développement de la techno-science et de la médecine entretient la vision cartésienne : on le voit comme une sorte de machine organique complexe dont on peut comprendre les rouages sur lesquels on peut agir (par exemple par les médicaments, greffes d’organes,

35 S. Tisseron, Rêver, fantasmer, virtualiser : du virtuel psychique au virtuel numérique, op. cit., p. 138. 36 P. Breton, Culte d’internet, op. cit., p. 70.

37 Cf. Gorgias, 493 a; Cratyle, 400 c, Phèdre, 250 c.

38 René Descartes, Méditations métaphysiques, GF Flammarion., Paris, 2000, p. 77‑79 et 191. 39 David Le Breton, L’adieu au corps, Paris, Métailié, 1999, p. 9.

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prothèses, chirurgies, etc.). Ces possibilités nous amènent à penser que le corps – organisme améliorable – devrait correspondre aux désirs de notre esprit, car c'est ce dernier qui compte vraiment, selon cette vision. Pour Le Breton, cette pensée relève d’un « fantasme implicite », soit « celui d’abolir le corps, de l’effacer purement et simplement en lui substituant une machine d’une plus haute perfection41. » D’ailleurs, comme l’explique Pierre Musso, le but ultime de l’amélioration du corps grâce aux NBIC42 est de « permettre la “libération” progressive du corps humain de ses contraintes biologiques, jusqu’à dépasser les limites de la nature dans les rêves/utopies de “santé parfaite”, d’immortalité, voire de transformation de l’humain devenant hybride mi-homme, mi-technique43. » Avec l’idée d’un esprit téléchargeable virtuellement – idéal des transhumanistes extropiens44 –, on est

au sommet de la logique d’assainissement et d’amélioration du corps : l’humain est enfin débarrassé de son corps encombrant et fragile et on annihile toute possibilité de maladie, de handicap ou même de mort. Yves Stourdzé appelle ce projet « l’extermination corporelle45 ». Cette visée peut nous sembler au premier abord extrême, mais logique. C'est comme si le cyberespace, rendant possible la dématérialisation tant désirée, la rendait du même coup justifiée, explique David Le Breton : « En dissociant corps et expérience, en déréalisant le rapport au monde et en le transformant en relation à des données, le virtuel légitime l’opposition radicale entre esprit et corps, aboutissant au fantasme d’une toute-puissance de l’esprit46. »

Justement, ajoute Carole-Anne Rivière qui se penche sur l’univers de Second Life47, le monde virtuel permet d’une certaine façon d’échapper aux limites du corps, il « offre un espace où domine le sentiment que tous les désirs peuvent être exaucés48. » Les utilisateurs peuvent satisfaire des désirs réels (qu’ils n’arrivent peut-être pas à satisfaire dans la

41 D. Le Breton, L’adieu au corps, op. cit., p. 11.

42 Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives.

43 Pierre Musso, « Le technocorps, symbole de la société technicienne » dans Technocorps : La sociologie du corps à l’épreuve des nouvelles technologies, Paris, Éditions François Bourin, 2013, p. 142.

44 Qui adhèrent à l’extropianisme, une forme de transhumanisme dont le but serait de pouvoir télécharger son

esprit sur la toile afin de se débarrasser de son corps et de ne pas connaître la mort.

45 P. Musso, « Le technocorps, symbole de la société technicienne », art cit, p. 141. 46 D. Le Breton, L’adieu au corps, op. cit., p. 141.

47 Univers virtuel en ligne dans lequel les utilisateurs incarnent des personnages dans des mondes qu’ils

peuvent créer eux-mêmes. Ils peuvent y faire des rencontres, faire des activités, gagner de l’argent réel, etc.

48 Carole-Anne Rivière, « Comme si... » dans Second Life : Un monde possible, Paris, Les Petits Matins,

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« vraie vie ») et en éprouver une réelle satisfaction. Dominique Wolton abonde dans le même sens : derrière l’écran, tout est possible d’une certaine façon. C'est pourquoi l’imagination est particulièrement sollicitée par les nouvelles technologies. Je peux m’inventer et je ne suis plus soumis aux contraintes physiques et sociales49. Effectivement, avec l’absence du corps et du visage vient aussi l’absence d’une identité prédéterminée et fixe, car le sujet ne se présente dans le cyberespace que par son identité virtuelle (il peut, s’il le souhaite, montrer son apparence en présentant une photo de lui alors que c'est inéluctable avec la présence physique50). « La communication sans visage, sans chair, favorise les identités multiples, la fragmentation du sujet engagé dans une série de rencontres virtuelles pour lesquelles il endosse à chaque fois un nom différent, voire même un âge, un sexe, une profession choisis selon les circonstances51. » On peut ainsi jouer un

ou plusieurs rôles qui n’ont aucun lien avec la personne que l’on est vraiment. Le net, fait valoir David Le Breton, devient un lieu de mascarade, car on est libéré de l’identité normalement imposée par le visage52. Devant cette possibilité de multiplicité identitaire, on peut se questionner : qui est le vrai soi? Celui en ligne ou celui en personne? Dans tous les cas, il est clair que le web permet d’aller au-delà des limites du corps en donnant la possibilité de revêtir l’identité souhaitée.

1.3. Relation pure, d’âme à âme

En plus de considérer le corps comme une limite, dans le cyberespace, il semble être vu comme un obstacle à la relation. On se dit qu’en le mettant de côté – on a plus ou moins le choix –, on peut voir la personne telle qu’elle est vraiment sans être influencé par son corps, car celui-ci, au premier regard, pourrait nous amener à la rejeter ou à la préjuger. L’apparence physique n'est pas exclue complètement, mais son importance est moindre que dans les relations hors-ligne. Ce qui compte le plus, au fond, c'est l’esprit de la personne, sa personnalité53. Le web permet donc de développer une relation pure, c'est-à-dire d’âme à

49 Dominique Wolton, Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion,

2000, p. 90.

50 D. Le Breton, L’adieu au corps, op. cit., p. 144. 51 Ibid., p. 18.

52 D. Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, op. cit., p. 329. 53 A. Ben-Ze’ev, Love Online : Emotions on the Internet, op. cit., p. 162.

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âme. Certains témoignent qu’ils sont même tombés amoureux d’une personne sans jamais l’avoir vue. Aaron Ben-Ze’ev rapporte quelques témoignages de ces cyberamours :

- « [H]ere on the Net the true person comes out. I love him for who he is not what he looks like54. »

- « The relationship is all about what is happening inside the soul and the mind, and the body doesn’t get in the way. I believe that people can fall in love through email because they meet their souls first55. »

- « I decided that I would not show this new guy my picture. I really wanted our minds to connect56. »

Selon l’auteur, il peut être possible d’aimer quelqu'un dès la première rencontre en ligne. Par contre, ici, l’effet de halo57 est basé sur le style d’écriture plutôt que sur l’apparence physique58. Malgré ce biais, pour Aaron Ben-Ze’ev, l’absence physique est un avantage des relations en ligne, car dans une relation à long terme, ce qui importe c'est l’intérieur plutôt que l’extérieur.

Par conséquent, ajoute Ben-Ze’ev, la relation en ligne a plus de chance d’être profonde que celle hors ligne, car, ne pouvant se baser sur l’apparence physique, elle ne peut pas se baser sur le superficiel. En ligne comme hors ligne, on peut avoir des contacts réguliers avec une personne et développer une familiarité avec elle. Néanmoins, même si cet aspect joue un rôle important dans l’appréciation d’un objet, il ne saurait suffire, car s’il est vrai qu’une plus grande exposition à un objet entraînera une plus grande appréciation de celui-ci, il est aussi vrai que, face à un objet simple, une trop grande familiarité risque d’amener le désintérêt, l’ennui. Ainsi, la complexité amenée par la plus probable profondeur de la relation virtuelle maintiendra son côté attrayant et donc, sera potentiellement plus durable59.

Cette relation qui, selon Ben-Ze’ev, a plus de chance d’être durable est-elle différente à ses débuts de la relation hors ligne? Si oui, en quoi?

54 Ibid.

55 Ibid., p. 162‑163. 56 Ibid., p. 163.

57 Biais cognitif amenant à ne voir que ce qui correspond à une caractéristique perçue lors de la première

impression.

58 A. Ben-Ze’ev, Love Online : Emotions on the Internet, op. cit., p. 177. 59 Ibid., p. 224‑225.

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2. Internet offre plus d’options quant à l’éventuel amant

2.1. Choix du candidat

Beaucoup de relations virtuelles prennent naissance sur des sites de rencontres. La particularité de ces cyberespaces est qu’ils évacuent la part de hasard normalement présente lors d’une rencontre hors ligne et permettent un contrôle et une certaine rationalisation dans le choix du candidat. De fait, comme le soulignent Aaron Ben-Ze’ev et Marie Bergström, les sites de rencontres ont pour avantage d’éliminer toute ambiguïté quant aux intentions des autres. Dans la « vraie vie », on peut séduire quelqu'un sans connaître son état matrimonial, son orientation sexuelle ou son envie d’entreprendre ou non une relation à court moyen ou long terme60. Être au courant de ces informations rend le flirt en ligne beaucoup moins risqué et considérablement plus facile, explique Bergström :

Alors que l’ambigüité occupe généralement un rôle important dans les jeux de séduction, les sites de rencontres ont la particularité d’être des espaces principalement et explicitement organisés en vue de rencontres amoureuses et sexuelles. […] En effet, si la séduction hors ligne est habituellement un processus de tâtonnements et d’un [sic] rapprochement progressif, la séduction sur les sites de rencontres est une interaction « en connaissance de cause » qui pousse les interlocuteurs à trancher rapidement sur l’avenir de la relation61.

Avec ces sites, non seulement on connaît les intentions de l’éventuel partenaire, mais on choisit aussi ce partenaire, à la différence que le mode de sélection n'est pas le même qu’en personne : « La multiplication des possibles, écrit Jacques Marquet, remplace ici le hasard, pensé sur le mode de l’évènement fortuit, valorisé dans le modèle romantique62. » C'est que, sur les sites de rencontres, on choisit une personne selon son profil qui offre une description générale d’elle-même. Celui qui cherche son « âme sœur » virtuel, indique Eva Illouz, est alors forcé « de se livrer à un travail d’observation réflexive de lui-même, d’introspection, de définition et d’expression réfléchie de ses goûts et de ses opinions63. »

Cette façon de faire est particulière, car non seulement elle exige de présenter une sorte de curriculum vitæ de soi version personnalité, mais elle implique aussi de choisir

60 Ibid., p. 178 ; M. Bergström, « Nouveaux scénarios et pratiques sexuels chez les jeunes utilisateurs de sites

de rencontres », art cit, p. 111.

61 M. Bergström, « Nouveaux scénarios et pratiques sexuels chez les jeunes utilisateurs de sites de

rencontres », art cit, p. 111.

62 Jacques Marquet, « L’amour romantique à l’épreuve d’Internet », Dialogue, 2009, vol. 4, no 186, p. 19. 63 Eva Illouz, Les sentiments du capitalisme, Paris, Éditions du Seuil, 2006, p. 143.

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rationnellement un candidat selon certains critères. Et c'est précisément le rôle des sites de rencontres : aider à la sélection candidats potentiels au moyen d’une panoplie de caractéristiques (qualités, centre d’intérêts, activités préférées, etc.). Pour Ben-Ze’ev, c'est là une autre force des relations en ligne : « On the Internet, it is easier than elsewhere to find people with attributes you like. The computer’s ability to sort people in light of given characteristics is much greater than the process in offline circumstances, where accidents of proximity are crucial in this matter64. » Et, s’il est vrai que Qui se ressemble s’assemble, il peut être plus aisé de trouver le bon partenaire dans le cyberespace puisque les sites classent les fiches de personnes selon des caractéristiques. En effet, selon Ben-Ze’ev, on sera attiré par des personnes semblables à soi (selon l’âge, l’éducation, les allégeances politiques, les antécédents familiaux, etc.65). Il estime que le fait de pouvoir être sélectionné

ainsi permet de se faire apprécier pour ce que l’on est vraiment indépendamment de caractéristiques physiques ou socio-économiques non essentielles66 (taille, couleur de peau, revenu, religion, etc.). Bref, avec les sites web dédiés à la formation de relations, finies les rencontres hasardeuses : on peut contrôler et rationaliser le processus en sélectionnant sa future flamme – dont on est certain de son intérêt à fréquenter des gens – en tenant compte de ses propres critères et désirs. Qui plus est, cette sélection se fait parmi un bassin de candidats bien plus vaste que dans le monde réel.

2.2. Abondance des candidats

Alors qu’en personne on ne peut rencontrer qu’une quantité limitée d’individus, en ligne, la planète entière nous est accessible67. Il est aussi plus facile de comparer les individus entre

eux. C’est pour ces raisons que certains spécialistes dont Jean-Claude Kaufmann et Jacques Marquet associent Internet à un marché68. Même si j’ai des goûts ou intérêts plutôt particuliers, les chances de trouver des personnes avec qui j'ai des affinités sont augmentées de manière considérable. Je ne risque donc plus de rester isolé avec moi-même69. Par

64 A. Ben-Ze’ev, Love Online : Emotions on the Internet, op. cit., p. 178‑179. 65 Ibid., p. 174.

66 Ibid., p. 179. 67 Ibid., p. 178.

68 Jean-Claude Kaufmann, Sex@mour, Paris, Armand Colin, 2010, p. 14 à 16 ; J. Marquet, « L’amour

romantique à l’épreuve d’Internet », art cit, p. 13‑14.

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conséquent, il peut être tentant de chercher l’amour sur Internet parce qu’il semble être presque garanti que l’on trouvera quelqu'un (comment non, avec tout ce choix?).

3. Conclusion

En conclusion de ce bref chapitre, on peut constater que selon plusieurs auteurs dont notamment Ben-Ze’ev, Bergström, Breton, Le Breton, Tisseron et Wolton, le monde virtuel peut présenter certains avantages pour démarrer et vivre une relation d’amour. Déjà, sans le net, une multitude de relations seraient tout simplement impossibles en raison de la distance physique. De plus, étant derrière un écran, mon partenaire n’a pas accès directement à moi et, ce faisant, je peux davantage contrôler les informations que je souhaite lui transmettre ou non. Cela facilite grandement les échanges. Ainsi, l’écran joue à la fois le rôle de pont et celui de barrière entre soi et autrui. Et cette barrière est rassurante et pratique, car elle m’amène à ne pas me soucier de ces préoccupations : À qui ai-je affaire exactement? Que pense-t-il de moi et de mes propos? Que penserait-il de mon corps s’il le voyait? Très rassurant, l’écran me donne la possibilité de me déconnecter à tout moment. Protégé par mon anonymat, je n’ai pas à craindre les représailles ou la honte de l’échec. Je me sens alors confiant pour dire ce que je veux et incarner ce que je désire que ce soit par un « lifting identitaire » ou carrément par le fait de revêtir une autre identité. Si mon corps me limite, le cyberespace, lui, n’a comme limite que mon imagination. Le net est le lieu rêvé pour rencontrer des gens qui veulent avoir une relation dans laquelle ils seront aimés pour leur vraie personnalité qui peut s’exprimer en cet endroit. En étant connecté à la planète, il devient dès lors très probable qu’une personne puisse enfin trouver la perle rare qui lui correspondra. Bref, entrer en contact avec l’autre par le monde virtuel semble l’idéal. En revanche, est-ce que ces relations virtuelles sont trop belles pour être vraies? Y a-t-il des problèmes inhérents à ce type de relation? Les sites de rencontres, porte d’accès principale à l’amour virtuel, pourront-ils tenir leur promesse de donner accès à une passion réciproque? Avant de répondre à ces interrogations, il est nécessaire de se pencher sur la nature de l’amour.

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Chapitre II : Quelques traits essentiels de l’amour (erôs)

Avant d’entreprendre une étude visant à établir s’il est possible ou non de vivre une relation d’amour en ligne, il convient d’étudier ce sentiment profond. Ce n'est toutefois pas une tâche aisée : même si l’on peut avoir une intuition de ce qu’il est, tenter de le circonscrire dans une définition fermée ne lui rendrait pas justice, comme l’explique Max Scheler70. Comment pourrait-on en rendre compte pleinement en le limitant à des concepts? « [D]ès que nous tentons de le définir, ou du moins de l’approcher par des concepts, souligne aussi Jean-Luc Marion, il s’éloigne de nous aussitôt71. » Et Thomas De Koninck d’ajouter qu’en plus de cette insuffisance des mots, il ne peut être saisi que si l’on en a eu l’expérience, de la même façon qu’un aveugle-né ne pourra pas comprendre ce qu’est la couleur tant qu’il ne l’aura pas vue72 : « Qui n'a pas aimé ne peut rien y comprendre, tant il [l’amour] appartient à l’expérience. À l'instar du beau, de l'humour, de tout ce qui est ineffable et donne son plein sens à la vie humaine, il échappe à l'analyse externe73. » Qui plus est, la diversité des amours vécus amène une autre complication, soit que l’amour peut prendre différentes formes selon les cultures et les personnes. Néanmoins, il n’y a pas lieu de se laisser aller dans le relativisme et d’affirmer tout et rien au sujet de l’amour. On ne confondra pas amour et haine, par exemple. Il faut se questionner à savoir ce qu’ont en commun toutes ces expériences que l’on associe à ce terme afin d’en dégager des caractéristiques communes. Ces quelques difficultés majeures mentionnées – pour ne nommer que celles-là – rendent l’examen de ce sentiment ardu. C'est pourquoi, dans ce présent chapitre, nous tenterons, humblement, non pas de définir l’amour-passion (au sens de l’erôs), mais d’en faire ressortir quelques traits essentiels (mais non limitatifs).

1. Erôs et philia

Les Grecs anciens distinguent 4 types d’amour : l’agapê (charité), la storgê (affection), la philia (amitié) et l’erôs (amour-passion). Dans notre recherche, à moins d’une indication contraire, on fera référence à ce dernier. Néanmoins, l’étude de l’amitié (philia) est un

70 Max Scheler, Nature et formes de la sympathie: contribution à l’étude des lois de la vie affective, Paris,

Payot, 1971, p. 212.

71 Jean-Luc Marion, « L’intentionnalité de l’amour » dans Emmanuel Lévinas, Paris, Verdier, 1984, p. 225. 72 Thomas De Koninck, À quoi sert la philosophie?, Québec, Presses de l’Université Laval, 2015, p. 89 à 90. 73 Thomas De Koninck, « Shakespeare, chantre de l’amour », Phare, Automne 2011, vol. 11.

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préalable éclairant pour tenter de comprendre l’amour-passion, car les amants sont aussi des amis. « L’amour, surtout dans la durée, a tous les traits positifs de l’amitié74 », écrit Alain Badiou. De fait, l’amour est un excès d’amitié : « l’amour sensuel […], explique Aristote, se veut une amitié en quelque sorte poussée à l’excès, c'est-à-dire vouée à une seule personne75. » C'est pourquoi nous consacrerons quelques lignes à la philia pour relever comment elle est reliée à l’erôs et comme elle s’en distingue. Cette comparaison aidera à mieux comprendre la nature de cette passion.

Pour débuter, il importe d’exposer les observations incontournables sur l’amitié que présente Aristote. Ce sont là des considérations fondamentales sur lesquelles nous reviendrons dans les autres sections de ce texte. Selon lui, à l’égard de ses amis, l’homme de bien fera preuve d’une ou de plusieurs de ces attitudes qu’il a envers lui-même, car il est avant tout son propre ami : il souhaite et recherche son bien; il souhaite qu’il existe76; il souhaite passer du temps avec lui77; il partage ses joies et ses difficultés; et il fait des choix semblables à lui (car il est en accord avec lui78). Concernant ce dernier aspect, Aristote écrit que l’ami est « un autre soi-même79 », car on est ami avec les gens qui nous ressemblent ou avec qui l’on a des choses en commun (selon ce qui est en commun, ce peut être une amitié seulement par analogie). En effet, il estime que ce proverbe est juste : « le semblable est l’ami du semblable80. » Platon défend cette même idée en parlant de l’amoureux dans le Phèdre lorsqu’il écrit qu’« il se voit dans son amant comme dans un miroir81. » On voit bien, comme le défend Aristote, que ces attitudes peuvent s’appliquer à tout ami quel qu’il soit (soi-même, camarade ou être aimé en tant qu’il est aussi un ami). Elles fournissent donc des informations essentielles pour comprendre la relation amoureuse. Justement, comme se vit cette philia dans l’erôs?

74 Alain Badiou, Éloge de l’amour, Paris, Flammarion, 2009, p. 38.

75 Aristote, Éthique à Nicomaque, traduit par Richard Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004, p. 489‑490 (1171 a

11).

76 Voir aussi Aristote, Éthique à Nicomaque, 1171 b 34.

77 En effet, dans son rapport avec lui-même, l’homme vertueux est satisfait, car il est intègre et apprécie les

actes qu’il a posés, ceux-ci lui laissant des souvenirs agréables : « l’homme vertueux souhaite passer du temps à s’entretenir avec lui-même, car il a du plaisir ce faisant. » Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1166 a 23.

78 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., p. 462‑464 (1166 a 1-34) ; Aristote, Éthique à Eudème, traduit par

Vianney Décarie, Paris, Librairie J. Vrin, 1997, p. 174‑175 (1240 a 23‑1240 b 14).

79 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., p. 481 (1169 b 6-7) ; Ibid., p. 486 (1170 b 6-7). 80 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., p. 461 (1165 b 16).

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