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Chapitre III : Amour virtuel

2. Relation d’amour virtuel(le) : Commander; consommer

2.1. Commander l’amour

2.1.2. Rationaliser l’amour

Le Principe Parship : Grâce à ce procédé qui s’appuie sur des fondements scientifiques, nous rapprochons des célibataires qui ont de fortes probabilités de former ensemble un couple durable et heureux524.

Tel que nous l’avons fait valoir précédemment, non seulement nous sommes passifs par rapport au sentiment amoureux – il nous prend par surprise; on ne peut le maîtriser – mais en outre, il n'est pas rationalisable. Nous avons déjà élaboré sur la manière de procéder des sites de rencontres, mais il convient d’examiner ce processus selon ce second point de vue. Comment se passe la relation à l’autre lorsqu’elle débute en ligne? Chose certaine, l’ordre naturel de la rencontre amoureuse est inversé : « alors que l’attirance qu’on éprouve pour une autre personne précède en général la connaissance qu’on a d’elle, sur Internet la connaissance précède l’attirance, ou du moins précède la présence physique et la dimension corporelle des interactions sentimentales525. » Pas de hasard, pas de face à face, pas d’obscur désir qui nous prend par les tripes et qui nous pousse à nous rapprocher de l’autre, pas d’intuition. Sur les sites de rencontres, en général, on se présente via une fiche descriptive que l’on doit remplir et que les autres visiteurs pourront consulter. Souvent, on indique également le genre d’amant que l’on recherche. Puis, si l’on veut pouvoir trouver « l’âme sœur », impossible d’y aller au senti comme lorsqu’on rencontre des gens en

521 A. Badiou, Éloge de l’amour, op. cit., p. 32.

522 R. David, « S’aimer sans s’éprouver : De la virtualisation de la rencontre à la liquidation du sentiment

amoureux », art cit, p. 62.

523 A. Badiou, Éloge de l’amour, op. cit., p. 34.

524 Parship, « Le Principe Parship », dans Parship, Parship : Le site de rencontre par affinités, [en ligne].

https://www.parship.fr/pourquoi-parship/le-principe-parship/index.htm [Site consulté le 3 novembre 2017].

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personne; parfois, les profils sont agencés grâce à des algorithmes, parfois les individus naviguent à travers l’abondance des fiches en s’aidant de filtres (grand(e), aime le sport, gagne plus de 40 000 $/an, intellectuel(le), aime les chiens, sociable, ne fume pas, etc.) de la même manière que lorsque l’on veut acheter un produit sur Internet. C'est comme si celui qui cherche affirmait : « si une personne avait tel trait, je crois que je trouverais cela attirant; si une personne avait tel autre trait, cela me serait insupportable et il serait impossible que je tombe amoureux d’elle. » Et, c'est aussi comme si le fournisseur de service se demandait : « quelles caractéristiques est susceptible d’aimer ce client ayant tel type de personnalité? » Que ce soit chez le visiteur ou le concepteur du site, une réflexion est faite pour savoir ce qui susciterait l’amour. Il y a par conséquent une rationalisation de l’erôs : on essaie de le décortiquer afin de trouver la recette pour le faire advenir, mais, comme avec la mélodie, la chose qui suscite le rire ou la poule aux œufs d’or, on ne peut l’analyser sans en perdre l’essence. De plus, on évalue et compare l’autre rationnellement selon une multitude de caractéristiques, ce qui empêche de le considérer de manière intuitive dans sa totalité. Eva Illouz, rapportant les idées du psychologue Gary Klein526, met en lumière l’impact de la surabondance de critères dans la prise de décision :

l’opération mentale qui consiste à soupeser et à évaluer les mérites respectifs d’options différentes suppose de décomposer un objet, une personne ou une situation, et de tenter d’évaluer ces attributs par une comparaison raisonnée entre différentes options, réelles ou imaginaires. Cette forme d’évaluation ne s’appuie pas sur des jugements totalisants mais sur une information fragmentée. Résultat : l’objet est décomposé, dans le cadre d’un processus qui vient alors brouiller l’évaluation intuitive527.

Faire intervenir la raison pour tenter de provoquer l’amour est totalement impertinent. Ce que l’on aime, ce ne sont pas des qualités qui seraient rassemblées dans un individu – et donc, accessoirement, cet individu – mais l’individu en tant que tel. C'est pourquoi, comme nous l’expliquions notamment avec Max Scheler au chapitre II, l’amour n'est pas rationalisable, assure à ton tour R. David : « ce qui tisse le lien amoureux, le désir, échappe à toute possibilité de rationalisation. À cette question, les deux amants savent pertinemment que l’amour ne saurait se résumer à des critères objectivables liés à la beauté ou au caractère de l’individu, mais tient davantage à une métaphysique du « je-ne-sais-quoi »

526 Gary Klein, Sources of Power. How People Make Decisions, Cambridge, MIT Press, 1999. 527 E. Illouz, Pourquoi l’amour fait mal : l’expérience amoureuse dans la modernité, op. cit., p. 158.

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(Jankélévitch, 1981), de l’introuvable528. » L’amour, en effet, ne se dit pas; il se vit. Le dire, l’encadrer dans des conditions, aimer l’autre pour certaines caractéristiques et donner des justifications rationnelles ne fait pas de sens. Si l’amour ne tenait qu’aux qualités, par exemple, comment pourrait-on expliquer que l’être aimé soit irremplaçable? « L’amour, insiste R. David, s’éprouve dans une dimension invisible, dans l’intimité de l’être et du corps, dans les rugosités de la chair, si bien que lorsqu’il s’évanouit, ce ne sont pas des caractéristiques psychologiques ou sociales de l’être aimé que l’on perd, mais bien plutôt l’irréductible puissance invisible du vivant529. » Bref, l’amour ne se rationalise pas; il s’éprouve.