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L’amour implique une reconnaissance mutuelle

Chapitre II : Quelques traits essentiels de l’amour (erôs)

7. L’amour implique une reconnaissance mutuelle

Bien que nous ayons développé le concept de l’altérité en amour (et, du même coup, de la liberté), nous en avons surtout parlé du point de vue de la nécessité : pour être préservé, l’autre doit être distinct de moi, sinon il se réduira à n’être que ma simple représentation alors que l’amour, en tant que désir, se porte vers quelque chose d’extérieur à soi. Il faut aller plus loin sur le thème et voir si la manière dont je vois l’autre compte également. Dois-je absolument le reconnaître comme un sujet autonome pour que l’amour soit possible? En outre, nous avons déjà révélé brièvement le caractère essentiel de la liberté en amour. Cependant, beaucoup reste encore à dire sur le sujet. En effet, il faut voir encore pourquoi exactement il est si important que l’autre m’aime librement en tenant compte de la reconnaissance.

7.1. Explication de la reconnaissance mutuelle telle que pensée par Hegel

Pour mieux approfondir la question de la liberté de l’être aimé, il est incontournable de comprendre le concept de reconnaissance mutuelle tel que mis de l’avant par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit à travers la dialectique du maître et de l’esclave. Celle-ci

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consiste en un combat relationnel entre ces deux individus visant à être reconnus l’un par l’autre comme ayant une dignité humaine. Le point de départ est qu’un individu ne reconnaît pas de prime abord l’être en face de lui (une autre conscience) comme un être autre et autonome – c'est-à-dire comme subsistant par soi –, mais plutôt comme un objet, soit un objet de sa propre conscience ou, tel que nous l’évoquions plus haut par les explications de Jean-Luc Marion, comme mon simple objet de conscience213. C'est de cette façon que la conscience de soi « a par là supprimé l’Autre, car elle ne voit pas non plus l’Autre comme essence, mais soi-même dans l’Autre214. » S’opèrera alors un mouvement de part et d’autre pour obtenir la reconnaissance. Celui qui deviendra l’esclave, refusant de s’exposer à la mort, évitera le combat et se soumettra : il agira par la suite comme le souhaitera le maître. C'est pourquoi celui-ci se retrouve en face d’un être qui a un statut d’objet vide, qui ne fait que lui renvoyer le reflet de son être, car « ce que fait le serviteur est proprement le faire du maître215 », indique Hegel. Le maître lutte pour obtenir une reconnaissance. Ces options s’offrent alors à lui : s’abaisser au niveau de l’esclave, être maître devant un être qu’il chosifie (il y a alors frustration) ou encore considérer l’esclave comme une personne qui serait son égal. Toutefois, il désire conserver son statut de maître; il ne veut pas s’exposer à devenir l’esclave de l’autre. Cependant, la reconnaissance doit venir d’un être hors de lui, soit l’esclave; il est par conséquent dépendant de lui et les rôles s’inversent alors216. Le problème est que le maître cherche une reconnaissance mais pas d’un être qui lui serait entièrement soumis et pour qui il n’aurait aucune considération, pas d’un être donc, qu’il chosifierait. Or, s’il considère l’esclave comme une chose et donc ne le reconnaît aucunement, la reconnaissance venant de lui est sans valeur. Une chose ne peut pas me reconnaître. Seul un égal le peut. Tant et aussi longtemps que la reconnaissance recherchée provient d’un être que je ne considère pas comme mon égal, il n’y a pas de reconnaissance possible. Je dois reconnaître autrui pour en avoir une reconnaissance authentique en même temps qu’autrui doit me reconnaître pour que ma reconnaissance à son égard ait de la valeur. Autrement dit, dans les mots d’Hegel, il faut que les deux

213 Ibid., p. 228 et 232.

214 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Vrin, 2006, p. 201. L’italique est de

l’auteur.

215 Ibid., p. 208. 216 Ibid., p. 208‑209.

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consciences « se reconnaissent comme se reconnaissant réciproquement217. » C'est pourquoi le phénoménologue écrit que « l’agir unilatéral de l’une [des consciences] serait inutile parce que ce qui doit se produire ne peut se réaliser que par l’agir des deux218. » Cette reconnaissance doit donc être mutuelle, comme l’énonçait d’emblée Hegel au tout début de son développement : « La conscience de soi est en et pour soi en tant que et du fait qu’elle est en et pour soi pour une autre conscience de soi, c'est-à-dire qu’elle est seulement en tant qu’un être reconnu219. » Bref, pour qu’il y ait une vraie reconnaissance, il faut qu’il y ait une réciprocité.

7.2. Implications de cette reconnaissance pour l’amour et la liberté

Cette reconnaissance mutuelle est primordiale en amour. L’autre, étant reconnu, n'est pas réduit à une représentation qui serait la mienne. Il reste une pure altérité libre. Cette liberté qui m’est étrangère est nécessaire pour qu’il y ait reconnaissance. Quelle valeur, en effet, aurait une « reconnaissance » que j’ordonne? Aucune. Cette liberté est donc indispensable. Nous le démontrions à l’instant, c'est précisément là que réside la difficulté de la reconnaissance que recherche le maître : en étant maître de son esclave et en lui ordonnant par sa toute puissance de reconnaître sa valeur, le maître échoue ipso facto, car la reconnaissance, pour être authentique, doit être mutuelle. Ce faisant, on ne peut jamais posséder autrui et encore moins l’être aimé. Alors qu’on voudrait que l’amour de l’être aimé n’ait de cesse, on ne peut le contrôler. En fait, souligne Levinas, on ne pourrait aimer un être que l’on possèderait : « Rien ne s’éloigne davantage de l’Eros que la possession. Dans la possession d’Autrui, je possède autrui en tant qu’il me possède, à la fois esclave et maître. La volupté s’éteindrait dans la possession220. » En accord avec la pensée hégélienne

et levinassienne, Jean-Paul Sartre fait valoir que lorsqu’on aime quelqu'un, on désire que cet amour soit réciproque, mais on n’a aucun pouvoir sur la conscience de l’autre et, même si l’on en avait, on désirerait quand même qu’il nous aime librement. Ainsi, ce n'est pas tant autrui que l’on veut « posséder », mais sa liberté. Personne ne veut d’un amour esclave et obéissant, personne ne veut d’un amour étant le fruit d’un automatisme (conditionnement,

217 Ibid., p. 203. L’italique est de l’auteur. 218 Ibid., p. 202.

219 Ibid., p. 201. L’italique est de l’auteur.

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habitude, peur, ensorcèlement, etc.), car cet amour n’a aucune valeur aux yeux de l’amant – peut-on seulement l’appeler « amour »? Ce qu’il aime, c'est l’être entier et surtout sa liberté. Si l’être aimé n’a plus sa liberté, il devient une chose et la reconnaissance mutuelle essentielle à l’amour n'est plus possible. « [I]l arrive qu’un asservissement total de l’être aimé tue l’amour de l’amant, soutient Sartre. Le but est dépassé : l’amant se retrouve seul si l’aimé s'est transformé en automate. Ainsi l’amant ne désire-t-il pas posséder l’aimé comme on possède une chose ; il réclame un type spécial d’appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté221. » Bref, l’amant veut que cette liberté en face de lui reste entière et l’aime librement.

En plus de cette liberté de l’être aimé, l’amant ne veut pas d’un amour se résumant à n’être que le respect d’un engagement passé à aimer. Il ne veut pas d’un amour-vestige dont les seuls liens avec l’amour véritable du départ seraient une promesse d’aimer et ce, même si cet engagement a été fait en toute liberté. L’amant désire plutôt que cet amour soit réaffirmé librement à chaque instant. En vérité, questionne Sartre, « [q]ui se contenterait d’un amour qui se donnerait comme pure fidélité à la foi jurée? Qui donc accepterait de s’entendre dire : “Je vous aime parce que je me suis librement engagé à vous aimer et que je ne veux pas me dédire ; je vous aime par fidélité à moi-même”? Ainsi, l’amant demande le serment et s’irrite du serment222. »

Lorsqu’on aime quelqu'un, on désire, d’une certaine façon, le posséder. Mais, bien sûr, ce n'est pas un désir de possession tel que celui que l’on peut avoir pour un objet (seul un psychopathe se contenterait de posséder le corps de l’être aimé), car la reconnaissance serait impossible. Vouloir posséder quelqu'un comme un objet n'a rien à voir avec l’amour; lorsqu’on aime quelqu'un, on désire plutôt « avoir pour soi » – Sartre parle de « conquérir » – l’autre en tant que sujet223. L’auteur exprime cette idée ainsi : « l’aimé […] ne se transformera en amant que s’il projette d’être aimé, c'est-à-dire si ce qu’il veut conquérir n'est point un corps mais la subjectivité de l’autre en tant que telle. Le seul moyen, en effet, qu’il puisse concevoir pour réaliser cette appropriation, c'est de se faire

221 J.-P. Sartre, L’être et le néant : essai d’ontologie phénoménologique, op. cit., p. 416. 222 Ibid.

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aimer. Ainsi nous apparaît-il qu’aimer est, dans son essence, le projet de se faire aimer224. » Pour Sartre, il est clair que, lorsque j'aime quelqu'un, je ne saurais me satisfaire de seulement être en sa présence, vouloir son bien et vouloir qu’il existe (même si cela est recherché); plus encore, je désire que l’être aimé me désire librement aussi : « Chacun veut que l’autre l’aime sans se rendre compte qu’aimer c'est vouloir être aimé et qu’ainsi en voulant que l’autre l’aime il veut seulement que l’autre veuille qu’il l’aime225. » En fait, considérant que la personne que j’aime est ce qui a le plus de valeur à mes yeux – elle est de ce fait unique et irremplaçable –, rien n’a plus d’importance que de me faire aimer et reconnaître de la même façon par cette personne particulière : « l’amant veut être “tout au monde” pour l’aimé226 ». Je ne veux pas être une simple cause fortuite (parmi tant d’autres)

du sentiment amoureux qu’elle éprouve; je veux susciter chez elle un amour, et ce, comme personne d’autre ne le cause227. En effet, écrit Sartre, « l’amant ne réclame pas d’être cause

de cette modification radicale de la liberté, mais d’en être l’occasion unique et privilégiée228. » Quand on aime, on désire la réciprocité, mais, évidemment, on ne l’a pas nécessairement. Contrairement à l’amitié qui n'est pas pensable sans cette réciprocité, l’amour existe sans elle mais n'est alors pas complet. Ce manque ne signifie pas qu’on ne parle pas d’amour-passion, mais plutôt qu’il sera comblé par la réciprocité.

En définitive, si je ne considère l’autre que comme objet, la dialectique indispensable de la reconnaissance mutuelle s’écroule et l’amour est alors impossible. Il faut que je reconnaisse l’autre comme mon égal (une altérité libre) mais cette reconnaissance ne sera valable que lorsque celui-ci me reconnaîtra aussi. L’erôs ne se veut pas unidirectionnel (ce n'est pas un amour qui cherche simplement à se donner) : il cherche plutôt la réciprocité. Et l’amant veut que l’amour qu’il reçoit perdure, mais il est impuissant car l’amour, pour exister, doit être libre; s’il pouvait contrôler l’être aimé, il ne serait plus en face d’une liberté et ce dernier ne serait alors plus que l’équivalent d’un objet. Hegel voit juste par rapport à nos relations humaines : chacun désire au plus profond de soi être reconnu comme étant libre et autonome. La reconnaissance permet d’être vraiment soi (car, rappelons-le, la

224 Ibid. 225 Ibid., p. 425. 226 Ibid., p. 417. 227 Ibid., p. 418.

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reconnaissance préserve l’autre dans son être et sa liberté qui lui sont propres). L’amour est la forme par excellence d’accomplissement de la reconnaissance mutuelle, car il est libre et par lui on découvre la valeur intrinsèque (ou dignité humaine) de l’autre. À ce propos, quelle est cette valeur de l’être aimé? Pourquoi est-il si important à mes yeux?

8. L’amour vise une personne concrète de manière