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Établir ses critères et conditions

Chapitre III : Amour virtuel

2. Relation d’amour virtuel(le) : Commander; consommer

2.1. Commander l’amour

2.1.3. Établir ses critères et conditions

Le premier site de rencontres pour célibataires exigeants : Rejoignez le site avec sélection à l’entrée et découvrez des célibataires impliqués pour des rencontres de qualité530.

Nous avons examiné jusqu’à maintenant comment les sites web dédiés à l’amour essaient de contrôler ce sentiment et de le faire advenir entre deux personnes en l’analysant rationnellement. Un troisième aspect du fonctionnement de ces sites allant à l’encontre de l’erôs est l’idée de sélectionner son futur amant selon des critères. Ce qui est frappant est que l’on va à la rencontre de l’autre comme lors d’une entrevue pour un emploi. D’abord, on définit quel genre de candidat on recherche et dans quel but (relation durable avec ou sans enfant, vie à deux amicale, relation sexuelle, etc.). On veut compagnon, mais pas n’importe quel! Il est important qu’il ait telles qualités, il serait bien qu’il sache faire ceci ou qu’il aime cela, mais il ne faudrait pas qu’il y ait tel défaut, etc. Il faut aussi se présenter pour que les futurs candidats soient intéressés par soi : on se décrit et on met une photo en rendant le tout le plus attrayant possible pour avoir le plus de soumissions possible. Ensuite, on publie une annonce/fiche : telle type de personne cherche tel type de partenaire pour répondre à tel besoin. Puis, quelques candidats manifestent leur intérêt; certains sont refusés sur-le-champ, d’autres méritent une discussion virtuelle pour en savoir davantage

528 R. David, « S’aimer sans s’éprouver : De la virtualisation de la rencontre à la liquidation du sentiment

amoureux », art cit, p. 63.

529 Ibid.

530 Attractive World, Attractive World : Pour célibataires exigeants, [en ligne].

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sur eux. On sélectionne alors quelques chanceux qui auront droit à un entretien en face à face… Cette image pourrait sembler caricaturale, mais elle ne l’est pas. Eva Illouz, qui a questionné des utilisateurs de sites de rencontres (seulement 25, par contre – précisons-le), relève que « presque toutes les personnes » interrogées qui devaient se rendre à une rencontre en face à face disaient se sentir « obligées de “faire leur marketing” et d’adopter le même comportement que si elles se rendaient à un entretien d’embauche au cours duquel elles seraient tour à tour le recruteur et le candidat531. » Une des participantes explique à Illouz comment elle voit ce moment : « C'est le rendez-vous que je trouve insupportable. Vous voyez, je suis très sociable, extravertie. Ça ne me gêne pas du tout de parler à des gens. Mais là, il faut vraiment faire son petit numéro de vendeuse, il faut se présenter le mieux possible, il faut vite poser des questions pour savoir ce que cherche l’homme532. »

Débuter une rencontre par des sites prévus à cet effet teinte la manière dont on entrera en contact avec l’autre en face à face : on se sent jugé et l’on a soi-même tendance à juger l’autre (surtout lorsqu’on a quelques rendez-vous à son actif) selon des critères précis. On sent qu’il faut se donner des barèmes pour sélectionner des candidats vu le bassin colossal de choix. Cette manière de fonctionner est incompatible avec l’amour. En plus de sélectionner rationnellement une personne, on le fait superficiellement en se fiant aux apparences et à ses préjugés. Et surtout, on accepte d’accorder de l’attention (et son amour?) à une personne seulement si elle correspond à certaines caractéristiques déterminées (alors que lorsque la rencontre a lieu dans le monde réel, c'est la personne elle- même qui, spontanément, attire l’attention de l’autre). Si une relation se développe, elle ne perdure que parce qu’elle continue à satisfaire les deux partenaires533. On « aime » l’autre parce qu’il – et tant et aussi longtemps (mais pas plus) qu’il – est svelte, a un revenu stable, aime la cuisine fine, est charismatique, etc. Mais ce sont tous là des accidents de l’être qui ne constituent en rien l’essence d’une personne. Une telle relation n'est donc pas fondée sur l’amour, fait valoir Jankélévitch : « Ce n'est pas aimer que d’aimer l’autre uniquement pour ses possessions, d’aimer l’être uniquement pour son avoir, – richesses, honneurs ou

531 E. Illouz, Les sentiments du capitalisme, op. cit., p. 159. 532 Ibid., p. 159‑160.

533 Joseph Josy Lévy et Catherine de Pierrepont, « Internet et la quête de l’âme sœur chez les célibataires

francophones du Québec » dans @mours virtuelles : conjugalité et Internet, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2010, p. 70.

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fonctions, d’aimer l’héritière uniquement pour l’héritage : l’avoir n'est guère plus en effet qu’une modalité ou un accident de l’essence; les possessions ne sont guère plus que les adjectifs ou annexes postiches de l’ipse534. » Il est en de même avec la beauté qui, même si elle est une « manière d’être », peut se dissiper avec le temps sans que la personne elle- même se perde. Même les dons de l’intelligence ne peuvent désigner l’être puisque eux aussi sont susceptibles de se dégrader « sans que la substance du moi devienne une autre pour autant; ces dons, tout en qualifiant la personne intime, ne sont donc pas la personne en personne ni ne servent à apprécier sa valeur morale535. » Ce qui compte vraiment c'est la personne prise pour elle-même et non pas tel ou tel trait qu’elle possède; dans le cas contraire, on passe à côté de l’individu : « l’amour impur, tranche Jankélévitch, aime pour autre chose que pour l’aimé; le sens de cet amour n'est pas contenu dans la personne aimée; il est ailleurs536. » En réalité, nous pourrions aller plus loin que Jankélévitch en affirmant

que cet « amour » conditionnel n'est pas impur; il n'est tout simplement pas de l’amour. Lorsqu’on aime une personne, on l’aime tout entière telle qu’elle est. La notion de « malgré » n’existe même pas. Et puisque c'est l’ensemble de ce qu’elle est (un tout indivisible) qui est aimé, l’amant n’arrive pas à justifier pourquoi il aime (il ne peut que répéter « parce que c'est elle »). Dès lors, il n’arriverait pas à concevoir comment on pourrait identifier des raisons ou des critères spécifiques expliquant la venue et le maintient d’un sentiment amoureux.

Au fond, on constate que, désespéré de trouver l’amour – ce qui n'est pas blâmable vu la beauté de ce sentiment – on se tourne vers des sites qui proposent une manière d’accéder à la rencontre amoureuse qui est aux antipodes de l’erôs : on cherche à commander l’amour. Pour plaire aux clients, des sites de rencontres visent à faire croire qu’ils peuvent garantir son avènement, comme si l’on avait un quelque contrôle sur le sentiment passionnel. En ce sens, on propose des critères pour choisir soi-même son partenaire ou on laisse les algorithmes le sélectionner pour soi. Mais, ce faisant, on passe à côté de l’essentiel de l’individu. L’amour vrai n'est pas rationalisable, advient indépendamment de notre volonté et est sans contredit dirigé vers une personne concrète et non pas vers ses qualités. En

534 V. Jankélévitch, Les Vertus et l’amour – Tome 2 (Traité des vertus II), op. cit., p. 210. 535 Ibid. L’italique est de l’auteur.

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quelques mots, nous avons vu comment on présente, dans le monde virtuel, l’amour comme quelque chose que l’on peut commander (soi-disant, on le ferait advenir de manière contrôlée et sécuritaire en tenant compte de critères rationnels). Cette logique du marché ne se limite pas à l’idée de se soumettre aux désirs du client; elle vaut aussi pour ce qui est de son côté consumériste.