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Il convient de se demander si cette situation du catholicisme qui est le fruit de ces multiples ajustements à la modernité est encore d’actualité aujourd’hui ? Notre questionnement est volontairement naïf, mais il rappelle un élément essentiel de la sociologie : sa contemporanéité, et donc la nécessité de repenser les paradigmes sociologiques au prisme de la nouveauté sociale, c’est à dire de celle qui est prise en compte par les acteurs sociaux. Or parmi les innombrables sujets sociaux qui ont été abordés de façon inédite par l’Église catholique depuis ces dernières années – on peut citer, par exemple de façon non exhaustive, la crise syrienne et la crise européenne des réfugiés, les réformes de la Curie Romaine ou de la Banque du Vatican, le statut des divorcés et des familles recomposées dans l’Église, la « théorie du genre » ou encore la légalisation du mariage homosexuel -, il en est un qui nous intéresse particulièrement au vue du projet scientifique que nous avons fixé : celui de la sauvegarde de la création.

La prise en compte de cette thématique est en effet de nature à justifier le retour aux paradigmes de la sociologie des religions pour inventaire, car l’écologie politique repose en grande partie sur la remise en cause des postulats de la modernité. La problématique des origines contestataires ou réactionnaires de l’écologie politique a nourri de nombreux ouvrages60. Il est plus que probable que les acteurs de l’écologie politique puisent dans l’un ou l’autre de ces systèmes politiques pour mieux s’opposer aux différentes expressions de la modernité politique. Mais ils s’appuient également sur les découvertes de l’écologie scientifique – tels que le réchauffement climatique, la chute de la biodiversité, la désertification, les effets locaux et internationaux des pollutions industrielles, les dangers du modèle agricole conventionnel sur les écosystèmes, les multiples conséquences de l’artificialisation des terres, les risques pour la santé humaine de certaines innovations techniques ou agricoles et plus généralement les procédures de contrôle et de gestion des risques techniques61 – qui s’accumulant depuis les années 1950 changent la nature et l’échelle de ces appréhensions et obligent a minima à relier l’homme à son environnement physique,

60 Cf. notamment Jean Jacob, Histoire de l’écologie politique, Paris, Albin Michel, 1999 ; Luc Ferry, Op. cit. ; John Foster Bellamy, Marx écologiste, Editions Amsterdam, 2011 ; Michael Löwy, Ecosocialisme, Paris, Mille et une nuits, 2011 ; Stéphane François, L’écologie politique : une vision du monde réactionnaire, Paris, Cerf, 2012 ; Johann Chapoutot, « Les nazis et la « nature » : protection ou prédation ? », Vingtième siècle, 2012, Vol. 113, n°1, p.29-40 ; Chris Pearson, « La politique environnementale de Vichy », Vingtième siècle, 2012, Vol. 113, n°1, p.41-50.

61 Pour une approche générale de ces problématiques cf. notamment Ludovic Bertina (dir.), L’écologie si on en parlait !, Paris, Editions Chronique, 2015.

afin que – pour le dire volontairement sans emphase et dans le vocabulaire des économistes – le calcul coûts/bénéfices d’une technique intègrent les externalités négatives associées au développement industriel62.

La modernité s’étant construite sur le projet d’une séparation de la nature et de la culture63, l’écologie, même dans sa version développementaliste, remet donc en cause certains de ses fondements. Porte-t-elle en elle un projet postmoderne ? Nous aurons du mal à trouver dans les diverses expressions de l’écologie « la fin des grands récits » portée par Jean-François Lyotard64 – on pourrait même dire de l’écologie qu’elle en renouvelle le répertoire avec le développement durable65, l’anthropocène66, Gaïa67 ou un récit moins précis de l’accumulation des catastrophes écologistes68 – de même que toutes les écologies ne sont compatibles avec les postulats de « l’ontologie faible » prônée par Gianni Vattimo69. Pour éviter ce débat autour de l’effectivité de cette postmodernité, Bruno Latour relève à raison l’idéalisme du projet moderne dont les succès reposent sur les hybrides de nature et de culture mais qui en nie pourtant l’existence jusqu’à ce que ceux-ci ne puissent plus être « purifiés » – et donc classer comme purement culturel ou purement naturel - du fait de leur trop grande quantité. Cette production continue d’hybrides pousse donc Bruno Latour à conclure que nous n’avons jamais été moderne – et donc que nous ne pouvons pas être postmoderne70.

Nous n’emploierons donc le terme de postmoderne que dans une acceptation très restrictive. Parler de postmodernité se justifie tout d’abord par une considération

62 Cf. Ulrick Beck, La société du risque, Paris, Flammarion, 2009, p.46-147 : « On assiste à la fin de l’opposition entre nature et société. Ou encore : il devient impossible d’appréhender la nature indépendamment de la société, et impossible d’appréhender la société indépendamment de la nature. […] Cela signifie que les destructions de la nature, intégrées dans la circulation universelle de la production industrielle, cessent d’être de « simples » destructions de la nature pour devenir partie intégrante de la dynamique sociale, économique et politique. La sociétisation de la nature a pour corollaire inattendu une sociétisation des destructions et des menaces portant sur la nature, sa transformation en contradiction et en conflits économiques, sociaux et politiques : les dommages infligés aux conditions naturelles de la vie se muent en menaces médicales, sociales et économiques globales pour l’homme – ce qui implique des exigences radicalement nouvelles pour les institutions sociales et politiques de la société mondiale hyperindustrialisée. »

63 Philippe Descola, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

64 Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Editions de Minuit, 1979.

65 On associe habituellement la paternité de ce terme au rapport Bundtland, bien que les grands principes du développement durable étaient déjà théorisés dès la première conférence internationale sur l’environnement à Stockholm. Commission Mondiale pour l’Environnement et le Développement (CMED), « Notre avenir commun », 1987 ; cf. également Edwin Zaccaï, « Rapport Brundtland », dans Dominique Bourg, Alain Papaux (dir.), Dictionnaire de la pensée écologique, Presses universitaire de France, 2015, p.852-854.

66 Clive Hamilton, Christophe Bonneuil, François Gemenne (dir.), The anthropocene and the global environnemental crisis, London, New York, Routledge, 2015 ; Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène, Paris, Seuil, 2013.

67 James Lovelock, la Terre est un être vivant : l’hypothèse Gaïa, Paris, Flammarion, 1993 ; Bruno Latour, Face à Gaïa, Paris, La Découverte, 2015.

68 Jean-Pierre Dupuy, Op. cit. ; Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, Paris, La Découverte, 2008.

69 Gianni Vattimo, La fin de la modernité : Nihilisme et herméneutique dans la culture postmoderne, Paris, Seuil, 1987 ; René Girard, Gianni Vattimo, Christianisme et modernité, Paris, Flammarion, 2006.

chronologique, puisque celle-ci intervient après le grand récit positiviste. Il s’agira par ailleurs de situer cette postmodernité dans un « contexte ». Il n’y a en effet d’« époque » postmoderne que pour ceux qui se situent dans un référentiel postmoderne, en ayant pris conscience notamment des enjeux environnementaux ou des risques pour la vie humaine que représente un surarmement des États modernes71. D’autres individus nient l’inéluctabilité de ces dangers et reconnaissent à la Science des capacités prométhéennes, prolongeant, de fait, le grand récit positiviste. De même, certains traditionnalistes ne perçoivent dans l’écologie politique que le prolongement d’un libéralisme qui n’a rien de postmoderne.

Le contexte postmoderne, même dans une acceptation restrictive, a tout de même des conséquences pour qui en reconnaît la validité. Les différentes expressions politiques de l’écologie entendent ainsi amender, voire remettre en cause, la modernité et plus particulièrement la séparation entre nature et culture qui leur apparaît comme illusoire. La science étant amenée dans cet horizon à entrer en politique72. Comme l’illustre concrètement la place prise par le GIEC dans les négociations pour un accord contre le réchauffement climatique73, c’est l’idée même de vérité scientifique qui est ainsi appelée à évoluer. Pour Vincent Delecroix, nous sommes ainsi entrés dans un « paysage de la validité » où la valeur de vérité est devenue secondaire « au sens où sa valeur même serait désormais examinée à l’aune de critères supérieurs, comme ceux de la vie, sociale ou biologique, ou de la santé et entrerait par là en concurrence réelle avec d’autres valeurs comme celle de la justice, de la solidarité, de la tolérance ou même de l’épanouissement individuel74 ».

Si donc les grands paradigmes isolés par l’histoire et la sociologie du catholicisme se sont cristallisés dans le contexte des grands récits de la modernité, l’intégration des thématiques écologistes par les religions devraient éveiller les soupçons des sociologues. Elle peut en effet être une porte d’entrée pour appréhender la nouveauté dans l’Église catholique. Elle permet notamment d’aborder sous un autre angle le concept d’ultramodernité qui a été forgé par Jean-Paul Willaime avec Danièle Hervieu-Léger et Yves Lambert75 pour traiter de

71 Sur ce sujet, voir notamment les travaux de Gunther Anders.

72 Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, Paris, La Découverte, 2003 ; Ulrich Beck, Op. cit. ; Bruno Latour, Politiques de la nature, Op. cit.

73 Edwin Zaccai, François Gemenne, Jean-Michel Decroly, Controverses climatiques, sciences et politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2012.

74 Vincent Delecroix, Op. cit., 2015, p.398.

75 Jean-Paul Willaime, « Religion in ultramodernity », dans James A. Beckford and John Walliss (dir.), Theorising Religion Classical and Contemporary Debates, London, Ashgate, 2006, p.77-89 ; Jean-Paul Willaime, « Religion, science et société dans l’ultramodernité contemporaine », dans Philippe Portier, Michel Veuille, Jean-Paul Willaime (dir.), Théorie de l’Évolution et religions, Paris, Riveneuve, 2011 ; Jean-Paul Willaime, Le retour du religieux dans la sphère publique : Vers une laïcité de reconnaissance et de dialogue, Editions Olivétan, Lyon, 2008 ; Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Op. cit., p.225-245 ;

ce rapport entre l’État, confronté à l’individualisation des croyances et la perte des certitudes scientifiques, et les religions, appelées à produire du sens pour alimenter les débats éthiques agitant la société76.