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Marquée par l’œuvre d’Émile Poulat, notamment Église contre bourgeoisie779, la réflexion sur le discours politique de l’Église catholique s’est structurée en France autour du concept d’intransigeance. Cette attitude de l’Église, associée à sa prétention à répondre de façon « intégrale » aux problématiques du monde, définit le rapport à la modernité d’une Église réunie autour d’une doctrine homogène. Le célèbre historien entendait défendre l’autonomie du bloc catholique face aux tenants de la thèse d’une alliance avec la bourgeoisie contre les socialismes. Si désormais cette théorie ne soulève plus de discussion concernant la période pré-conciliaire, le Magistère romain ayant été tout au long du premier vingtième siècle très prompte à condamner toute tentation moderniste, l’évaluation de ce rapport à la modernité devient plus polémique dans la période post-conciliaire. En suivant l’analyse de Philippe Portier780, nous dirons qu’un courant autour d’Emile Poulat, de Jan Grootaers781 ou de Denis Pelletier782 reconnait dans l’aggiornamiento produit par Vatican II l’initialisation d’un dialogue avec la société moderne dû notamment à l’acceptation des grands principes démocratiques mais que ce processus a pu être contrebalancé par une période de restauration de l’autorité ecclésiale qui a également mis fin à « l’éclipse du droit naturel783 » au bénéfice du maintien d’une intransigeance vis-à-vis du monde moderne. Cet avis n’est pas partagé par le courant porté par René Rémond784 et Jean-Marie Donegani785 qui voit dans le moment conciliaire associé au processus de déconfessionnalisation de la société catholique, celui

779 Emile Poulat, Église contre bourgeoisie, Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Casterman, 1977 ; Voir aussi Catholicisme, démocratie, socialisme, Paris, Casterman, 1977 ; L’ère postchrétienne : un monde sorti de Dieu, Paris, Flammarion, 1994.

780 Philippe Portier, La pensée de Jean-Paul II, Paris, L'Atelier, 2006 ; Philippe Portier, « Pluralité et unité dans le catholicisme français », dans Céline Béraud, Frédéric Gugelot, Isabelle Saint-Martin (dir.), Catholicisme en tension, Paris, EHESS, 2012, p.19-36.

781 Jan Grootaers, De Vatican II à Jean-Paul II, le grand tournant de l'Église catholique, Paris, Le Centurion, 1981.

782 Denis Pelletier, La crise catholique : religion, société, politique en France (1965-1978), Payot et rivages, 2005 ; Denis Pelletier, Jean-Louis Schlegel (dir.), A la gauche du christ, les chrétiens de gauche en france de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 2012.

783 Dominique Foyer, « La loi naturelle dans les textes récents du Magistère catholique. Présentation et évaluation », Revue d'éthique et de théologie morale, 2010, n°261, p.31-47.

784 René Rémond, Le catholicisme en France et la société politique, Paris, L’Atelier, 1995 ; Jean-Marie Donegani, « René Rémond, Le catholicisme français et la société politique », Revue française de science politique, 1995, Vol. 45, n°4, p.700-706.

785 Jean-Marie Donegani, La liberté de choisir: pluralisme religieux et pluralisme politique dans le catholicisme français contemporain, Paris, FNSP, 1993 ; Jean-Marie Donegani, « La sécularisation du croire : pragmatisme et religion », Archives de sciences sociales des religions, 2015, n°169-1, p. 229-261.

d’une « reconnaissance de la fécondité du pluralisme politique des catholiques786 ». Or si, comme le disait De Certeau, « le christianisme n’est plus un corps, c’est un corpus », la sociologie des identités chrétiennes s’impose pour qui veut comprendre cette pluralité. Jean-Marie Donegani en propose une typologie fondée sur les rapports des croyants à l’institution – selon qu’ils sont marginalistes ou intégralistes – et à la société – selon qu’ils sont transigeants ou intransigeants. Mais devant les phénomènes de dissémination des croyances et d’une « indifférenciation du politique et du religieux dans une axiologie commune787 », celui-ci conclue à la victoire du pragmatisme démocratique sur l’intransigeance qui perdure comme un archaïsme au cœur de la hiérarchie catholique788.

Nous retiendrons ici qu’en dépit de ce débat, l’intransigeance reste donc un concept structurant pour ce qui touche aux discours de cette hiérarchie. Si l’influence du pragmatisme sur le rapport à la vérité a pu révéler l’importance de la postmodernité dans la construction des systèmes de croyances des individus, l’institution ecclésiale continue d’être placée dans une position d’extériorité, voire de résistance, par rapport à cette postmodernité789. Émile Poulat en construisant le concept d’intransigeantisme avait pourtant souligné à quel point celui-ci dépendait des stratégies adoptées par les idéologies concurrentes. L’intransigeantisme catholique devait ainsi s’entendre comme un construit historique résultant de la confrontation d’idéologies conquérantes et donc elles-mêmes intolérantes790. Serait-il possible de maintenir

786 Jean-Marie Donegani, « René Rémond, Le catholicisme français et la société politique », Op. cit., p.701.

787 Ibid., p.706.

788 Jean-Marie Donegani, « La sécularisation du croire : pragmatisme et religion », Op. cit., p.255 : « Si l’idéal de la démocratie libérale est ainsi, selon Dewey et Rorty, consubstantiel à la position pragmatiste, on peut comprendre que les croyants des sociétés régis selon cet idéal soient immanquablement des pragmatistes devenus sourds à la conception autoritaire de la vérité propre à tous les magistères religieux ou philosophiques. »

789 Si Jean-Marie Donegani innove en déplaçant la perspective de l’institution vers les croyants, il n’ignore pas les prétentions à la vérité de l’institution ecclésiale. Il atteste néanmoins que celles-ci ne sont pas plus légitimes que celles des croyants ; l’intransigeance reste donc de mise au sein de la hiérarchie. Cf. Ibid., p.253-254 : « On a voulu restituer la manière dont il est possible de penser philosophiquement et théologiquement la situation du croire religieux aujourd’hui. La penser non par rapport à des critères normatifs issus de la pensée magistérielle, qui permettraient de définir de l’extérieur les croyances comme orthodoxes ou hétérodoxes, rationnelles ou irrationnelles, mais plus modestement et sans doute plus efficacement à partir de ce que sont réellement les identités et les croyances religieuses vécues dans nos sociétés occidentales contemporaines. Lorsque les enquêtes révèlent par exemple ce que croient aujourd’hui ceux qui revendiquent l’identité catholique, il importe peu au sociologue que la foi de ces croyants pratiquants ne soit pas conforme au dogme proclamé par le magistère. Pour lui, la foi chrétienne se résume à ce que croient les chrétiens et ce christianisme n’est pas moins le christianisme qu’en d’autres temps et sous d’autres formules. » Dans le même numéro des Archives, Philippe Portier situe également le discours catholique dans le « paradigme du recouvrement » qui consiste « à placer la communauté politique sous l’inspiration immédiate d’un dispositif de significations morales objectives, lui-même adossé au discours des grandes traditions religieuses. » Philippe Portier, « Philosophie, politique et religion », Archives de sciences sociales des religions, 2015, Vol.169, n°1, p.263-283.

790 Emile Poulat, Église contre bourgeoisie, introduction au devenir du catholicisme actuel, Op. cit., p.34 : « Définir un catholicisme comme « intransigeant » ne signifie pas que le catholicisme moderne aurait acquis un caractère dont il était antérieurement dépourvu, mais qu’il affirme ce caractère dans une situation nouvelle où celui-ci se trouve contesté, attaqué à sa racine. Dès lors, ce catholicisme va prendre forme dans la conscience de

intacte une identité intransigeante, quand bien même ces adversaires auraient évolué au point de devenir méconnaissables ?

En critiquant la séparation entre science et politique, en prônant l’institutionnalisation d’une réflexion éthique pour déterminer notre rapport au monde et discuter des projets économiques et sociaux voire même des projets de civilisation, les mouvements écologistes se place dans un référentiel postmoderne qui a pour cible préférentielle la rationalité instrumentale, et l’idéologie qui la considère comme fondamentalement bonne. Cette reconfiguration du rapport entre science et politique d’une part et entre la société occidentale et les autres cultures d’autre part ne peut pas ne pas avoir d’effet sur l’équilibre des forces que nous venons de décrire : c’est en effet autour de leur objectivité revendiquée que se clôturait chacune des grandes idéologies occidentales du vingtième siècle, à savoir le libéralisme, le communisme et le christianisme. Or, il nous semble qu’en s’insérant dans le paradigme écologiste, l’Église prend la mesure de ce changement tout en envoyant un signal fort.

L’introduction des concepts de l’écologie scientifique n’a pas seulement permis de solder le différend qui avait opposé l’Église et les sciences naturelles, elle fournit également des éléments pour une « traduction » de ses valeurs afin de retarder le processus d’exculturation du catholicisme. Au sein de la postmodernité, le terrain se déplace en effet de la prétention à la vérité, à la prétention à la validité. Contre ses détracteurs qui lui attribuent la responsabilité de la crise environnementale, l’Église n’invalide pas le terrain de cette recherche qui évalue les doctrines à leur capacité à répondre aux défis actuels. La mobilisation d’arguments philosophiques lui suffit pour témoigner de l’efficacité de sa cosmologie, la seule, nous dit-elle, à même de préserver la capacité d’action de l’homme – et donc la Science et la Politique – tout en limitant ses agissements. Il s’agit finalement de démontrer que notre rédemption se trouve dans la mise en relation, le seul principe qui est à la fois suffisamment réaliste pour freiner l’idéologie individualiste qui a renoncé à l’autorité de la norme, et qui d’autre part porte en lui une visée utopique susceptible de mobiliser les masses.

Le discours écologiste de l’Église se construit donc dans un champ qui dépasse le seul cadre de l’appartenance religieuse. Il s’adresse en effet tout autant aux consciences sensibilisées à l’écologie qu’à celles qui ne le sont pas. Or, ce clivage se retrouve aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Église. La prétention à la vérité du discours écologiste en contexte de postmodernité ne peut s’évaluer qu’au prisme de ce double discours. Autrement son identité spécifique à l’encontre d’une évolution historique et dans l’effort pour renverser le cours de cette évolution. »

dit, si l’Église prend la mesure de la postmodernité par sa prise de conscience écologiste, elle a aussi conscience que les paradigmes postmodernes ne sont pas partagés par tous.

Face aux adversaires de l’écologie, le discours papal se montre intransigeant en mobilisant le champ lexical de l’erreur. Mais à l’intérieur du paradigme écologiste, le concept même d’intransigeance n’a plus lieu d’être, seul s’impose le critère d’efficacité au détriment de la notion de vérité. Aussi le Magistère suit-il les règles du jeu pragmatique, notamment l’importance du conséquentialisme, sans être lui-même pragmatiste. Il s’agit de convaincre les indécis, face aux philosophies relativistes postmodernes, que la recherche de l’objectivité – par la méthode scientifique mais également par la rencontre des savoirs – ou que la notion de confiance en la Providence divine sont des notions – bien sûr véridiques – mais surtout utiles à tous ceux qui voudraient résorber la crise écologiste. Malgré le contexte postmoderne, l’Église reste donc intégraliste. Une conclusion hâtive serait de dire que l’Église par ce moyen ne fait que déplacer son intransigeance sur les doctrines pragmatistes. Au-delà du fait qu’il semble plus difficile – mais certes pas impossible – d’affirmer une position intransigeante dans un contexte de transigeance relative, nous dirions qu’en adoptant les règles du jeu pragmatique pour s’opposer aux philosophies pragmatistes, elle modifie considérablement sa logique argumentative et expose sa doctrine à la comparaison, notamment par rapport aux autres spiritualités mais aussi aux doctrines non-confessionnelles. Dès lors, ce ne sera plus sa conformité à la vérité, mais les conséquences de sa doctrine, et donc principalement sa mise en acte, qui serviront de critère d’évaluation.

Deuxième partie : « L’intégralisme par la pratique » :