• Aucun résultat trouvé

C HAPITRE 2 : L OGIQUE I NDUSTRIELLE ET P OLITIQUE Dans l’étude de la situation de la société française contemporaine, notre attention se

2. L A F ILIERE , UN CONCEPT STRUCTURANT DES POLITIQUES INDUSTRIELLES

2.1. P REMIER CONTEXTE : COMPRENDRE L ’ ECONOMIE INDUSTRIELLE

La conception moderne de filière industrielle émerge à partir de travaux en science économique au cours de la décennie 1960466. Il s’agissait d’une création conceptuelle de

chercheurs et d’universitaire, qui répondait à des demandes pratiques467 mais aussi à un

problème scientifique468. L’ambition de certains de ses initiateurs était en effet de produire

une méso-analyse469, à mi-chemin entre :

466 Rainelli, Michel, « Structuration de l'appareil productif et spécialisation internationale », Revue économique,

Vol. 33, n°4, 1982, p. 725 ; Temple, Ludovic, Lançon, Frédéric, Palpacuer, Florence, Paché, Gilles, « Actualisation du concept de filière dans l’agriculture et l’agroalimentaire », Economies et Sociétés, n°33, 2011, pp.1785-1797 ; p.2 dans la version pre-print [en ligne], consultée le 22.10.2015 : https://halshs.archives-ouvertes.fr/hal- 00802690/document .

467 Conseil, recherche et développement au cours des années 1960-70 sur des chaines et mécanismes

institutionnels destinés à des secteurs et marchés considérés comme suffisamment importants et devant donc faire l’objet d’une politique industrielle de contrôle et de soutien comme l’alimentaire, en France ou à l’étranger (cf. Bencharif, Abdelhamid, Rastoin, Jean-Louis, « Concepts et Méthodes de l’Analyse de Filières Agroalimentaires : Application par la Chaîne Globale de Valeur au cas des Blés en Algérie », Communication au

Séminaire Acralenos II, Libéralisation commerciale agricole et pays en voie de développement, Santiago de Chile,

9-10 nov. 2006, Working Paper n°7/2007 UMR MOISA CNRS Montpellier).

468 Dès la fin des années 1950, François Perroux, notamment avec sa théorie des « pôles de croissance » aurait été

déterminant dans la recherche d’une meilleure conception que les modèles classiques d’inspiration walrassienne pour expliquer la croissance et le développement de l’industrie (cf.: Rainelli, Michel, « Les filières », in Arena,

- la perspective micro-économique de l’économie industrielle standard 470 ,

considérée alors comme trop simpliste car portant son attention principalement sur les structures sectorielles des marchés471 et sur le comportement des agents472,

- l’analyse macro-économique, dont les outils ne permettaient pas d’observer plus précisément les effets de la structuration technique et industrielle des agents économique sur la répartition des richesses au sein d’une nation ainsi que sur l’évolution des activités économiques.

Face à cela, l’’approche « par les filières » se propose de décloisonner la représentation standard de l’économie proposée par le dispositif statistique national, qui distinguait les différentes branches et les secteurs économiques de manières séparées. Pour cela, elle met l’accent sur les relations de dépendance verticale entre agents de la chaine de production d’un bien ou service final : elle situe les acteurs d’une filière en fonction des opérations qu’ils opèrent, de la production de matériaux de base (« l’amont »), jusqu’à la consommation finale (« l’aval »), en passant par toutes les étapes des transformations, combinaisons, déplacements, et distributions (« segments » intermédiaires)473.

Cette perspective a ainsi été développée au cours des années 1960-1970, dans un contexte de mutations rapides de l’appareil productif afin de mieux comprendre d’abord les mouvements et les transformations de l’économie, et tout particulièrement des filières agricoles474, et ensuite la croissance de l’industrie lourde française, alors que celle-ci

s’internationalise475. C’est cependant au cours des années 1980 et 1990, autour de la Revue

d’Economie Industrielle, que sont produites les principales contributions tant théoriques qu’empiriques par une génération d’économistes qui tentent de dépasser le modèle traditionnel « Structure-comportement-performance »de l’économie marchande 476 et asseoir

Richard, Benzoni, Laurent, De Brandt, Jacques, Romani, Paul-Marie (dir.), Traité d’Economie Industrielle, 2ème

Ed., Paris : Economica, 1991, pp.222-223).

469 Rainelli, Michel, op.cit.,1982, p.724.

470 Benzoni, Laurent, « Industrial Organization, industrial economics, le développement d’une discipline », in

Arena, Richard, et al., op.cit., 1991, p.129.

471 C’est-à-dire le nombre d’agents, leur taille et importance, leurs pouvoir sur les prix ou quantités, les effets

d’équilibres, déséquilibres, etc.

472 On trouve là les travaux en micro-économie classique du courant marginaliste sur les comportements des

producteurs/consommateurs, les structures de coûts/prix, etc.

473 Temple, Ludovic et al., op.cit., 2011, p.4-5.

474 Bencharif, Abdelhamid, Rastoin, Jean-Louis, op.cit., 2007.

475 Monfort, Jean-Alain, « A la recherche des filières de production », Economie et statistique, n°151, 1983, pp. 3-

12.

476 Théorie développée par le courant de l’« Industrial Organization » aux Etats-Unis dans les années 1960 et qui

est principalement focalisée sur la relation entre « structure » d’un secteur (oligopole, monopole, atomisation avec la présence de PME nombreuses, nombre de produits différents, etc.), les stratégies adoptées par les acteurs

une « école française d’économie industrielle »477. Si les principales techniques employées

pour identifier les filières reposent sur les recoupements permis par le tableau entrée-sorties économique et financier de l’INSEE (« TES ») 478, l’étude des filières permet l’introduction de

caractéristiques techniques (division et organisation des taches, progrès et innovations), ainsi que des situations institutionnelles encadrant les échanges (spécification des produits et standards des marchés) dans ces analyses479. Cela permet d’ouvrir sur des analyses plus

politiques concernant les rapports de force au sein des filières, en étudiant la captation de la plus-value, puis la prise en compte de situations culturelles ou même informationnelles particulières480. La filière industrielle apparaît alors comme une unité d’analyse utile pour

décrire comment certaines stratégies d’acteurs (par exemple les concentrations verticales) dynamisent certains pans de l’économie (par exemple, le pan « automobile + pétrochimie »)481, mais également positionnent dans la division internationale de la

production d’une nation ou d’une région donnée. Il est alors possible de distinguer les effets d’induction économiques (transmissions de chocs, effets d’entrainement ou de progrès techniques), les déformations entre secteurs (secteurs mineurs, dominants, etc.) ainsi que les évolutions, recompositions et déploiement des appareils productifs. La question est alors de comprendre les dispositifs techniques ou institutionnels qui permettent un meilleur développement des filières, notamment en réponse à des enjeux politiques et sociaux donnés482 . Ainsi, ces recherches vont rejoindre les études en terme de « milieux

innovateurs », de « proximité » et « systèmes productifs localisés », comme nous le verrons dans la sous-partie suivante du présent chapitre.

L’invention du concept de « filière industrielle » par les milieux académiques et savants (science économique, en agronomie, etc.) permet de démontrer l’existence effective de « filières industrielles », puisque le concept apparaissait au fil des développements

(« comportement ») et les effets sur les marchés et sur l’efficacité productive qui doivent être entrepris (« performance ») (cf. Arena, Richard, et al., op.cit., 1991, p.135).

477 Arena, Richard, « Un changement dans l'orientation de la revue d'économie industrielle », Revue d'économie

industrielle, Vol. 87, 1999, pp. 7-30 ; Arena, Richard, Navarro, Cindy, « Permanence et évolution dans la Revue d’économie Industrielle : trente ans de publications », Revue d'économie industrielle [En ligne], n°129-130, 2010, mis en ligne le 1.06.12., consulté le 08.01.14: http://rei.revues.org/4172.

478 Il s’agit d’une méthode introduite par W. Leontieff et généralisée notamment grâce aux « fondateurs »

américain de l’analyse de filières agricoles Ray Goldberg et John Davis avec leur ouvrage fondateur : Davis, John H., Goldberg, Ray A., « A concept of agribusiness. Boston : Graduate School of Business Administration », 1958, Harvard University. Cf. Rainelli, Michel, op.cit.,1982, p.724-749.

479 Bellet, Michel, Lallich, Stéphane, Vincent, Maurice, « Noyaux, filières et complexes industriels dans le système

productif », Revue économique, Vol. 41, n°3, 1990, pp. 481-500.

480 Raikes, Philip, Friis Jensen, Michael, Ponte Stefano, Ponte, Michael, « Global commodity chain analysis and

the French filière approach: comparison and critique », Economy and Society, Vol. 29, n°3, 2000, pp.390-417 ; Temple, Ludovic, et al., op.cit., 2011, p.6.

481 De Brandt, Jacques, « La filière comme meso-système », in Arena, Richard, et al., op.cit., 1991, pp. 232-233. 482 Bencharif, Abdelhamid, Rastoin, Jean-Louis, op.cit., 2007, p.4.

intellectuels et des études empiriques comme pertinent pour comprendre les dynamiques de l’appareil industriel. Il démontre ainsi, selon une épistémologie déductive à rebours, que les discours sur les filières en tant que réalités économiques possèdent une certaine véridiction483. Il n’en reste pas moins que cette réalité construite, qui sera ensuite récupérée

par des publics non-scientifiques, possède un certain nombre de traits structurelles, annonçant les caractéristiques du cadre institutionnel à venir. D’une part, le point de départ qui consistait à considérer les chaines d’interdépendances techniques et économiques comme fondamentales dans les dynamiques économiques a pour conséquence, en faisant de la filière le point focal du collectif d’acteurs industriels, d’attribuer des valeurs aux personnes physiques et morales en fonction de l’opération technique qu’ils effectuent, par ordre de passage dans l’enchainement des actions allant de l’amont vers l’aval (segments, maillons) ou dans l’ordre d’importance de leur intervention (substituabilité des fournisseurs, passage obligé en cas de monopole…). D’autre part, elle repose sur une illusion d’objectivité englobante et surplombante conférée par l’usage de la statistique, notamment lorsqu’elle prétend comprendre des ensembles importants d’activités, des grandeurs agrégées, comme dans le cas des tableaux entré-sortie issus de l’INSEE. Ainsi, la filière structure le champ du regard sur l’action collective industrielle en projetant une catégorisation technico- commerciale sur un groupe d’acteurs jusque-là considérés comme hétérogènes et intégrés à des secteurs où avait lieu la concurrence.