• Aucun résultat trouvé

L’ INVENTION DU TERRITOIRE : CONTEXTE D ’ UNE CONSTRUCTION CONCEPTUELLE

Déroulement du chapitre et remarques préliminaires

1. L A LOGIQUE TERRITORIALE CLASSIQUE : GOUVERNER DANS L ’ ESPACE

1.1. L’ INVENTION DU TERRITOIRE : CONTEXTE D ’ UNE CONSTRUCTION CONCEPTUELLE

La notion de territoire résulte généralement de l’association d’un espace et d’un droit de propriété. En tant qu’étendue terrestre ou maritime appropriée, il est au cœur de la notion moderne de pouvoir politique580. Comme nous l’évoquions plus tôt, avoir le monopole de la

violence légitime sur un territoire est considéré par les doctrines juridiques classiques et légitimatrices comme un des deux attributs de la qualité d’Etat souverain – l’autre étant le monopole de la coercision sur une population. La définition et la construction sociale et juridique du concept de territoire devient alors un enjeu crucial pour les autorités étatiques, dans la mesure où c’est une pièce essentielle d’un système pour organiser les dispositifs d’exercice du pouvoir dans l’espace.

Le fonctionnement des institutions diverses – éducation, police, santé, défense, etc. - qui se voient ainsi organisées et déployées dans l’espace a pour effet de distribuer la justice dans une multitude de comportements et ainsi d’entretenir et renforcer le pouvoir institutionnalisé 581 . Dans le contexte français, parler de territoire revient donc

nécessairement à faire référence de manière plus ou moins directe à un espace physique de pouvoir, ou le souverain in fine est l’Etat582. Ainsi la principale conception du territoire

retenue aujourd’hui serait celle d’un territoire politique, dominé par une série d’autorités administratives et politiques dans un ou plusieurs domaines juridictionnels donnés. Elle serait conception « première », car descendante d’une lignée légitimatrice ancienne et dont la plus profondément ancrée dans nos institutions et dans les registres de pensée pratiques classiques et officiels583. Aussi, sur le plan intellectuel, elle dominait au moins jusqu’aux

années 1970 les autres notions de territoire 584.

580 Tilly, Charles, « La guerre et la construction de l'Etat en tant que crime organisé », Politix, Vol. 13, n°49, 2000.

pp.97-117.

581 Que l’on songe à la manière avec laquel les juristes travaillent la jurisprudence afin d’auto-instituer de

nouveaux corps de règles et des pratiques, auto-instituant ainsi en même temps leurs propres institutions légales dans un cadre de droit. Le cas emblématique de la Cour suprême américaine, illustre cela : en s’auto-établissant progressivement compétentes sur un certain nombre de domaines, et en construisant de manière tâtonnante et stratégique son propre corps de doctrine auto-justifiante, la Cour a réussi à construire progressivement par elle- même au cours de son histoire un pouvoir politico-administratif déterminant pour le régime politique américain; (cf. Deysine, Anne, La Cour suprême des Etats-Unis : droit, politique et démocratie, Paris : Ed. Dalloz, 2015). En ce qui concerne la France, le précis Dalloz illustre a quel point les juristes sont conscients des lacunes du dispositif juridique territorial, qu’il s’agit ainsi de combler, ce qui justifie de nouvelles législations et pratiques juridiques.

582 Bourdieu, Pierre, Sur l’Etat… op.cit., , 2012.

583 Pour l’assimilation progressive du territoire à un espace entouré de limites (ligne conceptuelle et légale) et de

frontières (lieux formant ligne de défense) en général associées à une histoire (la Gaulle historique) et à des évènements géographiques (fleuves, montagnes, etc.), voir l’excellent petit article de synthèse : Norman, Daniel,

Le territoire, objet construit dans le cadre de la gouvernementalité classique

Ainsi, la définition conventionnelle de « Territoire » indiquée par le dictionnaire585

distingue, tout autant qu’elle combine, un sens « objectif » - le territoire en tant qu’étendue géographique : « Étendue de terre, plus ou moins nettement délimitée, qui présente

généralement une certaine unité, un caractère particulier » - et un sens juridique et

historique: « Espace borné par des frontières, soumis à une autorité politique qui lui est

propre, considéré en droit comme un élément constitutif de l'État et comme limite de compétence des gouvernants ». Signe de cette centralité, le territoire politique apparaît

comme l’envers inséparable du territoire physique et naturel586. En mettant en résonnance

les pendants physionomiques d’un espace singulier donné d’une part et les pendants juridico- historiques de cet espace d’autre part, il fait de l’autorité humaine institutionnalisée sur une aire contigüe et délimitée la caractéristique de base de la spatialisation des affaires humaines, au même titre que les lois de la nature régiraient les phénomènes physiques587. Cette

naturalité bien connue prolongerait la naturalité de l’affectation d’un territoire à une personne régnant de droit.

Cette conception du territoire est issue d’un processus long de construction en Europe au cours de la période féodale588. A partir du XVIème siècle, la monarchie française consacre,

à travers les Lois Fondamentales du Royaume, le principe d’inaliénabilité du domaine royal589, droit du souverain sur des terres et devoir de les maintenir et protéger, attachant

ainsi des entités physiques (des régions, pays, comtés, etc.) à la personne du monarque, à la fois mortelle et atemporel590. Comme le note Michel Foucault au sujet de la naissance de la

Ozouf-Marignier, Marie-Vic, « Atlas de la Révolution Française. Le territoire, réalités et représentations* »,

Mappemonde, n°4, 1989, pp.34-37.

584 Négrier, Emmanuel, « Politique et territoire : fin de règne et regain critique », in Vanier, Martin (dir.),

Territoires, territorialité, territorialisation. Constroverses et persepctives, Rennes : Presses Universitaires de

Rennes, 2009, p.123.

585 ATILF, « Territoire », Trésor de la Langue Française [en ligne], consulté le 23.11.15. :

http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=952584120;

586 Norman, Daniel, Ozouf-Marignier, Marie-Vic, op.cit., 1989.

587 Santos, Milton, « Chapitre 6. Le temps (les évènements) et l’espace », in La nature de l’espace, Paris :

L’Harmattan, 1997, pp.103-121.

588 Sassen, Saskia, Territory, Authority, Rights, From Medieval to Global Assemblages, Updated Edition,

Princeton, New Jersey : Princeton University Press, 2006, p.31.

589 Ellul, Jacques, « Monarchie », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 24.11.15. :

http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/monarchie/.

gouvernementalité591 du XVIème au XVIIIème siècle, le nouvel art de gouverner qui se

développe alors se pose en opposition au modèle du « Prince », théorisé notamment par Nicolas Machiavel, et qui a la particularité de comporter une conception moderne de la politique592. Il est reproché en effet à cette dernière conception son extériorité vis-à-vis tant

du territoire – le prince n’est a priori attaché ni aux gens, ni aux choses, car il les domine - que son éthique assez novatrice alors, qui faisait de l’acquisition et du maintien du pouvoir une finalité en soi valable pour elle-même593. Au contraire, la gouvernementalité classique

place le souverain à la tête de l’Etat, c’est-à-dire intégré à ce dernier, afin de gouverner un territoire et sa population dans le but de « faire croitre, de l’intérieur, les forces de l’Etat » : richesse et nombre de personnes, meilleure santé et longévité de la population, accroissement du pouvoir des volontés et des mœurs de celle-ci, etc. La relation entre qualités d’une population et qualité de l’Etat devient l’objet de la science du gouvernement qui nait à cette époque, dans un premier temps en Allemagne et en Italie, et qui est nommée alors « science de la Police »594. Michel Foucault trouvera dans l’archétype du pouvoir

« pastoral », qui prend la métaphore du rapport entre le berger et son troupeau pour désigner le bon gouvernement, une des sources philosophiques de cette pensée du gouvernement. La rationalité propre à l’Etat-nation contemporain français se construit dans et par une relation gouvernementale vers les populations, objets de soins et d’attention595.

Le territoire dans la seconde génération de technologies de gouvernement

Dans la gouvernementalité classique qui apparaît au XVIème siècle, la domination d’un espace physique par une autorité politique est instituée par le prisme du droit et des doctrines politiques de l’Etat. Ces dernières banalisent la domination d’une organisation unique sur un territoire, et elles en font le principal attribut de souveraineté (concept

591 « par ’’gouvernementalité’’, j’entends l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et

réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, quoique très complexe de pouvoir qui a pour cible principale la population, pour forme majeure le savoir de l’économie politique, pour instrument technique essentiel le dispositif de sécurité. », (in Foucault, Michel, Sécurité, Territoire, Population…op.cit., 2004, p.111).

592 Ibid. ; Machiavel, Nicolas, Le Prince, et autres textes, Paris : Gallimard, 2007.

593 Foucault, Michel, « La Gouvernementalité », in Dit est Ecrits II, Paris : Gallimard, 2001, pp.638-643.

594 « La population va apparaître par excellence comme étant le but dernier du gouvernement, parce que au

fond, quel peut-être le but de ce dernier ? Certainement pas de gouverner, mais d’améliorer le sort des populations, d’augmenter leurs richesses, leur durée de vie, leur santé. Et les instruments que le gouvernement va se donner pour obtenir ceux qui sont, en quelque sorte, immanentes au champ de la population, en agissant sur elle directement par des campagnes ou encore, indirectement, par des techniques qui vont permettre, par exemple, de stimuler, sans que les gens s’en aperçoivent trop, le taux de natalité, ou en dirigeant dans telle ou telle région, vers telle activité, les flux de population. La population apparaît donc, plutôt que la puissance du souverain, comme la fin et l’instrument du gouvernement : sujet de besoins, d’aspirations, mais aussi objet entre les mains du gouvernement. » (Foucault, Michel, op.cit., 2004, p.108-109).

juridique). Mais cette domination physique d’un territoire, qui s’incarne par la multiplication des forteresses et des symboles incarnant la présence du pouvoir central sur tout le territoire, est aussi complétée par la mise en place d’institutions et d’aménagements à même de discipliner, ordonner, policer une population afin de la transformer en un groupe d’individus, non seulement plus vertueux d’un point de vue moral, mais aussi selon des canons esthétiques, des comportements économiques, etc. Par exemple, la spatialisation de ces stratégies disciplinaires se traduit par le réaménagement des quartiers insalubres des villes à des fins notamment sanitaires, mais aussi à des fins de structurations des fonctions sociales (quartier d’habitation, du commerce, des notables, etc.). La « Police »596 constitue ainsi une

première doctrine gouvernementale, instrumentée principalement par un système d’organisation technique, juridique et symbolique de l’espace. Cette « technologie gouvernementale » vient ainsi en quelques sortes recouvrir et compléter la domination brute du souverain médiéval et constituer une rationalité de l’institution étatique.

Michel Foucault montre que cette première génération de technologies gouvernementales (« Police », aussi qualifié de « gouvernementalité classique ») est peu à peu complété à partir du XVIIIème siècle par une seconde doctrine gouvernementale, construite autour du concept de sécurité des populations597. Elle résulte de l’émergence de la

problématique de l’imprévisibilité des évènements, catastrophes et calamités telles que la famine, épidémies ou révoltes. L’essor d’une science économique nationale au service de la politique – avec l’école française des « Physiocrates » ainsi que l’invention d’une première comptabilité nationale – va permettre à la fois de construire le problème, c’est-à-dire d’en proposer une formulation intelligible, et de concevoir une nouvelle génération de techniques et outils mais aussi de stratégies de gouvernement. En fonction des connaissances sur un territoire et sur ses populations permises par l’invention de la statistique, il s’agit de manipuler les comportements des entités économiques et sociales, existantes de manière à favoriser, encourager, faire émerger et/ou à décourager, éviter, prévenir certaines situations. Ainsi, des aménagements directs dans l’espace, comme la construction de routes, de ports et de marchés, visent à favoriser la circulation et le commerce, notamment des grains, ou bien à établir une plus grande proximité des commerçants avec ces manufactures598. En structurant

des activités économiques a priori banales, car touchant au quotidien de toute une population, ils structurent le territoire de vie et les situations socio-économiques des personnes. Aussi, ces politiques transforment de facto les conditions de vie, si possible dans

596 « Police » au sens du XVIIème siècle, c’est-à-dire qui ordonne, retire les aspérités et met en valeur

(« policer »).

597 Foucault, Michel, Territoire, Sécurité Population… op.cit., 2004.

598 Nous avons par exemple déjà évoqué dans le chapitre premier des exemples de ces mesures ainsi que leur

la direction de la doctrine de l’individu idéal alors en vigueur (le « bon père de famille », le « bon travailleur », le « bon entrepreneur », etc.).

Dans cette seconde génération de technologies gouvernementales, il s’agit d’exercer un certain type de pouvoir sur la vie des personnes, par l’intermédiaire des catégories de « territoire » et de « population ». Aussi, Michel Foucault a parlé de « Biopouvoir »599. Le

large emploi de stratégies s’appuyant sur ces concepts, notamment à partir du XIXème siècle,

marque l’irruption à la fois de l’économie politique, de la médecine ou de la démographie, mais également de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire comme des sciences et arts cruciaux pour la réalisation du projet de gouvernement600. L’accroissement des forces

nationales par amélioration et sécurisation des conditions de vie des gens, à l’intérieur d’un territoire national, est donc un processus essentiel du maintien de l’ordre étatique, dans cette logique de l’Etat-nation601. Surtout, il dénote d’une nouvelle conception du gouvernement

dans laquelle le problème de ce que nous appelons aujourd’hui le « développement » d’une nation 602 justifie l’intervention publique dans une série de nouveaux secteurs, qui

apparaissent ainsi des nouveaux domaines d’action (et des objets communs de débat ou d’attention), tout en constituant des objets d’étude pour des sciences spécialisées : la santé, l’éducation, la motivation à entreprendre et la circulation de la monnaie, la correction des déviances, etc.603

1.2. L

A TERRITORIALISATION

:

UNE STRUCTURATION SPATIALE DE