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C HAPITRE 2 : L OGIQUE I NDUSTRIELLE ET P OLITIQUE Dans l’étude de la situation de la société française contemporaine, notre attention se

3. L’E TAT I NDUSTRIEL , AU DEFI DE LA MONDIALISATION

3.2. M ONDIALISATION INDUSTRIELLE ET COMPETITIVITE TERRITORIALE

Ce que nous désignons communément comme la « mondialisation » désigne l’accélération, la massification et la facilitation des mouvements de biens, d’informations, de capitaux et de personnes. Comme nous le mentionnions plus tôt au sujet de l’organisation en filière, ce phénomène pose problème du point de vue de la politique industrielle car il accentue le phénomène de déterritorialisation des appareils productifs. En couvrant la conception, la production, la transformation et la distribution, soit des pans d’activités différenciés à l’intérieur de réseaux internationaux de chainons d’entreprises mobiles ou reconfigurables, par l’ampleur de ses pratiques et contraintes, l’organisation industrielle accentue la pression sur les autorités locales. La multiplication des entreprises multinationales, et plus généralement la banalisation de l’organisation internationale de la production, posent un problème sérieux aux autorités politiques tenantes de la « raison d’Etat ». Dans la mesure où ces organisations possèdent à présent des nationalités et des identités multiples (leur propriétaires, services ou fonctions peuvent être dans plusieurs pays et régions du monde en même temps), le cadre juridictionnel classique servant de référent à l’organisation du pouvoir dans les Etats-nations est mis à mal537. Les représentants et porte-

paroles des multinationales peuvent alors jouer sur plusieurs fronts politiques dans les arènes de la politique industrielle où ils sont amenés, tant par nécessité que par opportunisme, à traiter avec des autorités politiques nationales et avec des publics (consommateurs, citoyens, salariés). Ils peuvent ainsi déployer des stratégies de justification de leur action, invoquant à la fois une certaine loyauté envers un pays du fait de dettes historiques contractées vis-à-vis d’une société qui l’a vu naitre, l’a porté, ou encore à cause de la sécurité juridique et militaire que cet Etat confère. Par ailleurs, ils peuvent menacer de prendre des mesures d’expatriation des bénéfices, des activités productives ou du siège social, si certaines formes de mesures étaient prises à leur désavantage538. L’apparition de capacités

de déterritorialisation des activités économiques standardisées transforme le rapport de force entre Etat et acteurs industriels : les Etats restent fortement dépendants de la présence d’industrie, tandis que les filières de production parviennent à s’extraire en partie de leur dépendance aux services de l’Etat, ce qui accroit leur pouvoir de négociation.

537 En effet, celui-ci s’appuie sur une logique binaire sans tiers-exclu à partir de ses catégories d’appartenance

(« National Vs. Etranger »), et de présence-appartenance ou non à un territoire (nécessité de sédentarisation) (cf. Badie, Bertrand, La fin des territoires, Paris : CNRS Editions, 2013).

Les conséquences de la mondialisation sur la politique industrielle

La mondialisation, doublée d’un dispositif politique et juridique national qui obligeait les agents économiques à sans cesse s’inscrire dans un espace public national, a transformé la politique industrielle, en France, et plus généralement partout dans le monde. Comme indique Bertrand Badie : « De cette mutation dérivent en même temps une

internationalisation des politiques économiques et une extension des logiques transnationales de marché »539. Les politiques économiques se construisent alors, vis-à-vis

d’autres pays, dans une perspective de marché. La territorialité des réseaux économiques, des banques jusqu’aux chaines d’approvisionnement, n’est cependant pas pour autant abolie. Il s’agit en effet pour ces réseaux de s’autonomiser d’une autorité juridictionnelle territoriale ou d’une communauté locale. La standardisation mondiale des procédures industrielles et des interfaces économiques (conventions commerciales et juridiques) permet la flexibilité des filières industrielles et la réversibilité des localisations de sites : elle crée des conventions sociales génératrices de proximité organisationnelle entre les maillons d’une même chaine d’activités, mais aussi entre les « remplaçants » possibles de ces maillons. Cela crée une situation de concurrence latente entre sites et acteurs de la production, qui apparaissent interchangeables.

Ces conversions sociales permettent ainsi des réorganisations aisées et peu couteuses dans la disposition territoriale des sites et des lieux d’activités, des canaux et voies de transports. Pour autant, certaines activités industrielles, ainsi que les services de « soutien » à l’industrie (formation et recherche, droit, finance et gestion) restent fortement localisés dans quelques « villes globales »540 (Londres, New York, Tokyo, Paris…), dans des villes

d’importance régionale (Milan, Hambourg, Rotterdam…), ou dans des centres régionaux historiques (Coca-cola à Atlanta, BMW à Munich, Arcelor à Metz). L’accès facile et rapide à un très grand nombre d’activités techniques ou de services, ainsi qu’à une main d’œuvre qualifiée, est crucial pour le déploiement, la maitrise et la transformation de filières économiques transnationales, et explique la concentration de certaines activités de pilotage d’entreprise (« command and control ») dans certains « centres » métropolitains ou « bassins » géographiques.

Les conséquences économiques de la présence de ces facteurs (mains d’œuvre, capitaux, connaissances, services…) dans un même espace a donné lieu à de nombreuses

539 Badie, Bertrand, op.cit., 2013, p.134.

analyses, tant dans la littérature managériale 541 ou politique542 , qu’en géographie

économique543 et en économie territoriale544. Ces travaux tendent à nuancer une vision

hiérarchique et pyramidale de l’organisation économique des places et des espaces, telle qu’elle est enseignée par exemple par la théorie des places centrales545 et la théorie de la

dépendance546. L’organisation spatiale des activités économiques résulterait plutôt d’une

dynamique globale transversale d’interdépendances-complémentarités entre pôles spécialisés qui regroupent des services, des compétences et des activités spécifiques au sein de territoires singuliers547. Le système de « zones, pôles et réseaux »548 qui se dessine dans

l’organisation international de la production industrielle et de ses activités connexes pousse les acteurs économiques, industriels ou de services de soutien, à concevoir de nouvelles stratégies politiques, non plus au sein d’espaces économiques juridiquement homogènes, mais d’un « archipel » de places offrant des opportunités diverses.

Ce nouveau contexte conduit les autorités politiques et administratives à concevoir des stratégies de développement économique au service de l’attrait et de la compétitivité de leurs territoires du point de vue d’entreprises insérées dans des filières internationales. Il s’agit en effet à la fois de convaincre les acteurs économiques et financiers de s’y installer et/ou d’y investir, et d’autre part de les amener à agir pour la compétitivité des activités sur

541 Nous avons déjà évoqué les travaux de Michael Porter à ce sujet, et notamment sa contribution à la promotion

du concept de « cluster » (nœud) d’activités stratégiques et complémentaires pour une entreprise (la Silicone Valley, en Californie, constituant l’archétype du cluster). Il est également à noter l’importance du courant de l’économie de gestion d’entreprises dans la promotion des « cluster » : elle met en avant les économies d’échelles ou de transactions qui sont possibles avec la proximité des entités économiques dans un même espace géographique.

542 Il est souvent banal d’évoquer les thèses de François Perroux concernant les pôles de croissances, lieux de

concentration d’activités motrices à la dynamique collective qui soutien et émule un tissu territorial et national économique. Voir par ailleurs les numéros de la revue « Etd », destinée aux territoires et collectivités, qui pendant 20 ans (1995-2015) a encouragé les collectivités à s’engager dans une « dynamique territorial » positive à même de surmonter les défis de la mise en compétition. Par cela, elle a facilité la diffusion de pratiques d’évaluation, benchmarking, de veille territoriale et économique, de sélection des projets et d’animation.

543 Signe d’une reconnaissance institutionnelle, les travaux de Paul Krugman et de ses collègues en économie

géographique, concernant la dynamique intrabranche et intrasecteur du commerce international sont devenues des classiques largement enseignés jusque dans les lycées en section Economique et Sociale.

544 Une école française d’économie territoriale (ou économie régionale) s’est ainsi bâtie au cours des années 1990,

voir par exemple : Courlet, Claude, Pecqueur, Bernard, L’économie territoriale, Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, 2013 ; Pecqueur, Bernard, « L'économie territoriale : une autre analyse de la globalisation. »,

L'Économie politique, n°33, 2007, p. 41-52.

545 Cette théorie ancienne et classique de la géographie économique que nous devons originalement au géographe

allemand Walter Christaller (1893-1969), a été fortement remise au goût du jour en France notamment avec les géographes du Groupe d’Intérêt Public RECLUS (1984-1997), avec des personnalités aussi emblématiques que Roger Brunet (voir par exemple sur les places centrales, Le développement des territoires : formes, lois,

aménagement, La Tour d’Aigues : Editions de l’Aube, 2005).

546 Voir ainsi la synthèse très claire de Gills, Barry K., « La théorie du système monde (TSM) : Analyse de l'histoire

mondiale, de la mondialisation et de la crise mondiale », Actuel Marx, n° 53, 2013, p. 28-39.

547 Veltz, Pierre, Des lieux et des liens. Essai sur les politiques du territoire à l’heure de la mondialisation, La Tour

d’Aigues : Ed. de l’Aube, 2012.

548 Veltz, Pierre, Mondialisation, villes et territoires. L’économie d’archipel, Paris : Presses Universitaires de

place en participants à la vie locale (participation à la gouvernance, investissements divers, donations, etc.). Ce type de stratégie politique reprend une logique qui considére que la compétitivité des territoires s’inscrit dans le prolongement de la compétitivité potentielle des firmes qui s’y trouvent. En d’autres termes, la possibilité de mener à bien un projet de développement territorial dépend de la capacité de la collectivité territoriale en charge de ce projet à satisfaire efficacement aux intérêts des acteurs économiques qui s’y installent. La politique de développement économique et social se trouve alignée sur les questions de compétitivité, et s’inscrit donc de manière croissante dans une appréciation marchande du rôle de l’industrie dans l’espace public.

Comme nous l’avons vu, la politique industrielle se retrouve ainsi en partie détachée des doctrines propres à la raison d’Etat ou à un « intérêt supérieur » de la nation, qui l’encadrait idéologiquement dans la politique industrielle de tradition colbertiste par exemple. Elle continue néanmoins à s’articuler au « développement économique et social », dans la mesure où l’Etat a besoin d’industrie pour fonctionner, conforméments aux modèles de l’Etat Industriel et de l’Etat Providence. Du point de vue des autorités politiques (Etat, collectivités, administration), la recherche d’« attractivité » et de « dynamisme » économique d’un territoire sont objectif politique intermédiaire, nécessaire pour garantir la prospérité, l’emploi, et le bien vivre du plus grand nombre. Cette situation territoriale vertueuse se caractérise par l’instauration d’un « climat » d’affaires propice tant à la profitabilité des entreprises qu’à l’innovation technique, à la localisation de travailleurs qualifiés, à la coopération et à l’entreprenariat : il s’agit de créer les conditions pour qu’émerge un « environnement » économique stable et stimulant à l’entreprenariat et aux entreprises. En plus des mesures classiques en termes d’infrastructures (facilitant l’accès à des marchés ou la circulation des ressources) ou de politiques fiscales favorables, une série de nouveaux dispositifs doit permettre de favoriser l’émergence de facteurs de compétitivité des activités économiques. Ainsi, on constate le développement d’organisations dédiées à la mise en relation de personnes, aux échanges et à l’animation d’« écosystèmes » d’acteurs divers, à l’information ou au pilotage de projets multiformes, et à la valorisation, mutualisation ou protection de ressources stratégiques : plateformes de transfert technologique, pôles de compétitivité, technopoles, pépinières d’entreprises, organismes de soutien à l’innovation, entre autres. Ces dispositifs constituent des infrastructures sociales pour la réalisation des projets transversaux : dans la perspective du réseau, elles transforment des opportunités en activités en facilitant la mise en relation, la mobilisation et la structuration des acteurs (et des facteurs) à l’intérieur d’un réseau tant inter-personnel qu’inter-organisationnel et trans- territorial. L’usage adéquate de ces infrastructures semble caractériser les « gagnants » du

monde connexionniste549. Enfin, dans une perspective plus commerciale de marketing

territorial et de branding des lieux et du patrimoine culturel, ces dispositifs doivent marquer le territoire et témoigner, auprès d’investisseurs potentiels et des gouvernements, de conditions favorisant l’émergence d’innovations ainsi que d’une richesse d’activités diversifiées. En somme, nous voyons donc que, dès lors que l’espace public des relations économiques est considéré comme « ouvert » sur le monde, les actions collectives en matière industrielle se trouvent soumises de manière croissante à une logique marchande et de réseau.