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C HAPITRE 2 : L OGIQUE I NDUSTRIELLE ET P OLITIQUE Dans l’étude de la situation de la société française contemporaine, notre attention se

4. C ONCLUSION DU CHAPITRE

L’Industrie n’est donc pas seulement un type d’équipement technique (des infrastructures, des usines) et d’organisation sociale (les secteurs de l’industrie), c’est aussi et d’abord une logique d’action. Cette logique permet aux personnes d’agir ensemble dans certaines modalités. Tout en reconnaissant la pertinence des travaux scientifiques sur les formes de logique à l’œuvre dans un contexte d’organisation « industrielle » de l’action collective550, nous avons choisi de retracer brièvement la trajectoire récente du dispositif

savant et institutionnel encadrant les politiques visant à générer ou réguler l’action collective entre acteurs de l’industrie. Nous avons considéré la politique industrielle comme un discours composé de doctrines économiques et sociales qui encadre, dans l’espace public, la conception de raisonnements moraux et techniques valables sur ce que devrait être la place de l’industrie dans la société. A ce titre, nous avons cherché à comprendre comment ces doctrines économiques et sociales (colbertiste, ordo-libérale) produisent des conventions de comportement en matière de politique économique, et se saisissent de certaines conceptions savantes (comme le concept de « filière industrielle »). Nous supposons en effet que les politiques industrielles (au sens large, des programmes intentionnels et actes de volonté collectifs) agissent à la fois comme des producteurs de référentiels et des caisses de résonnance du contexte institutionnel de la société : les étudier doit nous permettre de mieux comprendre la place qu’occupe la logique industrielles par rapport à certaines pratiques ou à d’autres logiques d’action collective.

549 Nous traduisons ici la thèse défendue par Luc Boltanski et Eve Chiapello (op.cit., 2011) au sujet de la cité

connexionniste (« qui, rappelons-le, est un modèle de justice, non une description empirique des états du

monde », p.482) où la grandeur est caractérisée par l’adaptabilité, la circulation et la centralité dans un réseau de

relations, tout en maintenant une activité particulière qui apparaît complémentaire ou essentielle au réseau.

550 Ainsi, les travaux de Luc Boltanski, Laurent Thévenot et Eve Chiapello sont réalisés notamment à partir de

Hérité de la culture technique, le concept de performance551 est au cœur de la logique

industrielle d’évaluation et d’organisation de l’action collective. La performance est conçue comme l’effet émergeant d’un travail calculé de mobilisation et d’intégration des ressources et des outils pour produire une situation matérielle ou sociale prévue. La recherche de performance conduit à organiser les choses (outils, ressources) et les êtres (opérateurs) en réponse à un besoin donné. Il nous semble cependant que le concept de « besoin », qui oriente l’action collective industrielle, est assez large, plastique et général. En effet, à quel besoin répondre ? Où ce besoin se trouve-t-il formulé ? Le modèle de la cité industrielle, tel que dressé par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, ne définit pas une source unique à un « besoins » auquel il s’agirait de répondre552. L’articulation de la logique industrielle avec

d’autres logiques d’actions, et d’autres conceptions du « bien commun », peut s’opérer justement en réponse à ces questions, c’est-à-dire en réponse au besoin de définir à quel « besoin » final répond une action collective industrielle. Nous nous sommes contentés de montrer les conditions institutionnelles et politiques d’articulation d’une logique industrielle à une logique civique, puis marchande. Cette articulation s’opère par couplage du « besoin » à un public qualifié, duquel émane une définition du besoin : il peut s’agir d’une demande de service public, telle que formulée par les représentants élus des citoyens (cité civique), ou bien d’une demande émanant du jeu des préférences sur un marché (cité marchande).

Dans ce chapitre, nous avons lié le développement d’un discours sur le développement historique d’un secteur d’activités « industrielles » à des politiques industrielles dédiées qui encadraient, instrumentalisaient ou soumettaient un domaine d’activités pratiques à des finalités politiques supérieures. Après la seconde guerre mondiale et jusque dans les années 1970, la planification est un élément important du dispositif politique d’encadrement et d’orientation de l’action collective en matière d’industrie. Dans ce contexte historique, le « plan » permettait l’articulation entre une organisation industrielle de l’action collective en matière économique et la définition centralisée des objectifs de cette dernière par le gouvernement et l’administration ; un registre de justification civique permettait alors de faire valoir l’interventionnisme étatique au nom de l’intérêt général où de la raison d’Etat sur les logiques de marché. Par ailleurs, comme nous le verrons plus en détail dans le Chapitre 4, le concept de « développement » économique et social permettait de frayer un compromis social supérieur, entre cité civique, industrielle et marchande. A partir des années 1970, la mise à mal des politiques de « plan », par la doctrine libérale de marché

551 Performance est ici considéré dans deux dimensions complémentaires : d’une part un « Succès remporté par

une personne; action, exhibition, interprétation demandant des qualités exceptionnelles », c’est-à-dire la

capacité à atteindre un état de résultats effectifs, fortement valorisés, visibles, concrets ; d’autre part, un « Rendement, fiabilité très élevé ou exceptionnelle d'une machine, d'un objet, d'un matériau. » (cf. ATILF, « « Performance », Trésor de la Langue Française [en ligne], consulté le 13.11.15. : http://atilf.atilf.fr).

et les politiques anticartels, amène à la recherche de nouvelles formes politiques d’encadrement et d’articulation des logiques politiques avec les milieux industriels.

Dans ce mouvement de réorganisation récent, nous avons constaté en particulier l’importance du concept de filière, une notion qui est utilisée jusqu’à aujourd’hui dans les actions publiques visant au redéploiement de l’appareil productif industriel national ou local. Plus généralement, la réappropriation par les acteurs du concept de filière intervient alors que s’améliorent les pratiques de coordination technique entre acteurs industriels divers mais complémentaires face à la montée des pratiques de sous-traitance et d’externalisation. Ce faisant, la promotion de « filières » sanctionne une volonté de réarticulation de la logique industrielle avec les logiques politiques (relance de l’industrie) et communautaires (appartenance à une chaine d’acteurs interdépendants). Cependant, dans un contexte d’accélération de l’ouverture économique depuis 1990, il est possible de constater un double mouvement de circulation-standardisation internationale et de diversification-spécialisation locale des appareils productifs, qui remet en question les formulations classiques des politiques industrielles. Ce mouvement accroit l’autonomie des logiques industrielles, par rapport aux logiques civiques et communautaires nationales553. Il amène également une

recherche de nouveaux cadres logiques et moraux pour la politique industrielle. Si l’espace juridictionnel national et continental est toujours pris en compte, l’échelle de référence pertinente adoptée pour penser ces politiques est de plus en plus celle du territoire (plateaux ou vallées, pôles industriels, zones frontalières, villes, agglomérations, technopoles).

Dans le cadre d’une économie en réseau, le territoire peut ainsi être saisi sous l’angle de ses spécificités, qui sont autant de ressources potentiellement mobilisables au service du renforcement de la dynamique de fonctionnement d’un système industriel, dans une logique où compétitivité des entreprises et prospérité des territoires sont confondues554. Lorsqu’elle

est adoptée, cette construction de finalités communes aux entreprises et aux responsables territoriaux au sujet de la valorisation de ressources territoriales peut être lue, dans le prolongement des thèses de Karl Polanyi, comme un dispositif de transformation en commodités d’éléments culturels, patrimoniaux, territoriaux555. Le projet de création de

553 Comme le notent Luc Boltanski et Eve Chiapello (op.cit., 2013, p.220).

554 Il est possible de s’en convaincre à la lecture de nombreux éléments du très large corpus de littérature sur la

construction ou la révélation de ressources territoriales, locales, spécifiques (cf. Dissart, Jean-Christophe, « Co- construction des capacités et des ressources territoriales dans les territoires touristiques de montagne », Revue de

Géographie Alpine [En ligne], 100-2, 2012, consulté le 12 novembre 2015: http://rga.revues.org/1781 ; Lajarge, Romain, Pecqueur, Bernard, Landel, Pierre-Antoine, Lardon Sylvie, Ressources territoriales : gouvernance et

politiques publiques, Rapport scientifique de fin de projet PSDR 3 (2007-2011), 2012).

555 « Mais le travail n’est rien d’autre que ces êtres humains eux-mêmes dont chaque société est faite, et la terre,

que le milieu naturel dans lequel chaque société existe. Les inclure dans le mécanisme de marché, c’est soumettre aux lois du marché la substance de la société elle-même. » (Polanyi, Karl, op.cit., 1983, p.121).

systèmes productifs territorialisés, propres à chaque contexte local et tenant compte des spécificités culturelles et géographiques, nous apparait comme une tentative de création de nouvelles articulations satisfaisantes entre logique industrielle et logique territoriale dans le cadre des débats sur les politiques de développement économique locales. Cependant, dans la mesure où le concept de ressources territoriales tend à saisir des objets jusque-là traités comme des éléments valorisés dans le cadre de registres conventionnels différents (dans une logique domestique de protection du patrimoine, par exemple), se pose un problème éthique et politique en matière de respect de la finalité symbolique de base de la ressource (par exemple, peut-on exploiter commercialement un monument religieux ?). Il est alors attendu du dialogue qui s’élabore entre énonciateurs de ces diverses logiques au cours des processus de concertation ou de gouvernance qu’il permette de bâtir un compromis accepté par tous sur les modalités d’utilisation de ces ressources556.

556 Lamara, Hadjou, « Les deux piliers de la construction territoriale : coordination des acteurs et ressources

territoriales », Développement durable et territoires [En ligne], 2009, consulté le 12 novembre 2015 :

http://developpementdurable.revues.org/8208 ; Lardon, Sylvie, Chia, Eduardo, Rey-Valette, Hélène « Introduction : Dispositifs et outils de gouvernance territoriale », Norois [En ligne], n°209, 2008, consulté le 12.10.12.: http://norois.revues.org/2602.