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C HAPITRE 1 : LE PROBLEME DES LOGIQUES D ’ ACTION Seront exposés, dans ce premier chapitre, les contextes scientifiques et sociétaux à la

4. C ONCLUSION ET DIRECTIONS POUR LA POURSUITE DE L ’ ENQUETE

Ce premier chapitre a eu pour fonction de mettre en place les bases de notre enquête. En cohérence avec les méthodes d’enquêtes pragmatistes (voir l’Annexe 1), ces bases sont de plusieurs sortes. Tout d’abord, nous inscrivons les besoins d’enquête par rapport à un problème social général, relatif à la transition technique, culturelle et écologique de la société industrielle française. Il s’agit d’une actualité commune qui appelle une évaluation critique des pratiques contemporaines. Nous avons poursuivi notre recherche en concentrant par la suite notre attention sur les démarches d’écologie industrielle et territoriale. Elles constituent une seconde base, plus spécifique et technique, relative à un type de moyens dont nous disposons pour agir dans la direction souhaitée. Nous soutenons que cette forme d’action collective devrait viser une réorganisation en profondeur des modes de production, de consommation et des pratiques économiques. En plus d’évolution techniques importantes, cela nécessite la remise en question des habitudes et des fonctionnements conventionnels de l’ensemble des acteurs économiques d’un territoire. Or, rien ne garantit a priori qu’une démarche d’écologie industrielle et territoriale amène de concert de nouvelles pratiques techniques ainsi que de nouvelles logiques sociales, culturelles et économiques. Il s’agit donc d’étudier les mécanismes organisationnels à l’œuvre dans une action collective afin de comprendre (et de concevoir) les manières d’amener ces changements.

Nous avons là la base problématique de l’enquête qui justifie la conception d’un projet de connaissance scientifique. Ce projet peut mobiliser des savoirs scientifiques et des théories spécialisées ayant vocation à apporter des modèles de questions, de solutions et de raisonnements. C’est pourquoi nous avons choisi de nous appuyer sur une base savante spécifique, permettant en pratique d’éclairer la situation : il s’agit d’étudier les logiques d’action collective, c’est-à-dire les principes et les règles, les motifs et les manières de coordonner des personnes ou des choses. Cette approche est constructiviste et institutionnaliste, c’est-à-dire qu’elle consiste à ne pas séparer la manière avec laquelle les personnes qualifient, justifient, évaluent leur action, de l’action elle-même. On observe ainsi comment se dessinent des grands types cohérents de logiques d’action, et comment les personnes les utilisent pour se coordonner, pour s’entendre, s’opposer ou concevoir des solutions aux problèmes qu’ils rencontrent. Aussi, le processus délibératif apparaît comme crucial dans cette perspective.

La définition de cette base théorique et savante nous a conduit à poser les deux problèmes scientifiques suivants : à quoi ressemblent des pratiques novatrices, différentes

des contextes logiques et moraux en place, et qui pourraient impulser certains changements dans fonctionnements conventionnels ? Comment faire pour que ces pratiques puissent émerger, se développer et résister à la pression des contextes sociaux et institutionnels dominants ? La posture retenue en réponse consiste à chercher la manière avec laquelle s’élabore des pratiques novatrices, et non pas à prédéfinir son contenu final, ce qui nous revient à nous intéresser au processus d’élaboration, et à la rationalité d’action (collective) qui vise à le concevoir. Cela nous permet notamment de ne pas préjuger du « fond » des pratiques. En revanche, nous avons définis un certain nombre de conditions et de traits caractéristiques du phénomène souhaité. Une hypothèse cruciale pour l’enquête consiste en la définition de la stratégie générale par laquelle une pratique novatrice peut se trouver à la fois valorisée par les institutions (et les habitudes) existantes et en même temps proposer une réorganisation de ces dernières : les pratiques novatrices doivent être conçues de telle manière qu’elles puissent être reconnues et valorisées dans plusieurs contextes logiques (institutionnels, de valorisation ou de qualification) en même temps, de manière à jouer avec, et par un phénomène dont il s’agit encore d’identifier la forme exacte, de recombiner ces contextes logiques ainsi que les comportements qu’ils justifient.

La suite de cette recherche vise donc à montrer la pertinence (et la plausibilité) de cette proposition, par l’élaboration de modèles à la fois empiriques et normatifs, visant à rendre intelligible les mécanismes logiques s’opérant au cours d’actions collectives. Ainsi lors des démarches d’écologie industrielle, le but de ces mécanismes vise à l’émergence de pratiques novatrices dans un domaine donné de l’industrie, des territoires ou de la culture actuelle. Voyons quelles sont les directions retenues pour poursuivre notre enquête.

Les conséquences de la complexité pour notre projet d’enquête

Les démarches d’écologie industrielle et territoriale résultent à la fois d’une prise de conscience des acteurs d’un territoire donné intégrant la possibilité de développer collectivement des pratiques écologiques et techniques novatrices, et d’une demande institutionnelle nationale de transition écologique de nos modes de fonctionnement. Les participants adhèrent à la démarche avec leur point de vue, leurs valeurs et leurs intérêts propres – sans doute très divers – mais ils s’engagent aussi à partir d’un point commun : la compréhension au moins basique que la démarche traitera à la fois d’écologie, d’industrie et de territoire363. Aussi, ces démarches prises dans leur diversité364, et compte tenu d’enjeux

363 Le terme « écologie industrielle et territoriale » peut avoir de nombreux sens possibles, dans l’esprit d’un

liés au développement durable d’un territoire, peuvent être considérées comme des espace- temps de co-construction, d’apprentissage et de socialisation mutuelle à des connaissances et à des logiques d’action collective et locales plus pertinentes. En ce sens, si l’objectif de ces démarches est d’organiser le rassemblement d’acteurs pour qu’ils agissent ensemble dans le cadre de projets effectifs, il s’agit également de former une communauté de personnes qui puissent construire ensemble une conscience collective des problèmes relatifs au territoire dans lequel ils vivent, de sa situation économique sociale et environnementale.

Cependant, l’adhésion d’acteurs et de personnalités ne peut se construire que progressivement en cohérence avec la pluralité des mondes de valeurs de chaque participant, à mesure que les interactions mutuelles permettent une compréhension réciproques des possibilités de coopération et de dépassement des blocages crées par cette diversité. De cela découle un élément problématique crucial. Dans les démarches d’écologie industrielle et territoriale, l’ambition de vouloir mêler logique industrielle et logique territoriale, c’est-à-dire des modes de coordination issus de contextes institutionnels, langagiers et pratiques différents, peut générer des tensions et des antagonismes. Au cours d’un processus de coordination, face au mélange de règles et de principes d’origines diverses ou appartenant à des registres conventionnels différents, il apparait plus aisé qu’à tout moment les principes et règles issues de certains registres conventionnels conflictuels soient rejetées, au profit d’un seul registre « dominant », reconnu comme valable pour la définition des modalités de coopération et d’orientation de l’action collective. Or par exemple, dans le cadre de la démarche d’écologie industrielle et territoriale, le consensus pourrait conduire à la poursuite d’objectifs uniquement industriels (et commerciaux) ou environnementaux (et patrimoniaux).

Il serait dommage qu’un tel phénomène de réduction s’opère, alors même que l’écologie industrielle et territoriale, et plus généralement le développement durable, invitent à tenir compte de la diversité des enjeux d’un territoire ainsi que de l’avenir de ses acteurs,

assez commode, nous considérons que l’ « écologie industrielle et territoriale » ferait d’abord tout simplement référence à l’association des conceptions communes (et populaires) de « industrie », « écologie » et « territoire ». De manière similaire, notons que de nombreuses personnes préfèrent le terme « économie circulaire », notamment pour mettre l’accent sur l’ « économie » (et la cohorte thématique qu’elle véhicule : entreprise, production, bénéfices…), et donner la priorité à ce concept dans la signification commune générée par l’évocation du terme.

364 Ainsi, Marian Chertow a mis en lumière le phénomène de « découverte » (« uncovering ») dans les démarches

d’écologie industrielle et territoriale (Chertow, Marian, op.cit., 2007): les acteurs réalisent un projet qui correspond aux principes généraux de l’écologie industrielle, mais ignorent qu’il peut s’agir bel et bien d’une « écologie industrielle », jusqu’à ce que qu’il « découvrent » cette correspondance, soit par prise de conscience de la nature de leur actions (par exemple qu’une innovation de système industriel a réduit fortement l’emprunte environnementale de leur usine) ou par apprentissage de ce qu’est l’écologie industrielle.

habitants, producteurs365. Or, comme Edgar Morin le rappelle366 : « Les interrelations les plus stables supposent que des forces qui leur sont antagonistes y soient à la fois maintenues, neutralisées et surmontées. » A notre sens, la démarche et les projets d’écologie

industrielle et territoriale gagnent à être menées de manière à mettre en relation, à maintenir ou dépasser ces antagonismes entre logiques d’action au sein d’un même territoire. Notre recherche interroge donc les possibilités d’organiser des démarches d’écologie industrielle et territoriale dans la complexité, qui fonctionneraient à partir d’une pluralité de logiques d’action collective. En effet, nous voyons dans ce pluralisme une garantie d’ouverte de la démarche à la diversité et à la pluralité des enjeux d’un territoire. L’enjeu de l’enquête réside alors dans la recherche des causes et des moyens organisateurs de l’action collective, une action prennant appui évidemment sur des circonstances existantes, mais qui résulte aussi d’un travail d’intervention, nécessairement contingent : en France, les démarches sont des processus volontaires, dans lesquels les acteurs sont a priori libres de participer ou de s’abstenir. Elles ne constituent pourtant pas un phénomène purement spontané : certaines personnes peuvent avoir un pouvoir particulier sur la trajectoire collective367. De plus, les

stratégies sociales des managers, porteurs ou animateurs de la démarche se révèlent cruciales pour créer les conditions d’organisation à même de faire émerger des pratiques novatrices et réunir des collectifs effectivement capables de répondre efficacement à certains enjeux communs de leur territoire368. Pour modéliser l’évolution de l’action collective, la perspective

pragmatiste nous conduit à privilégier l’étude de ces personnes, et de l’art avec lesquelles elles agissent, dans (et avec) la complexité : nous tentons ainsi de comprendre quelles sont les rationalités, à l’œuvre chez « entraineurs », les qualités et volonté ces personnes qui leur permettront de mobiliser des ressources matérielles, humaines, intellectuelles, de jouer avec les circonstances sociales ou institutionnelles, de comprendre et de problématiser la situation de leur territoire ou encore d’appréhender les questions techniques et sociales, de manière à composer au mieux avec l’adversité et l’incertitude, d’agir au mieux dans des projets collectifs et positifs.

Un préalable : l’étude des contextes institutionnels de l’action collective

L’un des défis importants du management des démarches d’écologie industrielle et territoriale réside donc dans la conception de dispositifs socio-organisationnels adapté aux enjeux collectifs et individuels. Un ensemble de règles, de pratiques de gestion, de

365 Comme nous le montrerons plus en détails dans la première section du Chapitre 4. 366 Morin, Edgar, op.cit., 1977, p.118.

367 Brullot, Sabrina, Maillefert, Muriel, Joubert, Jeremie, op.cit., 2014. 368 Hewes, Anne, Lyons, Donald, op.cit., 2008.

configurations institutionnelles favorables aux rapprochements des participants, puis à la co- construction de principes propices à une démarche collective de long terme, développant son action en fonction d’objectifs synthétisant une volonté de transition écologique du territoire.

Dans une perspective pragmatique, il est difficile d’imaginer que ces nouveaux principes d’action, ces nouvelles logiques ou ces nouveaux traits culturels (y compris coopératifs) se réalisent sans des expériences fortes et partagées. L’action stratégique du manager d’une telle démarche (ou de la personne en charge de politiques publiques qui impulsent ce type d’initiatives) peut consister à diriger une forme de pratique novatrice vers une « niche », c’est-à-dire un domaine de pratique très spécifique dans lequel l’expérience commune et les idéaux qu’elle porte pourront se renforcer. Il pourra encore récupérer une pratique novatrice propre à une niche, et tenter de la généraliser, en touchant de nouveaux publics ou de nouveaux domaines sociaux. C’est pourquoi, dans notre projet d’enquête sur la transition culturelle de la société industrielle, il nous faudra tenter à la fois de comprendre les enjeux et spécificités du milieu social, institutionnel et économique, dans lequel nous espérons voir se développer des pratiques novatrices, et en même temps comprendre comment se construisent les stratégies des agents en charge d’impulser et de mener à bien cette transition.

L’étude de l’action collective s’appuie donc sur une série de propositions hypothétiques relatives aux cadres institutionnels, sociaux et techniques. Ces domaines structurent un univers dans lequel peut ensuite s’exercer toute rationalité d’action. Ces propositions sont les suivantes :

- La logique industrielle et la logique territoriale (environnementale) contiennent des valeurs potentiellement contradictoires et génératrices d’antagonismes,

- La construction d’un compromis – et même d’une synthèse – est possible entre ces deux logiques d’action, notamment à partir des discours présents dans les doctrines de l’écologie industrielle et territoriale,

- Ces possibilités peuvent être utilisées pour structurer l’action collective, et des opportunités de compromis ou de dépassement des antagonismes peuvent être utiles à l’émergence de pratiques novatrices dans les démarches d’écologie industrielles et territoriales369.

L’enquête pragmatique à la base de notre recherche se veut abductive. De ce fait, les propositions ci-dessus ne peuvent être démontrées de la manière hypothético-déductive

369 Comme nous le montrerons avec l’étude de cas de projets de filières de matériaux de construction biosourcés,

courante. De plus, ces assertions concernent des institutions sociales et des entités idéales, telles des cadres conceptuels, des définitions, des normes, difficilement saisissables par des mesures et des faits « objectifs », mais connaissables par l’exposé des discours de légitimation et de leur évolution. La « démonstration » de ces propositions hypothétiques consiste ainsi à exposer la plausibilité et la cohérence de ces discours, dans certaines configurations historiques, en réunissant des sources d’expérience pertinentes, telle que des exposés, des écris savants, des artefacts institutionnels (normes, règles, etc). Pour notre enquête, la recherche et l’exposition de ses sources revêtent une importance tout particulièrement nécessaire pour comprendre la participation des institutions qui ordonnent l’action dans le domaine de l’ « industrie » ou du « territoire ». Nous avons choisi de traiter de l’action collective dans l’industrie et dans le territoire, de manières séparées dans les deux chapitres suivants.

CHAPITRE 2 :LOGIQUE INDUSTRIELLE ET POLITIQUE