• Aucun résultat trouvé

C HAPITRE 2 : L OGIQUE I NDUSTRIELLE ET P OLITIQUE Dans l’étude de la situation de la société française contemporaine, notre attention se

2. L A F ILIERE , UN CONCEPT STRUCTURANT DES POLITIQUES INDUSTRIELLES

2.2. U N OUTIL D ’ INTERVENTION DIRECTE DES POUVOIRS PUBLICS

La filière apparaît donc comme un nouveau référentiel pour l’intervention publique. A mesure que les outils de mesure et d’observation de cette focale se développent, de nouvelles techniques sont conçues pour le traitement différencié des filières entre-elles, et des différents acteurs au sein des filières. Il est possible de distinguer deux problèmes politiques qui vont appeler le transfert de ces dispositifs des milieux savants vers les politiques industrielles : la conception de filières alimentaires dans un contexte de coopération nord- sud dans les années 1960 (via l’INRA et l’ORSTOM) ; la recherche de nouveaux outils et approches face à la concurrence internationale pour concevoir et piloter des politiques publiques industrielles dans les années 1970 (via le BIPE et l’INSEE).

De nombreux techniciens, ingénieurs et chercheurs sont ainsi affectés à la mise en œuvre de politiques de soutien au développement des pays du sud, généralement des anciennes colonies, mais aussi à l’étude des transformations agricoles en France, dans une

période où l’autosuffisance alimentaire est encore considérée comme une priorité nationale484. Ces études sont généralement menées sous l’égide d’organismes publics français

opérant dans le domaine du soutien au développement, ou du commerce international encadré485, dans des pays caractérisés par une économie encore fortement rurale et une

agriculture vivrière, avec des risques de famine et de crise alimentaire486. Il s’agit alors

d’aider à l’implantation d’institutions stables favorisant le développement économique, par l’identification des filières et segments prioritaires, par la fixation de prix de référence pour les denrées agricoles, et par l’évaluation et l’orientation des politiques d’aides des organismes internationaux487. Ces études sont reprises et intégrées par la suite dans les référentiels de la

FAO et de la Banque Mondiale tandis qu’en France des établissements publics à caractère scientifique et technologiques comme l’ORSTOM (devenu l’IRD en 1998), ou le Groupement d’étude et de recherche pour le développement de l’agronomie tropicale (devenu CIRAD en 1984) pratiquent ces méthodes dans une optique d’appui à la décision publique tant internationale que pour les gouvernements des pays concernés.

En France, l’analyse des filières alimentaires menée entre autres par les chercheurs de l’INRA dans les années 1960 permet de mieux comprendre les effets d’induction et d’entrainement générés par l’industrialisation agricole et de l’élevage, mais aussi les effets d’encadrement et de contrôle exercés par certaines filières industrielles attenantes (mécanique agricole, chimie, distribution, banque et crédit…)488. Ces études sont alors d’une

grande importance pour l’action des administrations dans la mesure où il s’agit de mener une politique d’assistance technique et financière doublée d’une politique d’aménagement rurale qui permettent un compromis entre l’impératif d’accroitre les rendements en spécialisant les bassins de production, et la nécessité de favoriser une adaptation sociale apaisée de territoires soumis au choc de transformations économiques et environnementales rapides489.

Par ailleurs, le concept de filière a enfin pris pied et s’est développé dans le domaine des industries lourdes, notamment à la suite de travaux sur les stratégies industrielles de

484 Temple, et al., op.cit., 2011, p.1-2

485 A travers des accords commerciaux comme les Conventions de Yaoundé (1958-75) sur le commerce et l’aide au

développement entre certains pays d’Afrique et Madagascar et les Communauté Economique Européenne. Ces conventions seront suivies des conventions de Lomé (1975-2000), et de Cotonou (2000 -) (cf. Site de la Délégation de l’Union Européenne en République du Cameroun, consulté en ligne le 13.11.15. :

http://eeas.europa.eu/delegations/cameroon/eu_cameroon/political_relations/yaounde_cotonou/index_fr.htm

).

486 Bencharif, Abdelhamid, Rastoin, Jean-Louis, op.cit., 2007, p.3-5

487 Bencharif, ibid. ; Basler, A., « Relance de la recherche agro-économique en Afrique. Stratégie à poursuivre et

rôle de la coopération », Économie rurale, n°213, 1993, pp. 3-9.

488 Rastoin, Jean-Louis, « L'agriculture comme marché industriel : enjeux et stratégies », Économie rurale, n°201,

1991, pp. 44-46.

développement et de compétitivité des entreprises par des économistes industriels490 ainsi

que par le BIPE (Bureau d’Information et de Prévision Economique), organisme d’étude indépendant à la charnière entre l’Etat et les grands groupes industriels491. Le succès

académique de l’économie industrielle, en tant que discipline au début des années 1970, au moment où le système industriel fordiste occidental entre en crise, favorise la réappropriation par l’INSEE492 puis par les stratèges des politiques industrielles493 du

nouveau référentiel de la « filière industrielle » (ou « filière de production »). Il s’agit en effet de concevoir de nouveaux cadres d’intervention pour favoriser la poursuite de la croissance industrielle dans un contexte de libéralisation, surtout à partir de 1976, et d’ouverture croissante de l’économie française à la concurrence. Comme le note le haut fonctionnaire et économiste libéral Christian Stoffaës en 1980494 :

«

La question stratégique demeure donc celle-ci, pour une firme comme pour une nation : dans quel cas faut-il une stratégie de contrôle intégrée de la filière ? Comment y parvenir ? »

Ce dernier questionnement pose le problème du traitement différencié des filières, et de l’invention d’outils adaptés à cet effet. Dans le prolongement de la conception libérale- colbertiste des années 1970 puis 1980, et dans un contexte de guerre froide, une distinction importante est opérée, nous avons montré que la politique industrielle devient ambivalente, car elle tente de combiner l’ancienne doctrine de l’industrie au service de l’Etat (ou de la nation) avec la nouvelle doctrine libérale qui s’impose peu à peu. Ainsi, le dispositif d’intervention directe est maintenu pour quelques filières « stratégiques » liées à des enjeux relatifs à la défense, à la sécurité nationale (armements, nucléaire, pétrochimie), ou à des domaines de pointe lorsqu’il s’agit de rattraper un retard ou de maintenir une avance, tels dans l’électronique, l’aérospatial, l’aéronautique. Les moyens d’action se composent alors d’un éventail de subventions, d’une pratique de négociation des prix de grès-à-grès, de la

490 De Brandt, Jacques, « L’économie industrielle dans le contexte français : développement et spécificités », in

Arena, Richard, Benzoni, et al., op.cit., pp.158-159.

491 Le site internet du BIPE (mise à jour en 2012) indique que : « Le BIPE a en particulier été pionnier de

l’approche par filière, étant à l’initiative même du développement du concept de filière dès les années 60 pour l’analyse des comportements stratégiques des entreprises et des pouvoirs publics. » (cf. « Présentation du BIPE » [en ligne], consulté le 22.10.15. : https://www.bipe.fr/info/qui_sommes_nous/presentation_du_bipe). Cette affirmation nous apparaît par ailleurs confirmée par d’autres sources, telle que : Lapeze, Jean, El Kadiri, Nacer, Lamrani, Nouzha (dir.), Eléments d’analyse sur le développement territorial, aspects théoriques et empiriques, Paris : L’Harmattan, 2007, p.89.

492 Toledano, Joëlle, « À propos des filières industrielles », Revue d'économie industrielle, Vol. 6, 1978. pp.149-

158.

493 Voir par exemple le constat dressé par le haut fonctionnaire Christian Stoffaë, dont l’importance pour la

construction de la doctrine stratégique de l’état en matière d’intervention économique et sociale est bien connue, dans: Stoffaës, Christian, « Du libre échangisme à la politique industrielle », Revue d'économie industrielle, Vol. 3, 1978, pp.143-147.

mise en place de financements bonifiés, du contrôle stricte des fusions-acquisitions495. Il

s’agit, en fait, de favoriser l’émergence de grands groupes d’entreprises (« champions nationaux ») ou d’ententes supervisées entre entreprises (alliances) englobant une part significative de filières très spécialisées, par exemple, de haute technologie, avec potentiellement des débouchés grand public ou des segments commerciaux civils (exemple des télécommunications avec Alcatel, équipementier militaire avec une vocation civile). Dans ces domaines, « l’approche par les filières » renforce essentiellement le contrôle de l’Etat en apportant une nouvelle focale d’observation et de prise en compte des interdépendances économiques, notamment à l’occasion des « grands projets » (TGV, la fusée Ariane, le réacteur nucléaire Superphénix, l’aéroport de Roissy, mais aussi le système satellitaire Galliléo ou ITER plus récemment…) qui mobilisent tous les acteurs d’une filière.

Cette pratique a eu un effet certain sur la structure industrielle du pays, puisqu’elle a participé à l’émergence d’un ensemble de grands groupes et de filières extrêmement structurées, dotés de pratiques de coopération encore présentes aujourd’hui. Néanmoins, elle reste cantonnée, certes à quelques domaines spécifiques, stratégiques ou à forte valeur ajoutée, qui cependant ne touchent que rarement un public en masse. Aussi, ce premier type de pratique de structuration des filières par des interventions directes ne serait pas si important pour notre enquête, notamment en vue de son déclin relatif depuis 1990, s’il ne participait fortement au maintien d’une certaine image idéale de la politique industrielle étatique volontariste dans le prolongement de la tradition colbertiste496.

Un cadre pour de nouveaux modes d’action publique

Cette première forme de traitement des filières ne doit pas éclipser une seconde forme émergente, majoritaire, caractérisée par l’instauration d’une nouvelle forme de

gouvernement de l’économie497, et dont la pratique récente des « Etats généraux de

l’industrie » (depuis 2009) est un prolongement direct. Au-delà de la doctrine classique de spécialisation prix versus créneau498, les tenants de l’approche par les filières encouragent à

réinventer un « rapport Etat-entreprises » qui soit moins conflictuel et direct « pour rendre

495 Soulage, Bernard, Thiery, Simon-Pierre, « Quelles institutions pour une nouvelle politique industrielle »,

Revue d'économie industrielle, vol. 23, 1983, pp. 79-91.

496 Cohen, Élie. « Dirigisme, politique industrielle et rhétorique industrialiste », Revue française de science

politique, n°2, 1992, pp. 197-218.

497 Ce terme désigne un pouvoir d’influencer plutôt que de contraindre, selon la distinction classique du « soft

power vs. hard power » en politiques internationales. A ce sujet, voir les écrits du politologue Joseph S. Nye.

498 Bellon, Bertrand, « La reconquête du marché́ extérieur », Revue d'économie industrielle : « Les politiques

conciliables démocratie économique et efficacité industrielle»499. Il s’agit en effet de

renforcer la dynamique industrielle, en évitant les doublons de segments de filières (concurrence inutile) et en « décloisonnant », c’est en-à-dire en adoptant une politique de « tissu industriel » qui améliore, notamment en mettant en place des plans de secteurs et de filières, la coordination entre acteurs sur des questions jugés collectivement essentielles, comme par exemple sur la recherche et développement (amélioration des méthodes, coordination dans la recherche, etc.)500. Le dialogue entre acteurs des filières est fortement

encouragé au sein de groupes de travail réunis sous la houlette de services ou de chargés de mission des ministères compétents, ou encore à l’occasion de grands rassemblements comme récemment pour les Etats Généraux de l’Industrie, le Grenelle de l’Environnement (2007- 2009) ou encore les Etats Généraux de l’Alimentation (2017-2019). Des plans de développement de filière sont alors élaborés, avec le soutien bienveillant des pouvoirs publics. Ils doivent servir de documents de référence pour la coordination entre acteurs industriels dans leurs stratégies de positionnement commercial international, de recherche et développement (progrès technique) ou d’emploi501.

Les principes de ces nouvelles politiques industrielles, qu’elles s’occupent de « relance » ou de « compétitivité », peuvent être ainsi résumés : « Une mobilisation

d'ensemble est recherchée par des mesures favorables à l'industrie, la priorité est donnée aux stratégies de firmes ; l'action est dirigée au plus haut niveau de l'Etat s'appuyant plus sur des réseaux [de personnes] ’’modernistes’’ que sur des structures institutionnelles claires »502. Ainsi, les comités (stratégiques) de filière mis en place après 2010 doivent

permettre d’aboutir à des actions coordonnées entre acteurs industriels503, mais sous la

supervision et le contrôle d’un « Etat stratège » 504, dans le cadre des nouvelles formes de

499 Soulage Bernard, Thiery Simon-Pierre, op.cit., 1983, p.88

500 Haudeville, Bernard, « Politique industrielle et politique économique générale - Réflexion sur le cas français »,

Revue d'économie industrielle, vol. 23, pp. 57-65.

501 Le rapport Les filières industrielles stratégiques de l’économie verte (par le CGDD, 2013, puis 2015), est à ce

titre exemplaire. Sous couvert d’identification prospective, il définit des nouvelles filières stratégiques prometteuses et justifie les aides à apporter à leur développement. En cela, il catégorise certaines activités comme officiellement parties de « l’économie verte » et structure ainsi un nouveau champ d’intervention qui peut prétendre légitimement à ce label et justifier un traitement particulier, participant ainsi à son apparition dans les esprits et dans les dossiers.

502 Soulage, Bernard, Thiery, Simon-Pierre, op.cit., 1983, p.81.

503 Il y a ainsi en 2015, 14 comités stratégiques de filière : de l’aéronautique au numérique en passant par les éco-

industries et l’alimentaire. C’est la forme du contrat avec l’Etat qui prévaut ici, ce dernier se portant le garant des engagements des acteurs divers d’un secteur ou d’une filière donnée au travers de leur « Contrat de filière », mais la surveillance devant être assurée par le Conseil National de l’Industrie même. C’est donc une gouvernance autonome qui est recherchée dans la mise en œuvre et l’application de mesures par filières.

504 L’« Etat Stratège », est un concept de politique publique qui émerge dans les années 1990 et qui vise à

réordonner les domaines d’action entre une administration centrale chargée de l’animation du projet multi-acteur de définition et de gouvernance des politiques publiques, et l’administration territoriale chargée du soutien aux taches opérationnelles et de « terrain » (cf. Bezes, Philippe, « Le modèle de « l’État-stratège » : genèse d’une forme organisationnelle dans l’administration française », Sociologie du travail, n°47, 2005, p.431–450).

politiques de relance et de compétitivité désignées sous le slogan de « Redressement productif » ou de « Nouvelle France industrielle »505. Les filières représentées au Conseil

National de l’Industrie506, apparaissent alors comme la nouvelle unité démocratique

structurant le dialogue social à l’échelle nationale507, au service d’un intérêt national et

industriel qui se confondent.