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Chapitre 2 Dramaturgies : l’image, le son, l’espace et le texte au théâtre

2.3.3 Concepts et notions pour discuter l’espace 1 Aires, plans et niveaux de la scène

2.3.3.2 Registres de présence

Arrêtons-nous maintenant sur les registres de présence478 élaborés par Béatrice Picon- Vallin. Cette notion permet de « rendre compte des variations de l’“être-là” hybride de l’acteur, des objets, du jeu […] 479», dont les manifestations se diversifient grâce aux technologies. La présence peut surgir à partir des ombres, de la vidéo, des types de surfaces de projection, du son, etc., et cette diversité de présences instaure une ouverture à l’intérieur de la création. Souvenons-nous que la notion de présence est discutée par divers chercheurs depuis que les technologies ont commencé à proliférer sur la scène. Parmi ces chercheurs, il y a Jean-Marc Larrue, qui aborde les pratiques médiatiques au théâtre480 dans plusieurs articles. Philip Auslander481, lui, parle du direct. Et l’effet de présence est étudié par le groupe de recherche « Performativité et effets de présence »482. Cependant, les notions de

477 Id. Notre traduction. « [L]ying on the floor; sitting in a chair; sitting on the chair’s arm; standing; standing on one step, two

steps, three, and so on, until he reaches the height of a stairway or high platform. »

478 Béatrice Picon-Vallin, 1998, op. cit., p. 28-29. 479 Ibid., p. 29.

480 Voir l’article de Jean-Marc Larrue, « Théâtre et intermédialité : une rencontre tardive », dans Érudit, Intermédialité : histoire

et théorie des arts, des lettres et des techniques, Québec (Université Laval, Université de Montréal et Université du Québec à Montréal), no 12, 2008, p. 13-29. Le livre de Jean-Marc Larrue et Gusy Pisano, Les archives de la mise en scène : hypermédialités du théâtre, France, Presses universitaires du Septentrion, 2014. Voir aussi le livre de Jean-Marc Larrue, 2015, op. cit.

481 Voir le livre de Philip Auslander, Liveness: Performance in a mediatized culture, op. cit., et l’article « Le direct numérique :

perspective historico-philosophique », op. cit.

482 Ce groupe de recherche comprend notamment Louise Poissant, Michèle Febvre, Andrée Martin, Renée Bourassa,

Marie-Christine Lesage et Josette Féral. Voir Effets de présence, « Présentation du groupe de recherche », [En ligne] https://effetsdepresence.uqam.ca/ [site consulté le 20 avril 2015]; Josette Féral et Edwige Perrot, Le réel à l'épreuve des technologies : les arts de la scène et les arts médiatiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013; Josette Féral, Pratiques performatives : Body Remix, Québec, Presses universitaires de Rennes, 2012; et Renée Bourassa et Louise Poissant, Personnage virtuel et corps performatif : effets de présence, Québec, Québec : Presses de l'Université du Québec, [2013].

direct et d’effet de présence impliquent toutes deux un accent sur la réception du spectateur.

Or, dans le cadre de cette thèse, nous nous concentrons plutôt sur la production de cette présence au cœur du processus de création, avant même qu’il y ait une présentation devant public. En effet, dans notre création, pendant l’élaboration de la composition spatiale, divers types de présences surviennent et diverses relations entre elles s’instaurent. C’est pourquoi la notion de registres de présence nous semble la plus pertinente pour comprendre ce qui se produit dans un tel processus.

En tant que milieu qui rend possible les connexions, l’espace permet l’échange entre les acteurs et les spectateurs, certes, mais aussi avec les objets, la scénographie et les médias. L’espace scénique auquel nous nous intéressons permet d’explorer l’environnement, la dynamique, le partage entre spectacle et spectateur, et d’exploiter les potentialités expressives des médias numériques pour construire une expérience sensorielle. Il est possible que l’espace scénique auquel nous songeons se situe à la croisée de l’installation artistique et du théâtre immersif. Mais il faudrait encore s’interroger : comment écrire cette composition spatiale en la mettant en lien avec les autres éléments expressifs ? Quels sont les points de contact entre le théâtre et les arts visuels qui nous permettent de construire une dramaturgie de l’espace ?

2.4 Le texte

2.4.1 Bref historique

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le texte, qui occupait une fonction centrale dans la représentation théâtrale, a été repositionné. L’émancipation par rapport au texte, encouragée par les avant-gardes artistiques et les metteurs en scène tels qu’Alfred Jarry, Gordon Craig, Vsevold Meyerhold, Bertold Brecht et Antonin Artaud, a permis de faire discourir le corps, la musique, l’espace en dialogue avec le texte, et non plus de façon subornée à lui. Avec sa verve habituelle, Artaud écrit : « Un théâtre qui soumet la mise en scène et la réalisation, c’est-à-dire tout ce qu’il a en lui de spécifiquement théâtral, au texte est un théâtre d’idiot, de fou, d’inverti, de grammairien, d’épicier, d’antipoète et de

positiviste, c’est-à-dire d’Occidental483 ». Dans le même sens, Gordon Craig, intéressé par les lois fondamentales de l’art théâtral et propres à lui, écrit : « J’entends par voix, les paroles dites ou chantées en opposition aux paroles écrites ; car les paroles écrites pour être

lues et celles écrites pour être parlées sont de deux ordres entièrement distincts484 ». Cette relation transformée entre le texte et le théâtre est devenue un des éléments essentiels de la définition du théâtre postdramatique. Lorsque le théâtre brise le lien exclusif qu’il avait avec le texte, en tant que seul porteur du drame et du discours poétique et idéologique, ce lien peut être repartagé avec d’autres langages artistiques et médiatiques, ce qui multiplie la possibilité des signifiants dans la scène. Lehmann commente ce changement :

Pour le théâtre postdramatique, la condition de son existence est précisément la fracture entre le drame et le théâtre, et leur émancipation réciproque. Pour cette raison, l’histoire du genre « drame » en soi ne présente pour le théoricien du théâtre qu’un intérêt limité. L’analyse porte moins sur les transformations des textes de théâtre que sur l’évolution des modes de l’expression proprement théâtrale. Dans les formes théâtrales postdramatiques, le texte quand (et si) il est transposé sur la scène, ne devient désormais qu’un élément entre autres, dans une totalité et dans un complexe gestuel, musical, visuel. La fracture entre le discours du texte et celui du théâtre peut s’élargir jusqu’à une divergence ouvertement exposée, voire même jusqu’à l’absence totale de relation485.

Plutôt que de voir une fracture ou un effacement du texte au théâtre, Danan estime que « le texte au théâtre existe dans une oscillation entre présence et absence ; entre présence matérielle et “effets de présence”, voire hyperprésence486 ». Dans son livre Absence et

présence du texte théâtral, Danan décrit divers spectacles de metteurs en scène – Romeo

Castellucci, Jean-François Peyret, Joël Pommerat, Rodrigo Garcia, parmi d’autres – en soulignant leur relation avec le texte. Il considère que « [l]’absence du texte n’est pas une annulation. L’absence est quelqu’un qui est présent ailleurs, autrement ou sur un autre mode (fût-il celui de la mémoire)487 ». D’après lui,

lorsque le texte fait vraiment défaut, c’est-à-dire lorsqu’il est laminé et nié dans sa dimension qui relève malgré tout de la littérature, lorsqu’il est insipide ou qu’un texte sans rythme ni écriture vous écorche les oreilles, c’est un élément majeur qui manque à (ou qui dissone dans) la polyphonie du théâtre — sauf esthétiques dont l’accomplissement se fait par le choix d’autres voies, assumant l’absence, mais pas la négation. Je pense à Inferno de Romeo Castelluci, qui est l’envers de l’intérêt passionné que celui-ci porte aux textes fondateurs de notre culture : « J’ai un respect profond pour le texte dit-il. J’agis pour en tirer le plus fort. Cela pose la question de la littérature ». Mais, dans le même entretien, à la question que lui pose Jean-Louis Perrier,

483 Antonin Artaud cité par Patrice Pavis, op. cit., p. 355.

484 Gordon Craig cité par Joseph Danan, Absence et présence du texte théâtral, op. cit., p. 8. 485 Hans-Thies Lehmann, op. cit., p. 66.

486 Joseph Danan, 2018, op. cit., p. 76. 487 Ibid., p. 75.

« Pourquoi avez-vous besoin d’un texte ? », il répond : « Pour aller contre le texte » - en quoi réside toute l’ambivalence non seulement de son positionnement, mais d’une bonne partie de la scène contemporaine488.

Danan met en lumière le fait que retirer le texte de la scène le rend davantage présent, car cette absence devient un moteur pour la création et le développement des autres langages et formes qu’on peut lui substituer. Donc, le texte au théâtre est un modèle. Or, il faut un modèle pour que l’on puisse déconstruire le modèle et en proposer d’autres; il faut une première idée pour déclencher d’autres idées. Cette relation entre présence et absence du texte est transposable à l’utilisation du son, de l’image, de la lumière, car parfois, les médias assument le rôle qui était dévolu au texte. Toutefois, si les médias se substituent parfois au texte, leur écriture diffère de celle du texte. Par là, ils apportent à la scène d’autres perspectives et d’autres manières de dire, qui ne passent pas uniquement par les paroles, mais aussi par la sensorialité. Dans ce sens, on peut considérer que le texte n’est pas effacé, mais transformé et traduit par d’autres langages et médias.

Les médias numériques font partie de l’ensemble de signes qui s’entrecroisent sur la scène. Ils enrichissent les interactions entre les multiples textes, soit visuel, sonore, gestuel, spatial et textuel, et suscitent de nouvelles formes d’écriture. En parlant de l’écriture pour la scène d’aujourd’hui, Danan affirme :

Elle emprunte actuellement différents chemins, qu’il conviendrait d’observer et d’analyser de près en prenant en compte la diversité de pratiques d’écriture, qui échappent de plus en plus au modèle dominant du XXe siècle (un auteur écrit une pièce puis un metteur en scène la monte),

que la pièce s’écrive à partir du plateau, qu’elle soit signée par un collectif […], par un auteur […], par un auteur-metteur en scène, par un metteur en scène qui se fait auteur par la circonstance ou adapte un ou des textes, etc.489.

Les modèles d’écriture pour une scène théâtrale qui emploie les médias numériques ne sont pas les mêmes que dans le théâtre traditionnel. Nous avons plutôt affaire à des modèles dramaturgiques non traditionnels qui naissent de l’interaction avec les médias numériques, les dispositifs et les autres langages artistiques. Avant de continuer, il faudrait préciser le terme « dramaturgique » dans ce contexte.

488 Ibid., p. 76.