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Chapitre 2 Dramaturgies : l’image, le son, l’espace et le texte au théâtre

2.4.3 Les nouveaux modèles dramaturgiques

2.4.3.3 Exemples d’œuvres intermédiales

2.4.3.3.2 El Cartero de Londres (2003)

El cartero de Londres raconte l’histoire d’un postier qui veut livrer une lettre à une jeune

fille aveugle. Celle-ci attend de recevoir sa valise avec ses parents (qui sont morts) dans une

des stations d’où partent les trains vers Auschwitz. Malgré les tentatives du postier, la fille n’accepte pas la lettre; elle reçoit sa valise, qui est son passage aux camps de concentration nazis. Elle part vers la mort et le postier reste à lire la lettre en silence.

Le discours visuel est alors essentiel pour comprendre les personnages et le contexte dans lequel ils se trouvent. Les images à présenter sont celles de camps de concentration, de fils de fer barbelés et de cadavres entassés. Ce contexte n’est mentionné à aucun moment par les personnages. Nous pouvons l’observer dans cet extrait du texte :

(Le Père, la Mère et la Fille sont assis en demi-cercle, encerclant une valise. Image très éloignée d’une locomotive à charbon qui s’approche d’une façon frontale et lentement. En transparence, on voit la Fille de dos, dans un premier plan général, debout sur la voie ferrée, avec une robe blanche et les bras ouverts en croix. Dans l’image, elle est jeune, mais il faut comprendre que c’est le même personnage.)

Père : Ce soir, la valise arrive. Je veux que tout le monde soit là quand elle arrivera. Nous allons l’ouvrir une heure plus tard.

La Mère : Je suis toujours là.

Père : Je ne t’ai rien demandé.

La Fille : Moi non plus. C’est pourquoi je n’ai rien dit.

La Mère : Tais-toi. Les filles les plus jeunes ne se mêlent pas des conversations des parents.

La fille : Les filles aînées, oui ?

Mère : Tu n’es pas une fille aînée, tu es une fille unique et les filles uniques ne sont ni les plus jeunes, ni les aînées.

La fille : Je le sais.

(L’image d’un train qui passe à toute vitesse de droite à gauche de la scène s’ajoute aux autres images. Puis, les autres images s’estompent. On entend en même temps et tout à coup le son strident des roues et le sifflement aigu et pénétrant. Après quelques secondes, le train disparaît et on voit uniquement l’image de la voie ferrée dans sa position face à la scène. La Fille marche sur les traverses et s’éloigne. En transparence, on voit la clôture d’un camp de concentration)523.

523 Luis Thenon, op. cit., p. 86. Notre traduction. « (El Padre, la Madre y la Hija están sentados en un semicírculo, rodeando una

valija.Imagen muy lejana de una locomotora de carbón que se acerca de manera frontal, muy lentamente. En transparencia se ve a La Hija de espaldas, en primer plano general, de pie sobre les vías del tren, con un vestido blanco y los brazos abiertos en cruz. En la imagen es joven, pero debe comprenderse que se trata del mismo personaje.). El Padre : Esta noche llega la valija. Quiero que todos estén aquí cuando llegue. La abriremos un ahora más tarde. La Madre : Yo estoy siempre aquí. El Padre: À vos no te pregunté nada. La Hija : A mí tampoco. Por eso no dije nada. La Madre: Cállate. Las hijas menores no entran en las conversaciones de los padres. La Hija: Las hijas mayores si? La Madre: Vos no sos una hija mayor, sos hija única, y las hijas únicas no son ni la menor ni la mayor. La Hija: Eso ya lo sé. (Se suma a las otras la imagen de un tren que pasa a toda velocidad de derecha a izquierda de la escena. Las otras imágenes se desvanecen. Se escucha al mismo tiempo y de manera repentina un ruido estridente de ruedas y el silbato agudo y penetrante. Al cabo de unos segundos, el tren desaparece y se ve únicamente la imagen de las vías férreas en su posición frontal à la escena. La Hija camina sobre los durmientes, alejándose. En transparencia se ve el cerco de un campo de concentración.). »

La vidéoscénique est composée par divers allers et retours, lesquels peuvent être décrits comme des fragments de souvenirs et de faits historiques. Ils se mêlent dans un montage

expressif qui emploie des actions simultanées et le rapprochement symbolique. Certains

personnages de l’histoire s’entrecroisent, tels que Richard III et l’enseignant des colonies espagnoles. Ces personnages font écho aux idées et aux pratiques de violence, d’esclavage et d’oppression, qui ont marqué de souffrance l’histoire de l’humanité de la même façon que l’holocauste. Dans les didascalies, on remarque l’utilisation de notions comme « superposition » et « transparence » pour définir le traitement esthétique des images. Également, l’auteur suggère parfois l’emploi de la vidéo en direct pour mélanger les scènes captées au moment même avec les images préenregistrées. Un vocabulaire cinématographique est aussi employé pour exprimer l’action des images : on parle notamment de cadrages et d’échelles de plans. Il y a aussi des images où le texte et la vidéo s’entrecroisent, comme dans l’exemple suivant, où une relation est établie entre l’image, le texte projeté et le texte dit. L’auteur propose de projeter sur l’écran l’image d’une main qui écrit avec une plume d’oie, puis le texte qu’elle a écrit : « L’important est que la personne disparue ne soit jamais retrouvée. Alors, la mort n’est qu’un acte littéraire524 ». Quelques instants plus tard, Richard III dit cette phrase au postier sur un ton de confidence. Cela révèle une association thématique entre l’écriture, la parole, l’image, la complicité, l’effacement des faits et le meurtre. D’autres images en lien avec la violence et la souffrance sont proposées. Elles sont traitées en transparence et en superposition. Elles évoquent le colonialisme britannique en Inde, la guerre de libération de l’Algérie et les crânes du Cristobal Colon. Certaines images sont plutôt d’ordre métaphorique ou symbolique : la valise, l’accumulation des valises, les trains et la brume en lien direct avec l’holocauste. Le texte présente aussi de manière récurrente l’apparition de traces sur le rivage d’une plage. Sur cette plage se trouve un oiseau noir que les gens écrasent, ce qui peut représenter une métaphore de la liberté réduite par l’oppression et le pouvoir.

La création sonore mérite aussi d’être soulignée. Dans l’œuvre, l’acte d’écrire, la lettre, les mots sont évoqués fréquemment. En parallèle, le bruit d’une machine à écrire est utilisé pour produire une image sonore enveloppante. Au début, le bruit que fait la machine à

524 Ibid., p. 92. Notre traduction. « Lo importante es que al desaparecido no se lo encuentre nunca. Entonces la muerte sólo es un

écrire est reconnaissable, puis l’auteur propose de répéter le son, avec un traitement de l’intensité et de la concentration sonore qui le transforme peu à peu jusqu’à produire un environnement bruyant désagréable. Le bruit empêche les personnes de s’entendre, elles doivent crier, puis le bruit cesse. Cette sensation sonore peut être associée aux chambres à gaz, aux gens qui y ont été enfermés et à leur souffrance. Cela évoque leur cri, que personne n’a voulu entendre. Un procédé semblable est utilisé avec des bruits de fouet, accompagnés par des images en lien avec l’esclavage, la punition, l’abus sexuel. Au début, le bruit des fouets est reconnaissable, puis il se transforme et prend toute la place, jusqu’à s’arrêter tout à coup.

Au début de l’œuvre, nous trouvons une note liminaire qui attire l’attention du lecteur sur le rôle des indications scéniques dans le sens global de l’œuvre525. Dans cette note sont mentionnées des consignes à propos de l’emploi de la vidéoscénique. L’auteur insiste notamment sur l’importance de faire des transitions lentes avec les images, et de faire des compositions visuelles liées à l’action scénique qui restent apparentes de manière plus ou moins prolongée. Selon l’auteur, cela favorise l’intégration et l’unité esthétique entre les images, l’acteur et l’espace. Des consignes sont aussi données pour le traitement du son : l’auteur suggère une spatialisation sonore immersive, à partir de sons directs et descriptifs qui suscitent des sensations analogiques plutôt que des sensations réalistes526.

La relation entre la dramaturgie visuelle et la dramaturgie textuelle est essentielle pour accomplir la proposition discursive de l’auteur. L’imbrication du visuel, du texte et du son est en effet nécessaire pour que le lecteur et le metteur en scène puissent aller au bout de la dimension discursive qu’offre l’œuvre.