• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 Théâtre et médias numériques

1.1 L’intermédialité comme axe de pertinence

1.1.1 Brève contextualisation historique de l’intermédialité

1.1.1.1 La période médiatique de l’intermédialité

Une des premières notions présentées par Larrue pour cette période est l’intermédia, laquelle a été utilisée pour les premières fois dans un contexte médiatique par Dick Higgins, en 1965. Dans son article « Intermedia », Higgins167 aborde l’idée de fusion entre arts et médias. Il s’inspire du mouvement d’art contemporain des années 60 Fluxus, dont il fait partie à cette époque. Il évoque ainsi une dynamique d’interactions entre les médias et diverses pratiques artistiques. Pour Irina Rajewsky,

[c]omme terme et concept, intermédia ne comprend cependant pas toute la gamme de phénomènes « between media » dont il est question dans le débat sur l’intermédialité. Il désigne bien plus, dans un sens doublement restreint, une variante précise de mélanges médiaux. Pour Higgins, seuls les mélanges médiaux sont pertinents, qui amènent à une

conceptual fusion des arts/médias impliqués, et par lesquels – tant que le public ne commence

pas à les percevoir comme habituels – quelque chose de « nouveau » émerge (par exemple certaines formes de la poésie visuelle ou du performance art). Higgins les distingue des mixed

media, comme l’opéra ou les « paintings which incorporate poems », dans le cadre desquels

les formes artistiques ne se fondent pas les unes dans les autres de sorte qu’on ne puisse plus les distinguer l’une de l’autre, mais ne font que coexister (« one knows which is which »)168.

Dans le même sens, pour Larrue, même si les œuvres de Fluxus peuvent être considérées aujourd’hui comme des créations intermédiales, « leur démarche reposait sur une

167 Dick Higgins, « Intermedia », dans The something else newsletter, New York, vol. 1, no 1 (février 1966). 168 Irina Rajewsky, 2015, op. cit., p. 37.

conception somme toute classique du média qu’ils considéraient comme une entité discrète, entendons par là identifiable, isolable et relativement stable et autonome — à l’image des grands médias électriques (radio, télévision, cinéma) qui dominaient l’époque »169. Dans ce contexte, les médias sont définis « en fonction de leur action sur le réel ou en fonction de leur structure et de leur mode de fonctionnement170 ».

La question « qu'est-ce qui définit un média ? » amène les chercheurs au concept de

dispositif, qui devient une clé dans la conceptualisation intermédiale. Pour comprendre,

d’abord, ce qu’est un dispositif, Larrue emprunte la définition synthétique de Giorgio Agamben :

1. [Le dispositif est] un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu’elle soit discursive ou non : discours, institutions, édifices, lois, mesures de police, propositions philosophiques. Le dispositif pris en lui-même est le réseau qui s’établit entre ces éléments.

2. [L]e dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir.

3. [C]omme tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir171.

Le terme « dispositif » procure un autre regard sur les médias : ils n’apparaissent plus isolés et stables, mais connectés et dynamiques. Cette notion prend en compte les médias, mais aussi la relation de ceux-ci avec les usagers, le contexte social ainsi que la dimension matérielle et technique des médias. Selon Larrue, « [l]’attention grandissante portée au dispositif — et en particulier à sa base matérielle et technologique —, entendu dans ce sens très élargi, coïncide avec le passage de l’“intermédia” à l’“intermédialité”172 ».

Un autre des concepts importants dans la période médiatique est la remédiation. Le modèle de la remédiation proposé par Jay David Bolter et Richard Grusin173, dans les années 2000,

169 Jean-Marc Larrue, 2015, op. cit., p. 29 170 Ibid., p. 29.

171 Ibid., p. 30.

172 Jean-Marc Larrue, 2015, op. cit., p. 31.

est une clé pour les études intermédiales. Les auteurs suggèrent qu’« [u] n média est ce qui remédie. Il est ce qui approprie les techniques, les formes et la signification sociale des autres médias et ce qui essaie de rivaliser avec eux ou de les refaçonner au nom du réel174 ». Cela renvoie à l’idée que les médias se transforment et évoluent, et met l’accent sur « ce que le média produit et sur ce qui le produit175 ». D’après Chapple et Kattenbelt,

Bolter et Grusin le [le modèle de la remédiation] considèrent « comme une caractéristique qui définit les nouveaux médias numériques ». Ils distinguent différentes formes de remédiation, qui vont de la numérisation d’objets médiatiques plus anciens (photographies, peintures, textes littéraires imprimés) à l’assimilation totale d’un média plus ancien. Ils suggèrent que la remédiation peut également se dérouler dans des directions différentes : les nouveaux médias peuvent littéralement adopter et améliorer les méthodes de représentation des médias antérieurs, mais ils peuvent également modifier les méthodes de représentation des anciens médias (par exemple, une prolongation du film et de la télévision à travers les médias numériques)176.

De ce point de vue, l’ordinateur est un autre exemple complexe de remédiation, dans le sens qu’il rassemble d’autres médias. Peter Boenisch écrit à ce propos :

Même l’ordinateur n’est pas un véritable nouveau média ; pendant plusieurs décennies, il a servi comme extension pour la calculatrice, la machine à écrire, le processeur de données. Ce n’est que grâce à leur disponibilité commerciale croissante que les médias numériques ont été exploités en tant que solution ultime au remplacement des médias plus anciens. De nos jours, nous pouvons écouter la radio, lire des livres électroniques et des journaux en ligne, ainsi que visionner tout film et chaîne de télévision sur nos écrans d’ordinateur177.

Cependant, l’étude de Bolter et Grusin n’aborde pas la remédiation au théâtre. Pourtant, d’après Boenisch, l’histoire culturelle du théâtre joue un rôle important pour les technologies des médias, ce qui peut être démontré par « l’introduction de l’alphabet phonétique, l’invention de la perspective et de l’imprimerie, et enfin l’informatisation plus récente de la société178 ». C’est la raison pour laquelle il conclut que le théâtre « se

174 Voir Jay Bolter et Richard Grusin cités par Patrice Pavis, Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain, Paris,

Armand Colin, 2014, p. 65.

175 Jean-Marc Larrue, 2015, op. cit., p. 34.

176 Freda Chapple et Chiel Kattenbelt, 2006, op. cit., p. 14. Notre traduction. « Bolter and Grusin regard it "as a defining

characteristic of the new digital media". They distinguish different forms of remediation, ranging from digitizing older media objects (photographs, paintings, printed literary texts) to absorbing an older medium entirely. They suggest that remediation may operate also in different directions: new media may literally adopt and improve the methods of representation of previous media, but they can also change the methods of representation of the older media (for example, extending film and television through digital technologies) ».

177 Peter Boenisch, op. cit., p. 107. Notre traduction. « Not even the computer is a genuinely new medium; for several decades it

served as an extended form of a calculator, typewriter and data processor. Only with their growing commercial availability were digital media marketed as ultimate perfection of replacements for older media. Nowadays, we may listen to the radio, read e-book and on-line newspapers, and watch movie and TV channels all on our computer screens ».

178 Peter Boenisch, op. cit., p. 111. Notre traduction. « [T]he introduction of the phonetic alphabet, the invention of perspective

transforme en un nouveau médium chaque fois que les nouvelles technologies médiatiques deviennent dominantes et en outre, le théâtre adapte et disperse les nouvelles stratégies cognitives, tout comme il le faisait dans la Grèce antique179 ».

Le modèle de la remédiation, selon Larrue, soutient essentiellement que « le média est une entité discrétisable et que son action, en bonne partie fondée sur un dispositif — qui a une base matérielle —, se limite à celle d’un passeur, transformateur ou producteur de données180 ». Dans la remédiation, on compte quatre concepts clés : immédiateté (immediacy), transparence, opacité et hypermédiateté (hypermediacy). L’immédiateté « vise à faire oublier aux spectateurs la présence du support, de sorte qu'ils sentent qu'ils ont un accès direct aux objets181 ». La transparence est liée au concept d’immédiateté. Elle se produit lorsque « le média s’efface, son dispositif est occulté182 », ce qui crée une illusion, la mimesis. L’opacité, au contraire de la transparence, laisse voir les traces du dispositif et de la médiation. Puis, le concept d’hypermédiateté « a pour objectif de rappeler le médium au spectateur en attirant l’attention sur lui de manière très délibérée183 ». Pour illustrer ce dernier concept, on peut prendre comme exemple le World Wide Web (www), où des textes, des images, des sons s’entrelacent et se transforment constamment. D’après Larrue,

[c]ontrairement à l’effet de transparence qui, rappelons-le, tend à supprimer toute perception de la médiation, la page web offre le spectacle d’une médiation à l’œuvre. Au principe de transparence lié à l’immédiateté s’oppose ici celui d’opacité — opacity. Alors que la transparence répondrait au besoin des usagers de vivre l’illusion du réel, l’opacité correspondrait à la fascination qu’ils éprouvent pour les processus de médiation, au plaisir qu’ils prendraient à les voir en mouvement184.

Le concept d’hypermédiateté est donc central pour les études sur l’intermédialité, car il fait ressortir que l’attention ne se porte plus uniquement sur les médias, mais sur la médiation.