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Chapitre 2 Dramaturgies : l’image, le son, l’espace et le texte au théâtre

2.2.4 Concepts et notions pour discuter le sonore 1 Figure-fond

2.2.4.2 Image-poids et échelle selon Michel Chion

2.2.4.4.4 La classification des sons

La description, l’identification et la classification des sons procurent des informations qui facilitent la réflexion autour du scénario sonore et l’écriture de celui-ci. En utilisant ces méthodes, nous pouvons nous appuyer sur plusieurs critères au moment de choisir le son, selon l’action que nous voulons suggérer. Diverses options s’offrent à nous. Par exemple, Schafer mentionne un classement « par les caractères physiques (acoustique) ou la perception qu’on en a (psycho acoustique), leur fonction et leur signification (sémiotique et sémantique), ou encore leurs qualités émotionnelles ou affectives (esthétiques)418 ». Selon Schafer419, l’acoustique correspond à la question : Qu’est-ce qu’un son ? ; le pyschoacoustique à : Comment est-il perçu ? ; la sémantique à : Que veut-il dire ? ; et l’esthétique à : Plaît-il ? À propos de la classification du son, Daniel Deshays écrit :

On use souvent de qualificatifs appartenant à des domaines artistiques voisins : la peinture, le cinéma ou la photographie. S’il est enregistré, on indiquera son grain, son piqué, sa définition, son flou, voire sa profondeur de champ. On analysera ses plans sonores, on précisera sa taille, parlera d’un fondu ou bien d’un zoom sonore. On le dira chaud ou froid, on qualifiera ses teintes, sa pâte, sa texture ou sa couleur, il sera terne ou éclatant.

Il est le plus souvent objet d’analogies liées aux autres sens, comme le toucher. On le dira doux, dur, sec, épais, mouillé ou humide, lisse, rugueux ou rêche. Plus simplement il se fondra dans les qualificatifs généraux : puissant, fort, faible, profond, large, rond, gras, gros, souple ou ténu. Même aigu et grave, nous ne sommes plus très sûr que ces termes lui appartiennent, car ceux-ci seraient plutôt musicaux420.

Michel Chion fait dans son livre Le son : traité d’acoulogie, un résumé de la typologie élémentaire en neuf cas proposée par Pierre Schaeffer, laquelle est applicable à tous les

415 Ibid., p. 54.

416 Expression utilisée par François Bayle et Daniel Deshays pour parler de l’énergie du son imprimée dans l’enregistrement. 417 Selon Deshays, « [e]nregistré, le son a perdu l’attaque visuelle qui le liait à la matérialité de son origine. Du verre qui est

tombé et s’est cassé, il ne subsiste plus qu’un éclat sonore sur un bande magnétique. C’est ainsi qu’il entre en immatérialité » (Daniel Deshays, op. cit., 1999, p. 97).

418 R. Murray Schafer, op. cit., p. 199. 419 Ibid., p. 215.

types de sons. Dans ce classement, la masse et l’entretien sont utilisés comme éléments de base. La masse correspond au « mode d’occupation du champ des hauteurs par le son », et l’entretien, à « la façon dont il se prolonge ou non dans la durée421 ». La masse est subdivisée en masse tonique (N), par « exemple : une note de hautbois ou la tonalité du téléphone422 », en masse complexe (X) : « le bruissement d’un ruisseau, le souffle humain423 » et en variations de masse (Y). L’entretien peut être continu ou être une

impulsion (`). L’impulsion est un « [s]on qui est assez court pour se présenter, à l’échelle de

notre écoute, comme un point dans le temps », alors que l’entretien itératif (``) est « caractérisé par la répétition rapide de sons brefs distincts (ou “impulsions”) formant comme une ligne de pointillés sonores424 ». Chion explique :

Le croisement des trois cas principaux de masse et des trois cas principaux d’entretien donne neuf types de son, désignables par des symboles :

N : Son continu tonique (exemple : une note de piano) ;

N’ : Impulsion tonique : (ainsi la note brève de certains crapauds, un pizz de violoncelle, une monosyllabe chantée prononcée brièvement, un « bip » de distributeur de billets de banques) ; N`` : Itératif tonique (des notes répétées de quatuor à cordes, certaines sonnettes de passage à niveau)

X : Complexe continu (bruit d’un jet de vapeur dans une machine à repasser de pressing ; un « chhhut » prononcé sur une longue durée) ;

Xʼ : Impulsion complexe (impact de goutte de pluie pris isolément, un son mat de coup de marteau) ;

X ``: Itératif complexe (un roulement de tambour pas trop rapide ; les rafales de mitrailleuses dans les films noirs ; le son caractéristique du pic-vert) ;

Y : Varié continu (le sifflement descendant qui imite un mouvement de chute, dans les jeux d’enfants ; le son d’une sirène) ;

Y’ : Impulsion variée (certaines gouttes d’eau tombant dans un évier partiellement rempli ; certains « cui » d’oiseaux pris isolément) ;

Y `` : Itératif varié (un rire descendant en cascade)425.

Schaeffer a réalisé un travail approfondi sur la typologie du son, la morphologie ou la description de l’objet sonore, et des connaissances musicales seraient nécessaires pour

421 Michel Chion, op. cit., p. 185. 422 Id.

423 Ibid., p. 186. 424 Ibid., p. 263. 425 Ibid., p. 186-187.

arriver à l’appliquer intégralement dans notre travail. Pour cette raison, notre approche se limite à la typologie élémentaire des sons.

Si nous considérons que le son et les relations qu’il tisse avec les composantes de la scène constituent des actions scéniques en soi, c’est-à-dire qu’ils produisent des effets chez les spectateurs, la présence du son dans le tissu dramaturgique apparaît plus concrète et déterminante. Autrement dit, penser les actions du son comme nous pensons les actions de l’acteur, par exemple, amène à préciser son rôle à l’intérieur de la création. Ainsi, en tant que matériau sensible, le son peut être modelé : ses caractéristiques iconiques et plastiques permettent de susciter des émotions et de narrer des histoires. L’image de son (i-son), la figure et le fond, l’image-poids et l’échelle, la superprésence, la prise de son et la classification du son constituent des outils qui nous aident à faire l’élaboration conceptuelle de notre création.

2.3 L’espace

Le mot espace peut renvoyer au lieu dans lequel une personne ou un objet est situé ou encore à la distance, physique ou abstraite, entre deux points, deux éléments. Nous parlons également de l’espace dans le sens de cosmos ou encore d’environnement, c’est-à-dire ce qui nous entoure. Pour le philosophe Merleau-Ponty (1908-1961), « l’espace n’est pas le milieu (réel ou logique) dans lequel se disposent les choses, mais le moyen par lequel la position des choses devient possible426 ». Il ajoute : « C’est-à-dire qu’au lieu de l’imaginer comme une sorte d’éther dans lequel baignent toutes les choses ou de le concevoir abstraitement comme un caractère qui leur soit commun, nous devons le penser comme la puissance universelle de leurs connexions427 ». L’espace est donc déterminé par notre perception et par les multiples relations sensorielles qui sont nées entre notre corps et lui. D’après Merleau-Ponty, « [i]l ne faut donc pas dire que notre corps est dans l’espace ni d’ailleurs qu’il est dans le temps. Il habite l’espace et le temps428 ». Dans notre travail, la notion d’espace nous intéresse en tant que lieu-temps commun pour le spectacle et le spectateur, c’est-à-dire en tant qu’espace partagé, pour emprunter la notion utilisée par Hans-Thies Lehmann, selon lequel l’espace « est occupé de la même manière par les

426 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, [2013] c1945, p. 290. 427 Ibid., p. 20.

acteurs et visiteurs, utilisé et, en ce sens, partagé par tous429 ». L’espace nous intéresse également pour les relations et les échanges qu’il permet dans la co-présence du spectateur et des multiples narrations – sonores, visuelles, sensorielles, spatiales et interprétatives – produites à l’intérieur de celui-ci.

2.3.1 Bref historique

Au XXe siècle, des propositions artistiques innovatrices ont rejeté les règles et les conditionnements scénographiques qui rigidifiaient l’imaginaire et amenaient au théâtre un certain confort recherché à cette époque. Ces propositions ont provoqué des transformations essentielles dans la vision et le traitement de l’espace scénique dans le théâtre contemporain. Parmi les metteurs en scène qui y ont contribué, mentionnons Adolphe Appia et Edward Gordon Craig. S’opposant au décor réaliste et à la configuration du théâtre à l’italienne, ceux-ci ont proposé une vision tridimensionnelle de l’espace scénique. Ils ont utilisé la profondeur et les niveaux dans l’espace scénique, en le reliant à l’architecture et en travaillant sur l’éclairage. Cela a apporté une autre sorte de mouvement et de jeu de l’acteur dans l’espace. Nous pouvons également mentionner Josef Svoboda, intéressé par l’utilisation des nouvelles technologies dans la scène. Celui-ci a proposé des nouvelles configurations de l’espace et des rapports entre le spectacle et le spectateur. Selon Christopher Baugh, Svoboda parle d’espace psychoplastique, qui désigne « les liens entre l’espace tridimensionnel et sa capacité à s’identifier aux réalités psychologiques de l’action dramatique et du public430 ». Baugh explique :

Une bonne scénographie peut donc se transformer en fonction de l’action, de l’évolution des états d’âme et du développement de la ligne conceptuelle et dramatique. Comme le montrent Craig et Appia, l’espace, le temps, le rythme et la lumière sont les principaux éléments qui possèdent cette capacité dynamique. De surcroît, ce sont des éléments intangibles et ils reflètent la caractéristique essentielle de la scénographie. Svoboda nommerait ces qualités « espace dramatique », « temps dramatique », « rythme dramatique » et « lumière dramatique », et la fonction du scénographe doit être de savoir générer et manipuler la synthèse de ces éléments qui font le « temps-espace » – ce que Svoboda appelle la quatrième dimension de la scène – parce que le mouvement dramatique implique à la fois l’espace et le temps431.

429 Hans-Thies Lehmann, op. cit., p. 197.

430 Christopher Baugh, op. cit., p. 89. Notre traduction.

431 Id. Notre traduction. « Good scenography can therefore transform itself synchronously with the progress of the action, with

the course of its moods, and with the development of its conceptual and dramatic line. As identified by Craig and Appia, space, time, rhythm and light are the core elements that possess this dynamic ability, moreover they are intangible elements and they indicate the essential characteristic of scenography. Svoboda would qualify these qualities by calling them "dramatic space", "dramatic time", "dramatic rhythm" and "dramatic light", and it must be the scenographer’s function to know how to generate and to manipulate the

Ces progrès ont fait que la fonction du scénographe a pris plus d’ampleur, que celui-ci est devenu plus actif dans le processus de création. Les scénographes pensent à l’architecture de l’espace, au rôle de l’éclairage, à la vidéo et aux possibilités de mouvement des acteurs en lien avec l’action scénique. L’espace devient central dans la proposition scénique et dans le discours global de la mise en scène. Comme l’a dit Bernard Dort, « l’espace n’illustre plus, il n’offre même plus une ou des aires organisées pour le jeu ; il entre dans la représentation comme un élément autonome qui a sa fonction et son sens propre, au même titre que le texte ou les comédiens432 ». Ainsi, l’espace scénique est défini par les besoins propres à la proposition théâtrale, ce qui multiplie les modèles possibles de représentation; et le modèle du théâtre à l’italienne en devient un parmi d’autres.

2.3.1.1 L’immersion

Nous nous intéressons à la notion d’immersion, aussi connue sous le terme environnement, mais plus précisément au théâtre immersif, une pratique qui devient courante dans le théâtre contemporain. Pour Catherine Bouko et Steven Bernas, « le processus qui mène à l’immersion du spectateur est un enjeu de la création. Il s’agit d’augmenter la relation sensorielle et émotionnelle de la réception, d’impliquer le public de l’art contemporain à un degré jamais atteint433 ». Dans le théâtre immersif, on retrouve souvent une disposition spatiale qui s’éloigne du théâtre à l’italienne, une relation entre les corps acteur-spectateur, l’emploi hybride des langages artistiques et un rôle du spectateur allant au-delà du strict statut d’observateur. Ces caractéristiques ont été influencées par les propositions d’Antonin Artaud (1896-1948), l’installation artistique, l’art-performance et les nouvelles technologies. En parlant de l’héritage immersif, Josephine Machon affirme d’ailleurs :

Depuis les années 1960, de nombreuses pratiques interactives et expérimentales ont permis de mettre en avant les principes de la pratique moderniste qui sont essentiels aux formes de théâtre immersives actuelles. Cela comprend le « happening », documenté par Allan Kaprow, le manifeste de Schechner pour « Environmental Theatre » et les mouvements du milieu et de la fin du vingtième siècle en matière d’installation artistique. Des expériences plus récentes avec des technologies immersives dans la performance ont concrétisé des idéaux artaudiens et

synthesis of these elements that make "time-space" – what Svoboda calls the fourth dimension of the stage – since dramatic movement implicates both space and time. »

432 Bernard Dort, La représentation émancipée, 1988, p. 181. 433 Catherine Bouko et Steven Bernas, op. cit., p. 7.

influencé les préoccupations artistiques par l’interactivité, accroissant l’engagement sensuel et imaginatif434.

Antonin Artaud, directeur de théâtre, acteur et écrivain, s’est intéressé au mouvement surréaliste, selon lequel le rêve, l’irrationnel et le désir se trouvent au-delà de la construction logique. Comme le mentionne Machon, sa réflexion est ensuite devenue une référence pour le théâtre, et particulièrement pour le « performance art ». Proposant de renouveler le théâtre en instaurant une relation réciproque entre le spectacle et le spectateur, Artaud a conçu l’événement scénique dans un seul espace, favorisant une interaction et une proximité entre eux. Dans son livre Le théâtre et son double, il écrit :

Nous supprimons la scène et la salle qui sont remplacées par une sorte de lieu unique, sans cloisonnement, ni barrière d’aucune sorte, et qui deviendra le théâtre de l’action. Une communication directe sera rétablie entre le spectateur et le spectacle, entre l’acteur et le spectateur, du fait que le spectateur placé au milieu de l’action est enveloppé et sillonné par elle. Cet enveloppement provient de la configuration même de la salle435.

Artaud recherche aussi la présence de langages visuels et sonores autour du spectateur. Selon lui, le théâtre doit éveiller chez ce dernier toutes les sensations possibles, ce doit être un théâtre d’expériences, de perceptions. Pour lui, « la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler son langage concret. […] Ce langage, destiné aux sens et indépendant de la parole, doit satisfaire d’abord les sens436 ». Cet espace polysensoriel donne naissance à une expérience dans laquelle le rôle du spectateur est fondamental : celui-ci agit comme coproducteur de l’événement scénique. Cette idée a en effet été soutenue et développée dans le cadre des installations artistiques. L’installation artistique est généralement une création tridimensionnelle. Elle peut être disposée à l’intérieur d’un musée, d’une salle de spectacles, d’une maison ou à l’extérieur, par exemple dans une rue, un parc, une forêt. L’installation peut être lumineuse, sonore, visuelle, sensorielle ou tout cela en même temps, mais le traitement de l’espace et l’implication du spectateur y sont toujours essentiels.

434 Josephine Machon, op. cit., p. 30. Notre traduction. « Since the 1960s there has been a wealth of interactive and experiential

practice that took forward Modernist principles of practice which are vital to current immersive theatre forms. These include “happening” as documented by Allan Kaprow, Schechner’s manifesto for “Environmental Theatre” and the mid- to late twentieth- century movements in installation art. More recent experimentation with immersive technologies in performance have developed Artaudian ideals and influenced artistic concerns with interactivity to heighten sensual and imaginative engagement. »

435 Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1972, c1964, p. 146. 436 Ibid., p. 53-54.

L’installation d’art, selon Claire Bishop « est un terme qui renvoie de manière générale à une type d’art dans lequel le spectateur entre physiquement, et qui est souvent décrit comme “théâtral”, “immersif” ou “expérientiel”437 ». Quant à Thierry de Duve, il définit l’installation comme « l’établissement d’un ensemble singulier de relations spatiales entre l’objet et l’espace architectural, qui force le spectateur à se voir comme faisant partie de la situation créée438 ». Dans les années 60, l’artiste Allan Kaprow a plutôt employé la notion d’environnement, qui a ses origines dans le happening, pour définir dans le champ des arts une création qui vise la participation active du spectateur. Selon Julie H. Reiss, « Kaprow a proposé une relation réciproque entre le travail et le spectateur. Le spectateur peut contribuer à l’œuvre à travers la structure établie par l’artiste. [...] Les visiteurs ont aidé à créer l’œuvre, à la compléter. La situation a procuré au spectateur une expérience active439 ». Le rôle du spectateur devient donc fondamental dans l’installation artistique, il ne s’agit plus d’un observateur à distance de l’œuvre de l’artiste, mais d’un coproducteur de celle-ci. De plus, l’artiste conçoit désormais la création avec l’objectif de faire vivre une expérience au spectateur. Il peut s’agir d’une expérience sensorielle, fictionnelle, numérique ou esthétique. Comme l’affirme l’auteur Franck Popper, « [l]’essentiel n’est plus l’objet lui-même, mais la confrontation dramatique du spectateur à une situation perceptive440 ». Ainsi, il peut être pertinent de voir quelles pratiques de l’installation artistique touchent le théâtre. Pour cela, on doit considérer la relation entre l’artiste, l’espace et le spectateur comme principaux axes pour fabriquer de nouvelles formes artistiques.