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Chapitre 2 Dramaturgies : l’image, le son, l’espace et le texte au théâtre

2.1.1 Bref historique

Au XXe siècle, Vsevelod Meyerhold et Erwin Piscator ont fait partie des metteurs en scène qui se sont intéressés aux projections des images sur le plateau. Béatrice Picon-Vallin précise que c’était dans un contexte de tensions politiques et sociales, en Russie et en Allemagne, alors que les frontières artistiques tendaient à s’effacer306. C’est le cas dans le spectacle La Terre cabrée (1923) de Vsevelod Meyerhold. Picon-Vallin rapporte que cette création employait des « projections sur un écran suspendu en haut du cadre de scène (images, textes, titres-chocs, slogans, documents, dessins, photos)307 », ce qui est une manière d’introduire « réalité et actualité308 ». Les projections ont également été utilisées dans le spectacle Drapeaux (1924) de Piscator ; et dans ses spectacles Malgré tout (1925) et

Raz-de-marée (1926), le metteur en scène a introduit des films. Christopher Baugh

explique :

Les images projetées et filmées ont été largement utilisées par Erwin Piscator à la Volksbühne de Berlin au milieu des années 1920, le plus souvent pour présenter des images de révolution et de l’actualité, et ont été conçues pour entourer le public et pour rendre flexible l’architecture interne du Synthetic Total Theatre en 1926 (non réalisé) que Gropius avait élaboré pour Piscator309.

Chez Meyerhold et Piscator, l’image est pensée comme un complément à l’intention discursive des metteurs en scène, un élément qui enrichit la proposition narrative et qui commence à reconfigurer l’espace scénique. Dans les années soixante, aux États-Unis, « l’avant-garde américaine produit des installations, des spectacles-performances où l’acteur, le danseur se mesurent avec l’image310 ». Il y a une exploration pour trouver diverses formes et surfaces sur lesquelles projeter, telles que le ballon-sonde météo dans le spectacle Ballon (1965) de Carolyn Brown, Barbara Lloyd et Steve Paxton; on configure

306 Béatrice Picon-Vallin, op. cit., p. 15. 307 Id.

308 Id.

309 Christopher Baugh, Theatre, Performance and Technology, op. cit. Notre traduction. « Projected and filmic images were

extensively used by Erwin Piscator at the Berlin Volksbühne in the mid-1920s, most frequently to provide images of revolution and actuality, and were planned to surround the audience and to make flexible the internal architecture of Synthetic Total Theatre of 1926 (unrealized) that Gropius designed for Piscator. »

aussi divers dispositifs, tels que l’écran portatif sur le dos d’un danseur, dans Spring

Training (1965) de Bob Rauschenberg311.

Parallèlement à l’avant-garde américaine, Josef Svoboda fait des propositions artistiques originales avec le polyécran et la Laterna magika. Le polyécran, selon Denis Bablet312, « exclut la présence humaine de l’acteur ou du danseur pour jouer uniquement sur la combinaison de la projection multiple et du son. Cette projection s’effectue simultanément sur divers écrans plus ou moins nombreux […] et de formes variées313 ». De plus, « [c] es écrans qui peuvent être disposés dans l’espace de manière irrégulière ou au contraire placés sur le même plan ont la faculté d’apparaitre, de disparaitre, de changer de position, de se réduire ou de s’agrandir314 ». Le polyécran est combiné avec la Laterna magika, laquelle « permet à l’action de passer de la scène au film et inversement, de se dérouler à la fois sur le plateau et sur l’écran315 ». Bablet ajoute : « Elle joue sur le contraste et multiplie les perspectives en confrontant l’acteur à ses images plus ou moins nombreuses et de nature différente, elle diversifie les échelles […], elle brasse l’espace et le temps, nous donnant à voir simultanément des réalités que notre œil ne saurait habituellement percevoir […]316 ». Comme on l’observe dans le travail de Svoboda, la relation entre l’espace et le dispositif technique devient un dialogue permanent qui permet d’augmenter et d’intensifier les possibilités discursives et sensibles de l’image au théâtre. Ainsi, l’image n’est plus seulement un élément extérieur à la scène, qui vient s’y ajouter; elle devient plutôt un élément incontournable en dialogue avec l’action scénique. L’artiste profite de la superposition, des couleurs, des mélanges picturaux possibles à travers le polyécran et la laterna magika :

« Avec toutes ces choses », dit Svoboda, « on peut travailler à l’infini. Je crois que c’est là ma méthode, cette polyprojection que j’expérimente depuis 1950. Je puis avoir d’un seul coup 25 diaprojecteurs sur une scène. Inutile qu’ils soient extrêmement puissants. Leur nombre me permet une plus grande efficacité. Je combine les surfaces les unes par rapport aux autres, les unes sur les autres. Je joue des couleurs additives, etc. Ce sont là des

311 Id.

312 Denis Bablet, Josef Svoboda, Lausanne, L’Âge d’homme, 2014. 313 Ibid., p. 128.

314 Id. 315 Id. 316 Ibid., p. 127.

méthodes scénographiques avec lesquelles on peut vraiment peindre directement dans

l’espace. […] »317.

Aujourd’hui, le mapping vidéo peut être considéré comme une remédiation par rapport au polyécran de Svoboda. Car le mapping vidéo, tout comme le polyécran, a pour but de projeter de multiples images ou vidéos d’une façon simultanée sur une ou plusieurs surfaces. La différence tient à ce que le premier peut être fait avec un seul projecteur. Svoboda, artiste visuel et scénographe de formation, proposait une toute autre dynamique pour aborder et imaginer la scène d’un point de vue visuel. L’image en vient ainsi à créer des atmosphères, à transformer les espaces et à inspirer des histoires dans la dynamique entre les acteurs et la vidéo.

Dans les années soixante-dix, selon Patrice Pavis, « les projections filmiques disparaissent au profit de l’écran de télévision qui sert de support aux vidéos ». Puis, « la vidéo deviendra, dans les années 1980, un moyen de renouveler le récit scénique, de “remplacer” un acteur absent […], de confronter le jeu des acteurs sur scène à leur représentation sur l’écran318 ». La confrontation entre l’image et l’acteur en scène ressort et réveille des polémiques à propos de la spécificité du théâtre qui datent de la naissance du cinéma. Dans les années 90, l’image au théâtre est réexplorée par des artistes comme Robert Lepage, Peter Sellars, Giorgio Barbero, Frank Castorf, la Fura dels Baus, Robert Wilson et Denis Marleau. D’après Patrice Pavis, la vidéo « n’est plus utilisée en marge et par pure provocation, mais au cœur d’un dispositif et d’une nouvelle manière de narrer avec les moyens du théâtre. En ce sens, elle n’est plus une fin en soi, mais un nouveau départ vers des terres inconnues319 ».

Aujourd’hui, l’emploi de la vidéo dans les arts est courant. Cela prend diverses formes, telles que la vidéo 3D, le mapping vidéo, la vidéo en direct, l’environnement immersif et la vidéo interactive. De même, l’image enregistrée ou en direct est largement explorée et exploitée dans le théâtre : on s’approprie ses perspectives, ses possibilités et les multiples formes qu’elle peut prendre. Divers dispositifs sont intégrés à l'espace théâtral, notamment des écrans de télévision, des projecteurs vidéo de tout format, mobiles et fixes, des

317 Ibid., p. 117.

318 Patrice Pavis, 2011, op. cit., p. 142. 319 Id.

appareils photo ou des caméras, des téléphones cellulaires, jusqu’aux machines à diapositives et aux mini caméras. Il semble que tout peut être utilisé comme « écran » : un tissu, un objet, une figure, le corps. Même les formes et les textures des supports qui reçoivent les projections sont travaillées. De plus, la vidéo devient un élément essentiel dans la configuration spatiale et la création de la scénographie, car elle permet une grande efficacité dans les transformations de l’espace-temps dans les propositions artistiques.