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Chapitre 2 Dramaturgies : l’image, le son, l’espace et le texte au théâtre

2.4.3 Les nouveaux modèles dramaturgiques

2.4.3.2 La relation entre le dispositif et la dramaturgie

En parlant des nouveaux modèles dramaturgiques, Joseph Danan écrit : « [l]’écriture qui se destine aujourd’hui au théâtre s’élabore sur cette frange, entre une dramaturgie fragilisée et son absence ou sa quasi-absence ». D’après lui, « [e]ntre un théâtre du pur texte-matériau et celui qui cherche à maintenir un principe dramaturgique, un certain nombre d’auteurs choisissent malgré tout la seconde voie, devenue étroite d’être menacée, de l’intérieur même, par la première506 ». Les texte-matériaux sont, du point de vue de Danan, ces textes contemporains qui, « récusant le modèle de représentation, font aussi sauter toute structure interne qui convoquerait la “pièce de théâtre”507 ». Selon lui,

[c]es textes, qui se situent dans la ligne müllérienne (celle de Paysage sous surveillance), n’appartiennent plus à la catégorie du dramatique, tout en étant écrits pour le théâtre. Ce sont des textes-matériaux, imposant un tout autre rapport entre texte et mise en scène et, dans la mesure où s’y annule la dramaturgie 1, obligeant à poser autrement la question de la dramaturgie 2508.

Parmi les créations que Danan mentionne en parlant des nouveaux modèles dramaturgiques, soulignons le travail de Gertrude Stein, dans lequel « la pièce-paysage se

506 Ibid., p. 53.

507 Joseph Danan, op. cit., p. 28. 508 Id.

déploie dans le champ ouvert par cette oscillation (entre arts plastiques et musicalité)509 »; des spectacles-paysages comme celui de Variations de Darwin de Jean-François Peyret, avec la collaboration du biologiste Alain Prochiantz, spectacles dont les recherches de Charles Darwin (1809-1882) constituent le texte-matériau. Il mentionne aussi la fusion de la danse contemporaine et de la dramaturgie, ainsi que la relation entre le dispositif et la dramaturgie. En ce qui concerne la danse contemporaine et la dramaturgie, Danan écrit :

On peut admettre à partir de là qu’un grand nombre de compositions de danse contemporaine (comme du théâtre) travaillent de manière à peu près invisible autour d’un thème varié ou à partir d’un matériau plus vaste.

C’est la danse, plus encore que la musique, qui apprend au théâtre à laisser le spectateur aux prises avec la « logique de la sensation »510.

Ainsi, l’approche qui combine le drame et la danse permet non seulement d’évoquer des personnages, des conflits et des histoires, mais aussi de présenter leur évolution. La dernière proposition mentionnée parmi les nouveaux modèles dramaturgiques est celle qui nous intéresse le plus. Il s’agit du modèle Dispositif versus dramaturgie511? Joseph Danan a interrogé cette relation après son expérience comme metteur en scène pour la pièce

Roaming monde, publiée (sous forme de livre) en 2005. Pour cette expérience, le metteur

en scène partait à la rencontre des comédiens. Il ne s’appuyait sur aucune texte; celui-ci a plutôt été intégré au fur et à mesure de l’évolution du travail créatif. L’auteur proposait tout de même la situation suivante comme point de départ : « deux personnages se parlent par l’intermédiaire de téléphones portables ; dans le même temps, donc, mais pas dans le même lieu (elle est dans la rue, lui chez lui, etc.). […] les deux personnages sont en présence l’un de l’autre dans la fiction512 ». Mais ils ne se voient pas. Dans le cadre de l’exploration, de l’improvisation et du jeu des comédiens, l’espace étendu et non théâtral est apparu essentiel : l’espace a « joué un rôle de déclencheur513 ». L’endroit où étaient effectuées les répétitions était « un vaste hall de musée désaffecté […]. Les deux acteurs pourraient à la fois être dans le même espace et jouer comme s’ils n’y étaient pas514 ». Selon l’auteur, dans cette création, il est arrivé à mettre « en place un dispositif, à l’intérieur duquel les 509 Ibid., p. 54. 510 Ibid., p. 62. 511 Ibid., p. 63. 512 Ibid., p. 64. 513 Id. 514 Id.

comédiens ont une grande liberté de mouvements et de jeu515 ». Il ajoute : « Il y a du jeu, articulé à, inscrit dans une certaine structuration de l’espace et du temps516 ». Danan remarque :

Les représentations de Roaming monde sont nées de la rencontre d’un texte et d’un espace (puis d’un autre…), le croisement des deux se faisant dans l’acteur. Ce qui a opéré : quelque chose comme une intuition dramatique (sens 2), comparable, finalement, à celle que je laisse agir quand j’écris. […]

Que ce soit dans l’écriture ou dans la mise en scène, il s’agit de laisser parler une forme. De la laisser mettre en œuvre (activer, libérer) ce qui agit et, dans le même mouvement, pense en elle517.

Nous comprenons que cette expérience de Roaming monde est un processus de création opposé à celui de l’écrivain qui s’isole pour concevoir une pièce de théâtre destinée à être représentée à la fin de son travail. Au tout début, l’auteur ne s’attendait pas à ce que l’espace devienne actif et suscite des possibilités créatives. Cela est arrivé par soi. Ce type de processus demande une disposition d’écoute et une ouverture à l’expérimentation de la part du metteur en scène ou de l’auteur, car le point de départ évolue au cours du développement de la relation recherchée, dans ce cas-ci avec les comédiens et l’espace. Pour Danan,

[l]a dramaturgie est ce qui anime, proprement, la scène théâtrale, qu’elle procède d’un texte dramatique ou pas — toujours texte cependant, je crois, à un moment ou un autre du processus (pièce de théâtre, texte-matériau, programme, « texte dramaturgique », notes préparatoires ou note d’intention), visible ou invisible518.

Ce que nous en tirons pour notre recherche-création, c’est, d’une part, la position de l’auteur qui se modifie – celui-ci s’immerge dans le processus –, et d’autre part, le fait qu’explorer dans un espace autre qu’une structure théâtrale influence la construction de l’action. De la même manière, les dispositifs technologiques, dans notre cas, peuvent influencer et transformer le processus d’écriture dramaturgique, en révélant de nouvelles approches et des idées originales. Parmi les portraits dressés par Bauchard, une telle recherche créative correspondrait au « portrait de l’auteur en cyberdramaturge : [où il s’agit de] tisser le texte à travers le dispositif technologique ».

515 Id. 516 Ibid., p. 65. 517 Ibid., p. 66. 518 Ibid., p. 67.

Ce qui nous paraît stimulant dans ces nouvelles formes et ces nouveaux modèles d’écriture est surtout d’adapter l’écriture aux possibilités narratives de l’image, du son, de l’espace, de la lumière, bref, de créer un dispositif technologique en relation avec le texte, le comédien et le spectateur. Les exemples dont nous avons parlé jusqu’ici nous permettent de penser la scène multiple, interconnectée et intermédiale où le théâtre contemporain se place, ancré dans l’ère numérique.