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Chapitre 2 Dramaturgies : l’image, le son, l’espace et le texte au théâtre

2.1.4 Concepts et notions autour du visuel 1 La fonction de la vidéo au théâtre

2.1.4.3 Autres notions à considérer

2.1.4.3.3 Montage narratif et montage expressif au cinéma

Dans son livre Le langage cinématographique, Marcel Martin définit le montage cinématographique comme « l’organisation des plans d’un film dans certaines conditions

359 Ibid., p. 15. Notre traduction. « If we use the same forms more than once in a design, we use it in repetition. »

360 Wucius Wong, 1972, op. cit., p. 13. Notre traduction. « Overlapping : if we move the two forms still closer, one crosses over

the other and appears to remain above, covering a portion of the form that appears to be underneath. »

361 Ibid., p 75. Notre traduction. « Essentially concentration is quantitative organization. »

362 Ibid., p. 33. Notre traduction. « Similarity, does not have the strict regularity of repetition, but it still maintains the feeling or

regularity to a considerable extent. »

363 Id.

364 Alex Oliszewski, op. cit. Notre traduction. « Unity in a design is achieved when each component element and subject of a

d’ordre et de durée365 ». Il propose deux types de montage : le narratif et l’expressif. Selon lui, le montage narratif

consiste à assembler selon une séquence logique ou chronologique, en vue de raconter une histoire, des plans dont chacun apporte un contenu évènementiel et contribue à faire avancer l’action au point de vue dramatique (l’enchainement des éléments de l’action selon un rapport de causalité) et au point de vue psychologique (la compréhension du drame par le spectateur)366.

Le montage expressif est opposé au montage narratif. Selon Martin, le montage expressif est « fondé sur des juxtapositions de plans ayant pour but de produire un effet direct et précis par le choc de deux images ; dans ce cas le montage vise à exprimer par lui-même un sentiment ou une idée ; il n’est plus alors un moyen, mais une fin367 ». De plus, il « tend […] à produire sans cesse des effets de rupture dans la pensée du spectateur368 ». Le montage expressif peut être subdivisé en deux types : « montage alterné (fondé sur la simultanéité temporelle des deux actions) et montage parallèle (fondé sur un rapprochement symbolique)369 ». Au théâtre, le montage narratif correspond à la structure dramaturgique classique (début, confrontation, résolution), laquelle correspond à une structure linéaire. Le montage expressif correspond plutôt à une structure dramatique non linéaire. Celle-ci est généralement présentée par des actions simultanées (montage alterné) ou des actions ayant une relation symbolique (montage parallèle). Cette comparaison entre les montages narratif et expressif est tout à fait valide pour réfléchir à la conception de l’image dans la scène et aux divers choix et variantes à considérer. Dans le cinéma, d’après Martin, un des principaux théoriciens-praticiens du montage expressif est Serguei Eisenstein. Chez lui, la fragmentation de l’action principale en cadrages principaux et secondaires engendre un certain rythme, une dynamique et une richesse narrative particulière370. Cela peut aussi être déployé au théâtre. Dans notre travail, le montage visuel oscille entre le narratif et l’expressif. À certains moments, il peut y avoir une prédominance d’un type par rapport à l’autre.

Voyons comment ces notions tirées des arts visuels et du cinéma peuvent servir à concrétiser les intentions des créateurs d’une dramaturgie visuelle au théâtre dans laquelle

365 Marcel Martin, Le langage cinématographique, Paris, Cerf, 2001, p. 151. 366 Ibid., p. 155.

367 Id. 368 Id. 369 Id. 370 Id.

intervient la technologie, et où un dispositif intègre à la fois l’espace, le son, l’éclairage, les acteurs et le spectateur.

2.2 Le son

Nous sommes constamment plongés dans un environnement sonore. Notre relation avec le son est quotidienne et incontournable. Le son est une sensation, une vibration, « une onde qui, à la suite de l’ébranlement d’une ou plusieurs sources parfois nommées corps sonores se propage », dit Michel Chion, « et, au passage, touche ce qu’on appelle l’oreille, où elle donne matière à des sensations auditives, non sans toucher aussi […] d’autres parties du corps, où elle déclenche des chocs, des co-vibrations, etc.371 ». Le son est toujours présent, mouvant et changeant, on le perçoit proche ou lointain, fort ou doux, rapide ou lent, agréable ou dérangeant. Il est capable de nous procurer un état de calme, de bien-être, de joie, mais aussi de peur et d’alerte. Le son, selon François Bayle372, est « un intermédiaire373 » entre l’extérieur et l’intérieur du corps. Sa perception joue donc un rôle essentiel. D’après Bayle, le son « manifeste une présence. Celle-ci évoque une représentation et nécessite un interprétant374 », le son en lui-même est donc « un signe de375… » Quant à l’image, écrit Bayle, ce « mot qui provient de la racine im — de imitari — renvoie à un référent. C’est une apparence, c’est-à-dire à la fois une chose (physique) et une évocation (mentale)376 ». L’image produite par le son peut venir d’un son identifiable, iconique ou d’un son abstrait. C’est notre expérience humaine, perceptive, qui produira des associations entre sons et images pour leur accorder une signification ou une sensation. Ainsi, les sons aussi peuvent déclencher des souvenirs, par leur résonance avec un moment précis, une personne, un lieu, un contexte. Pour cette raison, le son, en tant qu’élément

371 Michel Chion, Le son : traité d'acoulogie, Paris, A. Colin, c2010, p. 21.

372 François Bayle (1932- ) est inventeur et compositeur de la musique acousmatique. La musique acousmatique offre une

« situation de pure écoute, sans que l’attention puisse dériver ou se renforcer d’une causalité instrumentale visible ou prévisible. Musique qui ne se conçoit que sous forme d’images-de-sons ou i-sons, et ne se perçoit qu’à partir de leur projection ». Cf. François Bayle, Musique acousmatique : propositions-positions, Bry-sur-Marne, INA Institut national de l'audiovisuel; Paris, Buchet/Chastel, c1993, p. 179.

373 Isabel Pires, « Entretien avec François Bayle », Revue DEMéter, Université de Lille-3, 2007, p. 1, Récupéré de www.univ-

lille3.fr/revues/dementer/entretiens/bayle.pdf

374 Ibid., p. 2.

375 Id. Il faut dire qu’un des concepts principaux dans la recherche de François Bayle est l’image de son (i-son) : « L’image pour

le regard se définit à partir de la trace sur un support sensible de l’énergie lumineuse venue d’un objet. L’i-son se définit de même pour l’ouïe, dans un apparaître isomorphe à la source sonore (c’est-à-dire identiquement transmis par l’air au système auditif). Mais comme l’image, l’i-son se distingue du son-source par une double disjonction, celle – psychologique – d’un déplacement d’aire d’effets : conscience d’un simulacre, d’une interprétation, d’un signe ». Cf. François Bayle, op cit, p. 186.

chargé d’images, qui peut éveiller des sensations et des significations chez le spectateur, apparaît essentiel dans la réflexion liée à notre travail.

2.2.1 Bref historique

Dans le théâtre, la relation son-image a déjà été utilisée par les avant-gardes à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Les symbolistes, notamment, dans leur recherche d’un théâtre stylisé, ont accordé de l’importance au traitement de la voix et ont attribué un rôle actif et symbolique au son présent dans la mise en scène. Ainsi, la tragédie est préparée progressivement par l’ensemble des sons : les branches qui cassent, le bruit du vent dans les arbres, le chant du rossignol, le tic-tac de l’horloge, ainsi que par les pauses, les murmures, la répétition des paroles, la psalmodie et les silences. Comme l’affirme Eric Vautrin, le son au théâtre,

au tournant du XXe siècle, [est] particulièrement développé par le symbolisme, l’ouïe c’est

voir, mais voir c’est entendre aussi : il n’y a plus de distinction entre les deux, un son est une présence et une présence révèle sa nature complexe par le son, dans le son, dans sa matière (dans la lumière, dans un corps, dans un espace). Le son — une voix ou autre chose — n’est plus le signe de ce qui est absent, mais révèle plutôt la force métaphysique de ce qui est présent. Voir à travers le son, et pas seulement par le son377.

Dans le contexte de la mise en scène, le son commence à acquérir une dimension symbolique, et cela peut être approfondi par les textures, les formes, les couleurs et la musicalité des sons. Des atmosphères sonores sont créées, qui peuvent intensifier la situation dramatique ou ouvrir d’autres espaces et temporalités en dialogue avec la mise en scène. Le son peut aussi se présenter comme une manifestation autonome, comme c’est le cas des installations sonores ou des concerts acousmatiques.

Dans le livre Dramaturgy of sound in the avant-garde and postdramatic theatre, Mlanden Ovadija met en lumière l’évolution historique de l’utilisation du son — voix, son, musique —, dans les propositions artistiques des futuristes, des expressionnistes et des dadaïstes, jusqu’à des artistes contemporains comme Robert Wilson, Einar Schleef et Romeo

377 Eric Vautrin, « Hear and Now: How Technologies Have Changed Sound Practices », dans Theatre noise: the sound of

performance, 2011, p. 141. Notre traduction. « […] [A]t the turn of the twentieth century, particularly developed by the Symbolist, hearing is seeing but seeing is hearing too: there is no longer any distinction between the two, a sound is a presence, and a presence reveals its complex nature by sound, within the sound, in its matter (in light, in a body, in a space). Sound - a voice or otherwise - is no longer the sign of that which is absent, but rather reveals the metaphysical strength of that which is present. Seeing through sound, and not only by sound. »

Castellucci, dont un des éléments en commun est la tendance à explorer les mots non seulement par leur signification, mais aussi par leur matériau. Selon Ovadija,

Les avant-gardes se concentrent sur le son et la voix comme des matériaux autonomes qui conduisent à la rupture du cadre logocentrique et rationnel de la forme littéraire et dramatique traditionnelle. Comprendre le son non comme subordonné au sens linguistique ou au geste visuel, mais égal à tous égards, a ouvert la voie à un théâtre de l’ère postdramatique qui fonctionne de manière synesthésique, favorisant un sens unifié de l’expérience378.

Ainsi, on a commencé à considérer l’utilisation du son sur scène comme un langage capable d’interpeller les sens, le corps et de produire une expérience. Il ne s’agit plus seulement d’un élément accessoire par rapport au texte. La relation directe entre sons et images de forme iconique continue d’être présente dans la mise en scène, mais en dialogue avec la plasticité sonore. Selon Daniel Deshays, la plasticité sonore, qui « s’intéressa secondairement à la narration et à la syntaxe, [...] considère d’abord les masses, les densités, la transparence, les plans, le grain du sonore, elle prend en compte son architecture, son espace et son temps379 ». L’approche du son par sa plasticité est un des éléments à approfondir dans notre travail en vue d’une exploration des textures, des sonorités et des formes qui contribuent à la construction d’espaces et de temps ludiques. L’intérêt pour l’étude et l’exploration minutieuse des caractéristiques plastiques du son se remarque aussi chez Pierre Schaeffer380, même si, dans le domaine de la musique concrète, Schaeffer étudie le son lui-même et ses caractéristiques acoustiques et acousmatiques. La hauteur aussi bien que le temps et l’intensité du son font partie de sa recherche, mais son approche est centrée sur l’expérience de l’écoute. Il écrit : « c’est l’écoute elle-même qui devient l’origine du phénomène à étudier. […] “Qu’est-ce que j’entends ? Qu’entends-tu, au juste ?” en ce sens qu’on lui demande de décrire non pas les références extérieures du son qu’il perçoit, mais sa perception elle-même381 ». Dans la musique concrète, tout peut devenir un instrument (des pierres, de l’eau, des casseroles), et la technologie est le

378 Mladen Ovadija, Dramaturgy of sound in the avant-garde and postdramatic theatre, op cit, p. 7. Notre traduction. « The

avant-garde's focus on sound and voice as the autonomous materials led to the disruption of the logocentric, rational framework of the traditional literary and dramatic form. Understanding sound not as subordinate to linguistic sense or visual gesture, but as equal in every respect, it opened paths for a theatre of the posdramatic age that works synaesthetically, promoting a unified sense of experience. »

379 Daniel Deshays, De l’écriture sonore, op. cit., p. 36.

380 Pierre Schaeffer (1910-1995) est compositeur, chercheur, théoricien et ingénieur, considéré comme l’inventeur de la musique

concrète : cette dernière est une « expression inventée par Pierre Schaeffer (1948), et redéfinie ici, conformément à son acception initiale, comme désignant une musique faite concrètement, avec des sons fixés (et non à partir d’une notation). Cette musique se manifeste à travers des œuvres musicales existant concrètement, sous la forme d’une substance audible fixée sur un support d’enregistrement quelconque ». Cf. Michel Chion, L'Art des sons fixés ou La musique concrètement, Fontaine, Éditions Metamkine/Nota-Bene/Sono- Concept, c1991, p. 97.

principal moyen pour déconstruire et transformer les sons. L’expérience faite par Schaeffer a commencé par la création d’effets sonores dans les émissions de radio-théâtre. L’auteur profitait des technologies de l’époque, comme le magnétophone. Il affirme à ce propos : « Le magnétophone est un outil de laboratoire […]. Il travaille au niveau élémentaire […]. Dans le sens de l’entendre, le magnétophone devient un outil à préparer l’oreille, à lui ménager un écran, à lui créer des chocs, à lui lever des masques382 ». De nouvelles expériences perceptives du son sont ainsi rendues possibles grâce à la technologie. La recherche de Schaeffer engendre une autre façon d’écouter, et elle multiplie les possibilités de traitement et de composition du son, telles que la répétition, la coupure, la suppression, le mixage, la superposition, l’inversion de l’ordre et la brisure du temps, qui se révèlent être des outils pour la création. Cela représente une multiplicité de formes sonores transposables au théâtre et qui enrichissent celui-ci.

L’utilisation du son dans le théâtre est transformée et conditionnée non seulement par la façon de concevoir le son lui-même, mais aussi par les dispositifs, ainsi que par les espaces où les propositions ont lieu. Dans le cadre de la musique acousmatique, François Bayle avait déjà évoqué l’intérêt d’étudier l’espace dans lequel l’écoute aura lieu383; tout compte : la disposition des haut-parleurs, leurs dimensions, les zones de diffusion de chacun d’eux et la place du spectateur. Évidemment, l’expérience sonore du spectateur dans un théâtre à l’italienne diffère de celle d’une immersion sonore ou encore d’une mise en scène qui opte pour la sélection, la diffusion et le mixage du son en direct. Eric Vautrin remarque :

Un compositeur ou un musicien, notamment s’il travaille pour la scène, ne peut sans doute imaginer le son en dehors des moyens à la fois de sa production, de sa reproduction et de sa diffusion – en prenant en compte non seulement ses intentions de composition et son interprétation, comme l’avaient déjà fait Ravel ou Cage, mais aussi, aujourd’hui, après le rock et depuis le numérique, l’ensemble des caractéristiques du dispositif technique de mixage et de production384.

La façon de concevoir la scène dépendra des conditions techniques, spatiales et de représentation. Cela exige une pensée relationnelle dans laquelle tous les éléments en jeu, incluant le spectateur, sont envisagés dans leur interaction. Le son peut permettre de créer des liens non hiérarchiques avec l’espace, le corps de l’acteur, l’éclairage, mais peut aussi

382 Ibid., p. 34.

383 François Bayle, op. cit., p. 69-72. 384 Eric Vautrin, « Ouïe et sons », op. cit.

acquérir une autonomie narrative. En ce sens, le son dans la scène constitue un objet d’étude en soi. Parmi les notions qui ont servi à l’élaboration conceptuelle du son dans notre projet, mentionnons l’écriture sonore proposée par Daniel Deshays, ainsi que la

dramaturgie du son proposée par Mladen Ovadija.