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Les recours à Aristote, aux stoïciens et aux épicuriens

3. L’âme chez Plotin

4.4. Les recours à Aristote, aux stoïciens et aux épicuriens

4.4.1. Aristote

En plus des sources présocratiques et platoniciennes dont Plotin se sert abondamment dans le traité 6 (IV 8), la Physique d‘Aristote est expressément citée à la fin de l‘écrit sur la descente (8, 16), où il est mentionné que « la technique ne délibère pas [ἡ ηέρλε ν὎ βνπιεχεηαη] »275. Dans le contexte de la Physique, cette affirmation vient expliquer que la nature fonctionne de la même manière que la technique, puisque toutes deux ne pensent pas avant d‘opérer : elles connaissent leur matière et produisent uniquement par automatisme. Un peu plus tôt dans la Physique, Aristote affirme d‘ailleurs que l‘art et la nature doivent connaître la matière et la forme avant de passer à l‘acte : « Mais si, d‘un autre côté, l‘art imite la nature et qu‘il appartient à la même science de connaître la forme et la matière jusqu‘à un certain point […], alors il appartiendra à la physique de connaître les deux natures [εἰ δὲ ἡ ηέρλε κηκεῖηαη ηὴλ θχζηλ, η῅ο δὲ α὎η῅ο ἐπηζηήκεο εἰδέλαη ηὸ εἶδνο θαὶ ηὴλ ὕιελ κέρξη ηνπ·[...] θαὶ η῅ο θπζηθ῅ο ἂλ εἴε ηὸ γλσξίδεηλ ἀκθνηέξαο ηὰο θχζεηο] »276

. Du point de vue de leur fonctionnement, Aristote place donc la nature et la technique sur le même piédestal. La citation de la Physique à laquelle Plotin recourt peut paraître hors contexte, mais Aristote s‘avère en fait être un important allié, puisque le philosophe néoplatonicien affirme lui-même que le λνῦο, à la manière de la technique et de la nature, n‘utilise pas la capacité discursive pour faire ses opérations. Son action s‘effectue en réalité par la seule connaissance due à la contemplation, ce qui mène à une production. L‘Intellect ne pourrait donc effectuer une πξᾶμηο, ce qui suggérerait qu‘il doit délibérer sur la bonne action à entreprendre277, alors qu‘il sait ce qu‘il doit faire de manière immédiate. La citation d‘Aristote est donc plus à propos qu‘on pourrait le penser à première vue, puisqu‘elle peut éclairer le lecteur averti sur la manière dont fonctionne l‘Intellect.

275 ARISTOTE, Physique, II, 8, 199 b 28.

276 ARISTOTE, Physique, II, 2, 194 a 21-27, trad. Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 2002, p. 124-125.

277 Sur cette opposition entre la contemplation et la πξᾶμηο, voir l‘ouvrage de R. ARNOU, « Praxis » et « Theoria » : Étude de détail sur le vocabulaire et la pensée des Ennéades de Plotin, Paris, F. Alcan, 1921, p. 15-20.

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Outre la citation que l‘on rencontre au chapitre 8 et que nous venons d‘analyser, deux passages attirent particulièrement notre attention278, ce qui est peu comparativement à d‘autres traités de la même période de rédaction. En effet, contrairement à plusieurs autres de ses œuvres de jeunesse, Plotin se réfère très peu à Aristote dans son traité Sur la

descente. Malgré tout, les recours à Aristote nous apparaissent importants pour bien

comprendre le traité 6 (IV 8) et c‘est pourquoi nous les examinerons dans le détail.

Tout d‘abord, les lignes 3 et 4 du chapitre 1 nous informent que Plotin croit « avoir exercé la vie la meilleure » lorsqu‘il se trouve là-haut auprès de l‘Intelligible. Cette idée de la contemplation qui constitue la meilleure et la plus achevée des actions provient assurément du livre X de l‘Éthique à Nicomaque d‘Aristote279

. De plus, les lignes 1-11, où Plotin rapporte son expérience d‘union avec l‘Intellect, abordent le thème de l‘assimilation au divin280, ce qui rejoint également la conception eudémonique d‘Aristote :

Mais si le bonheur est une activité [ἐλέξγεηα] traduisant la vertu, il est parfaitement rationnel qu‘il traduise la vertu suprême ; laquelle doit être la vertu de ce qu‘il y a de meilleur. Alors, que cela soit l‘intelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger, en ayant une idée de ce qui est beau et divin) ; que cela soit quelque chose de divin en lui-même ou ce qu‘il y a de plus divin en nous [εἴηε ζεῖνλ ὂλ θαὶ α὎ηὸ εἴηε η῵λ ἐλ ἡκῖλ ηὸ ζεηφηαηνλ] : c‘est son activité, lorsqu‘elle exprime la vertu qui lui est propre, qui doit constituer le bonheur achevé281.

La conception de l‘assimilation à l‘Intellect provient en un certain sens de la vision aristotélicienne du bonheur282, laquelle stipule que la vertu consiste à agir selon ce qu‘il y a de divin en lui-même ou en nous. Bien évidemment, Plotin connaît le Théétète de Platon et il s‘y inspire fort probablement283

, mais la ressemblance conceptuelle avec l‘Éthique à

Nicomaque demeure frappante. Ainsi, malgré une utilisation apparemment plus timide

d‘Aristote dans le traité 6 (IV 8) par rapport aux autres traités de la première période, Plotin demeure profondément attaché aux thèses péripatéticiennes.

278

Un troisième passage montre que Plotin a probablement consulté le De Anima – ou un commentaire de ce traité –, puisqu‘il mentionne un fragment d‘Anaxagore qui se trouve dans cette œuvre du Stagirite en 429 b 23 ss. Sur cette question, voir notre commentaire, chapitre 3, 8-9.

279 Éthique à Nicomaque, X, 1174 a 15 ; 1177 a et ss.

280

6 (IV 8), 1, 5-6 : « puisque je devins une même choseavec le divin et ayant été établi en lui ».

281 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 1177 a 11-17, trad. R. Bodéüs, op. cit., p. 524-525.

282 Il n‘est pas étonnant qu‘A. Linguiti ait vu ici la source principale de la non-descente partielle de l‘âme ! Cependant, même si Plotin s‘inspire d‘Aristote dans son traitement de l‘assimilation au divin, la non-descente partielle demeure quant à elle une tout autre affaire. Voir à ce sujet notre section sur « Plotin et l‘ὁκννχζηνο ».

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Nous pouvons ensuite nous pencher sur une autre référence à la Physique. Plotin mentionne aux lignes 14 à 16 du chapitre 5 que même si les intermédiaires entre le premier principe et les choses les plus lointaines de lui peuvent être nombreux, toutes s‘y rapportent en fin de compte. Ce passage rappelle l‘idée selon laquelle le premier moteur meut les autres choses et que celles-ci sont en définitive toutes liées à ce premier terme. En Physique, VIII, 5, 256 a 12, le Stagirite affirme en effet qu‘un moteur est soit mû par lui-même, soit par autre chose, et que dans ce cas soit ce moteur est mû par ce qui le précède directement, « soit à l‘aide de plusieurs intermédiaires [κεηὰ ηὸ ἔζραηνλ] ». Aristote semble cependant concevoir cette suite d‘intermédiaires comme un effet domino, alors que Plotin affirme que ces nombreux intermédiaires demeurent tous étroitement liés entre eux. L‘influence aristotélicienne demeure ici plus subtile, mais cette utilisation de la Physique montre que celle-ci se place parmi les œuvres auxquelles Plotin se réfère pour rédiger son traité.

4.4.2. Stoïcisme et épicurisme

Comme à son habitude, Plotin ne renvoie pas directement aux épicuriens et aux stoïciens. Même si ces deux courants de pensée ne sont pas directement visés par Plotin dans ce traité, il n‘en demeure pas moins qu‘il fait allusion à quelques éléments des traditions stoïcienne et épicurienne dont il est pertinent de passer en revue. Il faut préciser que le stoïcisme se trouve abondamment critiqué dans les premiers traités de Plotin, notamment dans le traité 2 (IV 7), mais que ce courant de pensée ne l‘intéresse pas autant ici en 6 (IV 8), puisque la question de la descente de l‘âme dans les corps présuppose une dichotomie entre deux niveaux de réalité, ce qu‘on ne rencontre pas chez des penseurs plus matérialistes284. Ainsi, à l‘instar du traité 9 (VI 9), où Plotin rejette d‘entrée de jeu la thèse du logos rationnel285, le traité 6 (IV 8) ne considère pas le point de vue des stoïciens, puisqu‘il n‘y a aucun dialogue possible avec eux. Néanmoins, on ne peut ignorer un passage du chapitre 2 qui mentionne la providence (πξνλνία, aux lignes 22 et 26), un thème qui est cher aux stoïciens286. En effet, comme nous le relevons dans notre commentaire, « le

284 Notons également que l‘épicurisme subit peu ou prou le même sort.

285 Voir notre analyse du traité 9 (VI 9) ci-haut.

286

PLUTARQUE, Œuvres morales, traités 71, 1053 b-e, trad. M. Casevitz, dans PLUTARQUE, Tome XV. 1ère

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Dieu des stoïciens constitue, à l‘instar de l‘âme du monde, un principe autosuffisant, providentiel et rationnel287. Cependant, la conception plotinienne de la providence (pronoia) se distingue de celle des stoïciens relativement au destin (eimarmênè), ce qui les éloigne de manière considérable »288. Les stoïciens ont donc pu influencer Plotin sur ce point précis, même s‘il tire avant tout ces enseignements du Timée de Platon (43 B-C)289

. Dans ce même chapitre 2, le terme ἀπξάγκνλη qui apparaît deux fois (lignes 28 et 53) pourrait être d‘allégeance épicurienne290

. En effet, comme C. D‘Ancona le suggère, le thème de la tranquillité d‘esprit est attesté chez Épicure, notamment par le témoignage de Cicéron. Il est donc possible que les épicuriens aient joué un certain rôle dans l‘élaboration de la théorie plotinienne du cosmos291.

Plotin pourrait également utiliser le terme θαθνπαζεῖλ de manière précautionneuse, afin de ne pas éviter la confusion avec l‘eupatheia stoïcienne292

, mais cela demeure incertain, rien ne prouvant cette hypothèse. De même, lorsque Plotin cite le Timée 33 C 6-7, de Platon pour affirmer que rien ne s‘éloigne ni ne s‘approche de l‘âme (chap. 2, 18), une expression reprise par les stoïciens, rien n‘indique que le fondateur du néoplatonisme a l‘un des passages de ces stoïciens en tête293. Comme nous pouvons donc le constater, les références aux stoïciens et aux épicuriens ne sont pas légion dans le traité 6 (IV 8). L‘influence de ces courants de pensée demeure ici marginale et comporte peu d‘intérêt pour notre étude.

des propos plus paradoxaux que les poètes », Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 80. Voir aussi notre

commentaire, chapitre 2, lignes 11-14.

287 LONG et SEDLEY, p. 375.

288 Voir notre commentaire, chapitre 2, lignes 11-14.

289 Précisons que Plotin s‘inspire également des gnostiques, comme nous le montrons dans notre commentaire, chapitre 2, lignes 11-14.

290 ÉPICURE, Ratae sententiae, 1 et chez CICÉRON, De Natura Deorum, I, 51. Voir D‘ANCONA, p. 154, à qui nous empruntons ces références. Pour une idée similaire chez les stoïciens, mais qui touche à la tranquillité de l‘âme individuelle – et non pas au gouvernement du monde –, voir PLUTARQUE, De Stoicorum repugnantiis, 1043 A 11 et 1043 B 2.

291 Le fait que la seule autre occurrence de ce terme chez Plotin se rencontre dans le traité anti-gnostique (33 [II 9], 2, 13) suggère toutefois que l‘ἀπξαγκνλη fait davantage référence aux gnostiques pour le philosophe (bien qu‘Épicure soit mentionné dans ce même passage). Voir à ce sujet notre commentaire, chapitre 2, ligne 28.

292 DIOGÈNE LAERCE, 7, 16 et PLUTARQUE, Virtute Morali, 449 b 3. Voir à ce sujet FLEET, p. 114, à qui nous empruntons ces références.

293 Voir PHILON, De Aeternitate Mundi, 21 (Aristotle de Philosophia fr. 19) et CHRYSIPPE SVF 2. 604. FLEET, p. 103, a bien relevé ces passages du corpus stoïciens, sans conclure pour autant que Plotin tirait cette idée de ceux-ci, ce qui nous apparaît tout à fait juste.

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