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3. L’âme chez Plotin

3.2. Les liens entre l’âme divine et l’âme descendue

3.2.5. Conclusion sur l’âme chez Plotin

désir propulsé par cet acte naturel joue également un rôle prépondérant dans la téléologie naturelle, puisqu‘il permet, par la contemplation d‘une autre âme associée à un corps, de se remémorer l‘Un, lequel est lui objet de désir absolu131

.

3.2.5. Conclusion sur l’âme chez Plotin

Nous venons d‘élucider plusieurs difficultés que l‘on rencontrait dans les différents niveaux ontologiques de l‘âme. Cette étude, qui, rappelons-le, n‘avait pas pour but de faire une présentation systématique de l‘âme, nous a permis de mieux comprendre une faculté méconnue que l‘être humain partage avec l‘âme qui est demeurée là-haut, à savoir la

dianoia. Nous avons également détecté une ressemblance importante entre toutes les âmes,

ce qui témoigne de l‘importance que le désir joue dans la philosophie plotinienne. Nous pouvons maintenant nous pencher sur les sources que Plotin utilise dans le traité 6 (IV 8), ce qui nous permettra de mieux comprendre la théorie de la descente de l‘âme dans les corps.

131 Nous remercions vivement Mathilde Cambron-Goulet, qui nous a permis de faire le lien entre ces deux types de reproduction. Nous avons eu la chance de l‘écouter lors de sa conférence intitulée « Perspectives néoplatoniciennes sur la légitimité des femmes en philosophie », dans le cadre du « Colloque en philosophie ancienne et médiéval – Perspective féminines », Montréal, Université du Québec à Montréal, 15 au 17 mars 2018.

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4. Les sources de Plotin dans le traité 6 (IV 8)

4.1. Les citations des présocratiques dans les Ennéades

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Dans le chapitre 1 de notre traité, Plotin cite explicitement Héraclite et Empédocle, respectivement à deux et trois reprises. Contrairement à la plupart des autres citations des présocratiques dans les Ennéades, Plotin indique précisément les auteurs dont il fait mention dans le traité 6 (IV 8) lorsqu‘il les situe dans l‘histoire de la philosophie133. En effet, Plotin aborde ces philosophes pour montrer que la théorie de la descente de l‘âme dans les corps qu‘il propose s‘appuie sur des sources anciennes, et qu‘elle trouve son fondement chez les premiers penseurs grecs134. Le philosophe utilise manifestement ici les doxographes pour citer Héraclite et Empédocle, puisqu‘on retrouve des fragments semblables dans d‘autres sources hellénistiques, à savoir chez Plutarque de Chéronée et Clément d‘Alexandrie135

. Aétius nous rapporte également une idée similaire à 6 (IV 8), 1, 14-15 au sujet d‘Héraclite : « Héraclite déclare que l‘âme est immortelle ; car à sa sortie [du corps], elle remonte à l‘âme du tout, selon [la loi] des semblables »136

. Par conséquent, on peut légitimement penser que ces auteurs recourraient à une ou à plusieurs sources communes qui existaient à l‘époque du moyen-platonisme, du moins dans le cas des références que l‘on rencontre en 6 (IV 8).

132 Cette section doit beaucoup à notre collègue Giulia Guidara que nous avons eu la chance d‘écouter lors d‘un séminaire de Philippe Hoffmann, à l‘EPHE le samedi 13 février 2016 intitulé Les citations des

présocratiques dans les Ennéades.

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D.J. O‘MEARA, « Plotin ―historien‖ de la philosophie », dans Philosophy and doxography in the imperial

age, Firenze, Aldo Brancacci, 2005, p. 103. O‘Meara identifie un seul autre passage où Plotin emprunte une

telle méthode « historiographique », à savoir dans le traité 10 (V 1), 8-9.

134

Voir notre commentaire, chapitre 1, 11 et ss., 11-17 et 17-22.

135 Voir notamment PLUTARQUE, Sur l’E de Delphes, 3 88 d-e et CLÉMENT D‘ALEXANDRIE, Stromates VI, 16. Voir aussi notre commentaire, chapitre 1, 11 et ss. Les études détaillées de W. Burkert et de J. Mansfeld, bien qu‘elles datent quelque peu, offrent un bon état de cette question. Cf. J. MANSFELD, « Heraclitus, Empedocles, and Others in a Middle Platonist Cento in Philo of Alexandria », Vigiliae Christianae, vol. 39, n° 2, 1985, p. 131-156 ; W. BURKERT, « Plotin, Plutarch und die platonisierende Interpretation von Heraklit und Empedokles », dans J. Mansfeld et L. M. de Rijk (éds.), Kephalaion. Studies in Greek Philosophy and its

continuation, 1975, p. 137-146.

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AÉTIUS, Opinions, IV, VII, 2, dans D. DELATTRE et J.-L. POIRIER, Les Présocratiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 143, XVII.

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Cependant, les autres citations des présocratiques ailleurs dans l‘œuvre de Plotin ne jouissent pas du même traitement – à l‘exception du traité 10 (V 1), où le poème du Parménide est fidèlement rapporté137 –, puisque les références ne sont pas explicites et ne se retrouvent guère chez d‘autres auteurs anciens. À cet égard, on rencontre quatre possibilités expliquant la provenance des sources présocratiques chez Plotin138. Premièrement, ce dernier pourrait utiliser les doxographes – à l‘instar des traités 6 (IV 8) et 10 (V 1) –, mais dans plusieurs cas il est impossible d‘attester qu‘il existe une source commune à Plotin et à d‘autres auteurs. Deuxièmement, Plotin pourrait directement citer ses sources des écrits d‘Héraclite et d‘Empédocle qui circulaient encore à l‘époque. Cette hypothèse se fonde sur deux arguments principaux : on ne trouve aucune preuve matérielle que Plotin se rapporte à des doxographes, et on sait que celui-ci a pu directement lire Parménide. Il est donc plausible qu‘il ait également pu consulter la majorité des présocratiques de manière immédiate139. Troisièmement, on peut supposer que Plotin se réfère à des textes plus anciens qui citent les présocratiques, comme on le constate dans le cas d‘Aristote, que Plotin lit vraisemblablement à travers les commentateurs, notamment Alexandre d‘Aphrodise140. Cette hypothèse s‘avère être la plus convaincante dans la plupart des cas, mais les analyses sur ce sujet font défaut. Enfin, on peut aussi penser – mais cette hypothèse demeure invérifiable – que Plotin cite les textes de mémoire, par tradition orale141, ce qui semble être tout à fait possible, puisque l‘enseignement oral avait conservé une place importante dans l‘Antiquité tardive142.

137

Comparer le traité 10 (V 1), 8, 15 avec le fragment DK 3, 8, 14-23 du poème de Parménide.

138 Pour une étude plus récente, voir D.J. O‘MEARA, « Plotin ―historien‖ de la philosophie », dans Philosophy

and doxography in the imperial age, Firenze, Aldo Brancacci, 2005. Le commentateur se réfère d‘ailleurs aux

analyses de W. Burkert et de J. Mansfeld (voir note précédente) en p. 104, note 3.

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Cette hypothèse évoquée par Harder reste toutefois difficile à prouver dans le cas de la plupart des présocratiques, notamment en raison du caractère fragmentaire des allusions que Plotin fait aux présocratiques.

140 Nous reprenons ces hypothèses de G. STAMATELLOS, Plotinus and the presocratics: a philosophical study

of presocratic influences in Plotinus’ Enneads, Albany (N.Y.), State University of New York Press, 2007, p.

20.

141 Cette possibilité fut évoquée par Philippe Hoffmann lors du séminaire de Giulia Guidara le 13 février 2016.

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À cet égard, M. CAMBRON-GOULET (Les critiques et les pratiques de l’oralité et de l’écriture dans la

tradition philosophique grecque de l’Antiquité, thèse présentée à la Faculté des arts et sciences, Université de

Montréal, 2011) relève que même si de nombreux auteurs de l‘Antiquité tardive se permettent de renvoyer aux ouvrages de leurs prédécesseurs, « [l]a reconnaissance du caractère utile de l‘écriture ne constitue qu‘une très maigre partie du discours philosophique si on la compare aux attaques que les philosophes portent à l‘usage de la lecture et de l‘écriture. Cela a pour effet d‘une part de nous faire voir une image très négative

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Il faut cependant noter que ce problème épineux des citations des présocratiques ne concerne pas notre traité, puisque celui-ci se rallie de toute évidence à la première possibilité, à savoir que Plotin se sert de doxographes, ce qui diffère de la plupart des autres citations dans les Ennéades, lesquelles demeurent presque toutes sujettes à débat. En effet, les preuves d‘une utilisation doxographique chez Plotin ne sont pas légion. En réalité, outre notre traité à l‘étude, on rencontre seulement un autre passage (en 10 [V 1], 8-9) où Plotin a manifestement recours à des doxographes. Notons par ailleurs que les conclusions de G. Stamatellos dans son étude approfondie sur les citations des présocratiques chez Plotin nous apparaissent tout à fait justes. Le commentateur précise que Plotin avait sans doute une connaissance assez bonne des présocratiques. Loin d‘être un simple rendement superficiel, comme le suggère Armstrong en soutenant que Plotin lisait les présocratiques à travers Aristote143, la plupart des citations que l‘on retrouve dans les Ennéades témoignent d‘une connaissance suffisamment riche de ceux-ci pour penser qu‘il avait accès à des sources plus imposantes que le seul corpus aristotélicien. Stamatellos constate à cet effet que les théories présocratiques que Plotin rapporte, de même que la terminologie qu‘il utilise, constituent deux preuves de cette hypothèse144. Le traitement des présocratiques chez Plotin sert le plus souvent à établir une continuité dans la philosophie grecque, puisque celui-ci tente manifestement de rallier les penseurs qui précèdent sa tradition145. À cet égard, soulignons que Plotin, qui se présente comme un rapporteur de Platon, est davantage un doxographe qui commente les propos de son maître qu‘un simple imitateur. Plotin se réapproprie effectivement la pensée platonicienne pour en fournir un éclairage nouveau, mais également innovateur à bien des niveaux. La théorie de la descente de l‘âme

des technologies écrites, et d‘autre part de construire une représentation de la tradition philosophique dans laquelle l‘écrit ne joue pratiquement aucun rôle » (p. 192). L‘emploi du verbe θεζίλ par les philosophes, notamment chez Aristote, suggère d‘ailleurs que ceux-ci connaissaient seulement de source orale les théories qu‘ils rapportaient (p. 186)

143 G. STAMATELLOS, Plotinus and the presocratics: a philosophical study of presocratic influences in

Plotinus’ Enneads, op. cit., p. 21. Le commentateur se réfère aux éditions des oeuvres complètes de Plotin par

A. H. Armstrong (Plotinus, t. I-VII, traduction anglaise, Cambridge (Mass.) et London, Loeb Classical Library, 1966-1988), plus précisément aux volumes II, Ennead II.4, p. 118, note 1 et IV, Ennead IV.8, p. 398, note 1.

144 G. STAMATELLOS, Plotinus and the presocratics: a philosophical study of presocratic influences in

Plotinus’ Enneads, op. cit., p. 176.

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Généralement, Plotin rapporte des théories présocratiques qui reflètent sa propre pensée, exception faite de l‘atomisme (cf. traité 2 [IV 7], 2-3 et 5 [V 9], 4).

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dans les corps constitue à cet effet un exemple pour le moins convaincant, puisqu‘on ne la retrouve pas à proprement parler dans les textes platoniciens.

Pour conclure sur les citations des présocratiques, nous voulons préciser que les analyses de Stamatellos s‘harmonisent bien avec nos propres hypothèses. En effet, nous soutenons dans notre commentaire que Plotin souhaite établir une certaine cohérence entre les sources grecques, et ce, dans le but de démontrer que ce savoir prime sur les théories chrétiennes plus récentes. Stamatellos note que Plotin « conceives Greek philosophy as an organic unity, starting and continuing within the classical philosophical tradition »146. S‘il faut adresser une critique à cet ouvrage autrement éloquent, c‘est bien celle de ne pas tenter d‘expliquer les motifs pour lesquels Plotin semble à tout prix vouloir tisser un fil d‘Ariane qui relie toute la philosophie grecque147. Peut-être pouvons-nous toutefois excuser le commentateur de ne pas vouloir s‘adonner à des conjectures trop hypothétiques. En effet, de telles suppositions dépasseraient largement le cadre de son étude, et demanderaient en outre une recherche supplémentaire. Quant à notre traité, nous croyons être en mesure d‘établir par notre commentaire que les gnostiques se trouvaient derrière cette motivation à citer les sources de la tradition grecque148. En effet, Plotin rapporterait les propos des penseurs grecs afin de montrer qu‘il s‘inscrit dans une tradition plus ancienne – et donc plus juste et plus vraie –, contrairement aux gnostiques qui s‘appuient sur des sources chrétiennes, plus récentes et moins matures. En outre, nous tenterons dans la prochaine section de faire cette même recherche – mais à plus petite échelle que dans notre commentaire – sur l‘influence gnostique chez Plotin en abordant chacun des 21 premiers traités. Cette analyse permettra d‘apporter de l‘eau au moulin de Stamatellos, prouvant d‘un côté que Plotin s‘inscrit dans une tradition profondément grecque, et de l‘autre qu‘il a une raison bien précise de citer les anciens149.

146 G. STAMATELLOS, Plotinus and the presocratics: a philosophical study of presocratic influences in

Plotinus’ Enneads, op. cit., p. 176.

147 Stamatellos aborde brièvement la question des sources chrétiennes et gnostiques, mais ne conclut rien à ce sujet, si ce n‘est de préciser que Plotin n‘en fait pas grand usage. Cf. ibid., p. 17-18.

148 Cf. notre commentaire, chapitre 1, lignes 11-17.

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Cette hypothèse que Plotin vise principalement les gnostiques ne saurait toutefois s‘appliquer dans tous les cas et de manière nécessaire. À cet égard, nous dresserons un portrait nuancé de la situation.

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4.2. L’influence gnostique dans les traités de la période