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2. L’expérience mystique : la difficulté du terme πνιιάθηο πνιιάθηο

2.2. Trois objections à l’hypothèse d’O’Meara

2.2. Trois objections à l’hypothèse d’O’Meara

Cette hypothèse tient la route du point de vue du grec. Cependant, B. Fleet objecte que « in theory the adverb often could qualify I wonder (cf. O‘Meara, 1993, 105), but its position next to the verb wake up makes it more natural to assume that the two go together »73. Comme nous l‘avons souligné dans la section précédente, il est évidemment plus intuitif de rattacher le terme πνιιάθηο au verbe ἐγεηξφκελνο qui est situé tout juste à côté de celui-là, plutôt que d‘aller chercher le verbe ἀπνξ῵ qui se trouve dix lignes plus loin. Néanmoins, malgré cette position moins naturelle dans le texte, la possibilité que πνιιάθηο soit relié à ἀπνξ῵ subsiste, si bien qu‘il est difficile de favoriser l‘hypothèse contraire sans arguments supplémentaires. Dans les prochaines lignes, nous souhaitons donc fournir à B. Fleet les armes dont il a besoin pour attaquer la lecture d‘O‘Meara, tout en affirmant que les deux commentateurs ont en partie raison, puisque πνιιάθηο se rattache en fait à la fois à ἐγεηξφκελνο et à ἀπνξ῵, d‘où la confusion.

En premier lieu, on peut à juste titre trouver étrange, en considérant le témoignage de Porphyre, que Plotin utilise le terme souvent pour qualifier son expérience de contemplation74. En effet, l‘auteur de la Vita Plotini affirme que Plotin a atteint l‘état d‘union avec l‘Un seulement quatre fois75. Comme nous l‘avons toutefois mentionné dans notre section sur l‘expérience mystique, Plotin distingue l‘union avec l‘Un de celle avec l‘Intellect. Le philosophe pourrait donc rapporter non pas la « perplexité » devant laquelle il se trouve, mais bien son expérience d‘éveil à son corps. À cet égard, nous avons vu que le philosophe dialecticien représente la figure du spoudaios, qui se sert de sa faculté dianoétique pour atteindre l‘Intellect76. Le spoudaios « joue avec les Idées » et dirige son attention vers les principes. Il « s‘élève au-dessus de tout le reste de l‘intelligible » (ligne 7) et saisit les Idées de manière non-discursive. Cet état contemplatif, contrairement à celui que l‘on rencontre avec l‘Un, pourrait donc arriver souvent (πνιιάθηο), puisque le philosophe demeure avant tout celui qui est capable de se détacher du corps et de connaître

73 FLEET, p. 71.

74 Ibid.

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PORPHYRE, VP., 23, 14-18.

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le ti esti des choses. Il s‘agit dès lors d‘un premier argument en faveur de l‘hypothèse de Fleet contra celle d‘O‘Meara.

En second lieu, B. Fleet ne semble pas avoir considéré la possibilité que πνιιάθηο amorce un récit, ce qui rend la phrase plus compréhensible. De cette manière nous nous opposons en partie à l‘hypothèse de D. J. O‘Meara, qui voit dans ce témoignage à la première personne l‘initiation d‘une aporie philosophique présentée à des auditeurs77. Malgré l‘état de perplexité et la liaison de « souvent » à « je me demande », l‘interrogation philosophique semble emprunter au style narratif, plus précisément au récit d‘ascension contemplative chez les gnostiques, comme celui que l‘on retrouve tout au début du Zostrien, avec lequel la ressemblance est d‘ailleurs frappante :

Après m‘être intellectuellement séparé de la ténèbre corporelle qui m‘habitait ainsi que du chaos [p]sychique et de la féminité concupiscente qui habitait la ténèbre — ayant cessé d‘en faire usage —, 15 après ma découverte de l‘infinitude de ma matière — ayant réprouvé la [cr]éation morte qui m‘habitait [e]t le divin souverain du monde sensible — c‘est avec 20 puissance que je clamai le tout à ceux qui possédaient un élément étranger, bien que j‘eusse brièvement fait usage de leurs façons, parce que la nécessité de la naissance m‘avait amené vers le 25 (monde) visible. Je ne me suis jamais satisfait de ces (réalités) ; au contraire, en tout temps je tâchais de m‘en séparer, parce que j‘étais venu à l‘existence par une [nais]sance sainte, quoique mélangée78.

Dans le récit plotinien comme dans le récit gnostique, on retrouve les idées d‘une séparation de l‘Intellect et du corps, d‘une ascension vers les réalités les meilleures, ainsi que d‘une redescente vers le monde sensible. Plotin renoue toutefois avec des thèmes proprement grecs, tels l‘éveil du corps, le fait d‘appartenir à un sort supérieur et la redescente vers le raisonnement pour signifier le retour au monde sensible. On retiendra que le philosophe ne réemploiera pas ce style particulier d‘écriture narrative, probablement parce qu‘il ne convient pas au genre philosophique grec, dont il accusera plus tard les gnostiques de ne pas respecter les normes79. Néanmoins, Plotin nous raconte ici une expérience personnelle, un récit dont il est le protagoniste, et même s‘il délaissera plus tard ce style d‘écriture, il n‘en demeure pas moins qu‘il nous rapporte ici un témoignage de ce qu‘il a vécu, ce qui évoque la possibilité que πνιιάθηο soit lié à l‘expérience d‘ascension, et

77 D.J. O‘MEARA, « L‘expérience de l‘union de l‘âme avec l‘Intellect chez Plotin », art. cit., p. 57.

78 Zostrien (NH VIII, 1), 1, 1-29, trad. C. Barry, dans ÉCRITS GNOSTIQUES, p. 1259-1260.

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33, [II 9], 6, 1-5, 45-50 ; 10, 1-14 ; 10, 28-30 ; 11, 24-28 ; 14, 9-13, 36-45 ; 16, 36-39. Nous reprenons les références qui se trouvent dans l‘Introduction au traité 33 par Z. Mazur (voir l‘accusation I). Cf. NARBONNE2.

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non pas à l‘aporie philosophique. Il faut donc déterminer s‘il est bien possible que Plotin affirme avoir vécu cette expérience fréquemment.

Dans le même ordre d‘idées, outre la position plus intuitive d‘ἐγεηξφκελνο par rapport à πνιιάθηο, il ne faut pas non plus négliger le fait qu‘on rencontre dans ce passage deux types de participes : ἐγεηξφκελνο et γηλφκελνο sont au participe présent, tandis que πηζηεχζαο, ἐλεξγήζαο, γεγελεκέλνο ἱδξπζεὶο, ἐιζὼλ et ἱδξχζαο sont à l‘aoriste. Le participe présent pourrait très bien initier un récit nous racontant que l‘éveil du corps et l‘intériorité constituent des phénomènes qui se produisent souvent, ce qui s‘accorderait très bien avec la philosophie de Plotin en général, mais aussi avec ce qui est arrivé lors de cette expérience d‘intériorité et qui correspondrait à la suite de participe à l‘aoriste. Le sens de la phrase serait donc : « Souvent, lorsque je m‘éveille de mon corps à moi-même [...], je crus plus que tout à ce moment avoir appartenu à un sort supérieur […] »80. C‘est pourquoi notre traduction termine la phrase à « je parvins à cette activité en m‘étant moi-même établi au-dessus de tout le reste de l‘intelligible », laissant ainsi ἀπνξ῵ comme verbe principal d‘une autre idée (et donc d‘une autre phrase) : « Après ce repos dans le divin, étant redescendu de l‘intellect vers le raisonnement, je ne sais m‘expliquer [ἀπνξ῵] comment, dans le passé et maintenant, je redescends […] ». Pour Plotin, l‘aporie consiste à comprendre comment quelqu‘un peut quitter une telle réalité et un tel état de bonheur. En examinant le traité 6 (IV 8), on peut justement en déduire qu‘il servira en partie à résoudre cette aporie. En effet, Plotin mentionne que l‘âme doit naturellement (re)descendre dans le monde sensible pour accomplir sa tâche, puisqu‘elle appartient à la fois aux réalités d‘en haut et d‘ici-bas (3, 22-24 ; 4, 29-36 ; 8, 1-6).

D. J. O‘Meara pourrait ici objecter que l‘aporie que Plotin soumet à ses étudiants se rapporte justement à l‘expérience d‘union plutôt qu‘à cette déception de redescendre ici-bas. Cependant, pourquoi Plotin n‘a-t-il pas écrit dans ce cas un traité sur la contemplation ? En effet, le traité Sur la descente de l’âme dans les corps ne revient pas sur l‘expérience mystique de Plotin, mais aborde les modalités de la descente de l‘âme qui plonge dans le monde sensible (2, 46 ; 5, 20 ; 7, 10 ; 8, 2). Il faut néanmoins se pencher sur le texte grec de la phrase entière :

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Précisons que nous n‘offrons pas dans les prochaines la traduction exacte de notre texte, mais le sens que pourrait avoir la phrase.

25 Πνιιάθηο ἐγεηξφκελνο εἰο ἐκαπηὸλ ἐθ ηνῦ ζψκαηνο θαὶ γηλφκελνο η῵λ κὲλ ἄιισλ ἔμσ, ἐκαπηνῦ δὲ εἴζσ, ζαπκαζηὸλ ἡιίθνλ ὁξ῵λ θάιινο, θαὶ η῅ο θξείηηνλνο κνίξαο πηζηεχζαο ηόηε κάιηζηα εἶλαη, δσήλ ηε ἀξίζηελ ἐλεξγήζαο θαὶ ηῶ ζείῳ εἰο ηα὎ηὸλ γεγελεκέλνο θαὶ ἐλ α὎ηῶ ἱδξπζεὶο εἰο ἐλέξγεηαλ ἐιζὼλ ἐθείλελ ὏πὲξ πᾶλ ηὸ ἄιιν λνεηὸλ ἐκαπηὸλ ἱδξχζαο, κεηὰ ηαχηελ ηὴλ ἐλ ηῶ ζείῳ ζηάζηλ εἰο ινγηζκὸλ ἐθ λνῦ θαηαβὰο ἀπνξ῵, π῵ο πνηε θαὶ λῦλ θαηαβαίλσ, θαὶ ὅπσο πνηέ κνη ἔλδνλ ἡ ςπρὴ γεγέλεηαη ηνῦ ζψκαηνο ηνῦην νὖζα, νἷνλ ἐθάλε θαζ‘ ἑαπηήλ, θαίπεξ νὖζα ἐλ ζψκαηη (nous soulignons le ηόηε).

La traduction du texte grec en français doit nécessairement insérer une coupure – que nous plaçons dans notre traduction avant κεηὰ ηαχηελ ηὴλ ἐλ ηῶ ζείῳ ζηάζηλ en ajoutant un point-virgule –, mais le passage entier semble former un seul bloc dans sa composition originale. Ainsi, il faut relier le premier groupe de participe – au présent dans le texte – au second – à l‘aoriste –, puisque celui-ci découle du premier (Souvent, m‘éveillant […] étant confiant alors [ηφηε]). Ce ηφηε peut donc s‘appliquer à tous les membres de la phrase, puisqu‘on ne rencontre aucune coupure dans le texte grec. De cette manière, Souvent renvoie à l‘expérience d‘éveil, qui alors mène à la confiance d‘appartenir à un sort d‘expérience et, [alors, qui correspond au premier ηφηε et qui est ici sous-entendu], après ce repos dans le divin, je ne sais m‘expliquer [πνιιάθηο sous-entendu] comment, dans le passé et maintenant, je redescends. Si nous adoptons cette lecture, qui ne semble pas avoir été considérée par les commentateurs et qui est possible du point de vue du grec, on règle à la fois le problème de l‘expérience d‘union avec l‘Intellect, qui peut arriver souvent – surtout si l‘on considère le lien avec les récits gnostiques –, et le fait que Plotin « aporise » souvent au sujet de cette union.

En résumé, bien que notre premier argument soit plus faible et ne puisse pas à lui seul réfuter les arguments de D. J. O‘Meara, nous avons pu déterminer que « souvent » se rapportait bel et bien à l‘éveil du corps. De plus, en tenant compte des circonstances dans lesquelles Plotin rédige son traité, à savoir dans une perspective critique avec les gnostiques, il nous semble manifeste que le philosophe veut montrer qu‘il est lui aussi capable de s‘adonner à une forme de contemplation. Cependant, rien n‘empêche que Plotin se demande souvent comment s‘effectue la redescente, et en analysant le traité 6 (IV 8)

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dans son ensemble, nous constatons que Plotin résout cette aporie à même cet écrit, d‘où le titre que Porphyre lui a donné.

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