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3. L’âme chez Plotin

3.2. Les liens entre l’âme divine et l’âme descendue

3.2.2. L’âme du monde et le raisonnement 114

Dans ce passage, Plotin semble bien attribuer la dianoia à l‘âme dans son ensemble, autant à celle individuelle qu‘à celle qui est divine. En effet, l‘Âme, en produisant le monde sensible à l‘image du monde intellectif, « s‘est elle-même asservie au temps, en produisant le temps au lieu de l‘éternité » (l, 28-31). C‘est avec cet asservissement au temps, nous dit Plotin, que l‘Âme engendre ses activités et la succession, qui donneront lieu à des actes de pensée (dianoia) consécutifs. Si l‘Âme dans le traité 6 (IV 8) ne procède pas par raisonnement lorsqu‘elle produit le monde, elle effectue néanmoins dans le traité 45 (III 7) des actes de la dianoia qui s‘apparentent à des raisonnements. En comparant ces deux extraits, Plotin semble donc se contredire. On peut penser, comme le suppose R. Dufour, que le philosophe a entre-temps modifié sa doctrine de l‘Âme. Le traité sur le temps constitue effectivement une œuvre tardive s‘élaborant sans doute dans un contexte très différent de celui du traité Sur la descente de l’âme dans les corps, qui a quant à lui été écrit tout au début de son arrivée à Rome111.

En regard de ce problème, nous voudrions toutefois proposer une autre possibilité qui a été émise par E. K. Emilsson et qui propose d‘attribuer à l‘âme du monde la dianoia, mais pas le logismos112. Analysons attentivement cette hypothèse, qui s‘inscrit complètement en porte-à-faux avec les recherches récentes, qui tendent à faire des deux mots des synonymes113.

3.2.2. L’âme du monde et le raisonnement114

E. K. Emilsson débute son étude en séparant les pensées discursives des pensées non-discursives115. Il repère d‘abord six (6) caractéristiques propres aux pensées non-discursives dans l‘œuvre de Plotin116. Celles-ci ne sont jamais sujettes à l‘inférence (1) : elles pensent leur contenu d‘un seul coup (2) et dans un seul et même acte (3) ; ainsi, les pensées non-discursives ne renvoient jamais à des images (4), puisqu‘elles sont véridiques et certaines

111 Cf. PORPHYRE, VP, 24.

112 E. K. EMILSSON, Plotinus on Intellect, Oxford, Clarendon Press, 2007, p. 179-182.

113 Voir entre autres H.J. BLUMENTHAL, Plotinus’ psychology, op. cit., p. 100-105 ; L. BRISSON, PLOTIN, Traités. 27-29, Sur les difficultés relatives à l’âme, op. cit. ; B. HAM, Plotin. Traité 49, Paris, Éditions du Cerf, 2000, p. 51-52.

114 Nous reproduisons ici presque mot pour mot la section qui porte le même nom dans notre article « logismos et dianoia chez Plotin », op. cit., p. 117-121.

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E. K. EMILSSON, Plotinus on Intellect, op. cit., p. 176-213.

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(5), et qu‘elles atteignent cet état en possédant immédiatement leur objet, sans même le chercher (6)117. Le commentateur oppose ensuite cette possession immédiate, claire et évidente d‘un objet, qui s‘apparente à la contemplation (théoria), aux actes de pensée fonctionnant indirectement, comme le logismos, le syllogismos et la bouleusis118. Cependant le caractère médiat de ces actions ne provient pas, comme on pourrait le penser, de leur temporalité, mais plutôt du fait qu‘elles opèrent par inférence. En revanche, la

dianoia s‘inscrit certes dans le temps, mais n‘utiliserait pas toujours l‘inférence lors de ses

actions. C‘est ce qu‘on peut constater à la lecture des chapitres 11 et 12 du traité 45 (III 7)119, notamment dans le cas de l‘âme du monde, dont l‘activité est comparée à celle de l‘Intellect120. De plus, Plotin n‘hésite pas à distinguer la dianoia se trouvant dans l‘âme du monde de celle qui se trouve dans l‘être humain (28 [IV 4], 17) et à affirmer que cette réalité supérieure est absente de raisonnement (28 [IV 4], 16 ; 31 [V 8], 7 et 38 [VI 7], 1, 20 et ss). Analysons ces passages qui, selon Emilsson, démontreraient que l‘âme du monde est dépourvue de logismos.

Le traité 38 (VI 7) ne paraît pas avoir pour sujet l‘âme, mais l‘Intellect. Emilsson semble inclure l‘âme du monde dans les « principes » (ἀξραὶ), même s‘il semble être exclusivement question de l‘Intellect. Le passage rapporté par le commentateur n‘est donc pas convaincant, puisqu‘il ne concerne pas spécifiquement l‘âme du monde. En ce qui concerne le traité 31 (V 8), Plotin nous parle également d‘ἀξραὶ en 7, 43, mais le sujet du chapitre demeure toujours le même que celui du traité 38 (VI 7), à savoir l‘Intellect (14-16) et, bien que Plotin y aborde la production du monde, il ne mentionne jamais l‘âme du monde de façon explicite.

Comme les artisans produisent maintenant en se servant de leurs mains et de leurs instruments ; car les mains et les pieds sont postérieurs [à ce producteur]. Reste, donc, la possibilité que tout existait dans une chose (c.-à-d. dans le Démiurge), et sans aucun être intermédiaire, en raison de la proximité, dans l‘Être, à une autre chose (c.-à-d. avec la matière), qui est subitement apparue comme un simulacre et une image de celui-là, soit spontanément, soit par ministère de l‘Âme [15] – car il n‘y a pas de différence dans le cas présent – soit par ministère d‘une âme particulière. […] Mais c‘est au nom de ceci que nous avons fait notre argument : que tu peux expliquer la cause pour laquelle la terre est au centre et pourquoi elle est ronde, et pourquoi l‘écliptique est ainsi [disposé] ; là-haut, cependant, les choses n‘ont pas été planifiées ainsi

117 Emilsson appuie son propos sur plusieurs textes. Ibid., p. 179-182. Cf. 31 (V 8), 6 ; 5 (V 9), 10, 10 ; 49 (V 3), 10, 30 ; 22 (VI 4), 11, 12-15 ; 43 (VI 2), 21, 32-37 ; 32 (V 5), 1.

118 Ibid., p. 183.

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Voir en particulier le chapitre 11, lignes 35-43 et le tout début du chapitre 12.

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parce qu‘il fallait qu‘elles fussent ainsi, mais parce que de cette façon elles sont ce qu‘elles sont, et pour cette raison ces choses [40] sont belles ; comme si la conclusion qui montre la cause se trouvait avant le syllogisme, au lieu de découler des prémisses ; en effet, [ces choses de là-haut] ne proviennent pas d‘une conséquence logique ni d‘un concept, mais sont antérieures à toute conséquence logique et à tout concept ; car c‘est après que viennent toutes ces choses, aussi bien la raison que la démonstration et la preuve. Puisque, précisément, ceci est le principe, toutes les choses en découlent spontanément et telle qu‘elles sont ; et il est bien dit de ne pas chercher ainsi les causes d‘un principe [45], et surtout d‘un tel principe parfait, qui s‘identifie à la fin ; [celui] qui est principe et fin, celui [qui est] tout à la fois et complet121.

L‘extrait effleure bien l‘âme en tant que principe, mais le sujet du texte demeure le Démiurge, qui représente l‘Intellect (5, [V 9], 3, 24-37 ; 10 [V I], 8, 5-7)122

. Lorsque Plotin nous dit que là-haut, c‘est comme si la conclusion précède le syllogisme et que les choses ne découlent pas d‘une conséquence logique, car la raison, la démonstration et la preuve viennent après – c‘est-à-dire lorsqu‘on rencontre la succession –, il nous parle bien de l‘Intellect, qui précède le temps, mais pas de l‘âme avec laquelle le temps coïncide (45 [III 7], 11, 33-41). Ces deux passages ne nous apparaissent donc pas suffisamment convaincants, non seulement en ce qui a trait à l‘âme du monde, mais encore relativement à l‘âme en général

Analysons maintenant le traité 28 (IV 4), qui rencontre un problème différent des traités 31 et 38.

Mais si, dans l‘âme, telle chose vient après telle autre, s‘il y a dans ses produits ceux d‘avant et ceux d‘après, et si c‘est dans le temps qu‘elle produit, elle s‘incline vers le futur ; et s‘il en est ainsi, elle s‘incline aussi vers le passé. – Non. C‘est dans les produits que se trouve l‘avant, c‘est-à-dire le passé, mais en l‘âme il n‘y a aucun passé ; en fait, toutes les raisons (logoi) y sont présentes simultanément, comme on l‘a dit123

.

À la lecture de ce passage, force est d‘admettre qu‘on ne peut rien déduire concernant la présence du logismos dans l‘âme du monde. En effet, il s‘agit plutôt des logoi qui, chez Plotin, ne constituent pas des raisonnements, mais des principes rationnels, ou encore une « force productrice » qui fait pénétrer les Formes dans une matière124. Ces logoi diffèrent

121

31 (V 8), 7, 11-16 ; 38-46, trad. S. Fortier, dans NARBONNE2.

122 Voir particulièrement le traité 10 (V I), où Plotin discute du Démiurge dans le Timée : « Car l‘Intellect est, selon lui, le démiurge. Il dit que l‘Intellect produit l‘âme dans ce cratère dont il parle dans le Timée […]. Non, les propos que nous tenons ne sont pas nouveaux et ne datent pas d‘aujourd‘hui ». PLOTIN, Traité 10. Sur les

trois hypostases qui ont rang de principes, trad. par F. Fronterotta dans Plotin. Traités 7-21 (dir. L. Brisson et

J.-F. Pradeau), Paris, GF Flammarion, 2003, p. 166

123 PLOTIN, 28 (IV 4), 16, 1-6, trad. L. Brisson, op. cit., p. 136.

124 À cet égard, voir P. HADOT, Plotin. Traité 50 (III, 5). Introduction, traduction, commentaire et notes, Paris, Éditions du Cerf, 1990, p. 70-81. Les pages 71-72, qui analysent le chapitre 9, 56, sont particulièrement éclairantes : « Poros représente l‘âme du monde, en tant qu‘elle est le déploiement des Formes qui