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3. L’âme chez Plotin

4.3. Les citations de Platon

Les emprunts à Platon sont fréquents dans le corpus plotinien et le traité 6 (IV 8) ne fait pas exception. Plotin se réfère à plusieurs dialogues platoniciens, à savoir le Phèdre, le Timée, le Phédon et la République. Ces allusions directes et indirectes sont principalement regroupées dans les deux premiers chapitres, mais Plotin s‘efforce par la suite de fournir une interprétation originale – qui répète selon lui ce qu‘a écrit Platon – de la descente de l‘âme dans les corps. Dans cette section, nous tenterons de déterminer le rôle que chacun des dialogues joue dans l‘élaboration de la théorie plotinienne de la descente de l‘âme. Pour ce faire, nous passerons en revue les quatre dialogues auxquels Plotin fait référence.

4.3.1. La fonction théorique du Phèdre dans la vision plotinienne de l’âme individuelle

Plotin semble utiliser le dialogue du Phèdre comme un support théorique pour appuyer sa vision de l‘âme individuelle. À cet égard, précisons d‘entrée de jeu que dans ses traités, Plotin renvoie généralement au même passage du Phèdre, à savoir celui où Platon développe son mythe de l‘attelage ailé (246 A ss.)262

. En 6 (IV 8), Plotin mentionne explicitement ce même dialogue et le cite textuellement : « Dans le Phèdre, la ―perte des ailes [πηεξνξξχεζηλ]‖ constitue la cause de son arrivée ici-bas ; aussi, selon lui, des cycles transportent de nouveau l‘âme qui était remontée dans ce ici-bas, alors que des ―jugements [θξίζεηο]‖, des ―tirages au sort [θι῅ξνη]‖, des fortunes et des nécessités en précipitent d‘autres ici-bas » (1, 36-39). Dans ce seul passage, trois expressions se rapportent directement au dialogue platonicien, respectivement en 246 C 2 (πηεξνξξπήζαζα), 249 A 6 (θξίζεσο) et 249 B 1 (θιήξσζίλ). La théorie des cycles de l‘âme est ici manifestement reprise dans le but d‘expliquer la manière dont l‘âme se sépare de l‘Intellect et en vient à s‘individualiser. Le Phèdre est d‘ailleurs évoqué une nouvelle fois aux lignes 19 à 21 du chapitre 2 : « C‘est pourquoi [Platon] dit encore que notre âme aussi, si elle s‘est trouvée aux côtés de cette âme parfaite, étant elle aussi rendue parfaite, ―chemine dans les airs‖263 [20] et gouverne tout le cosmos‖ [θαὶ πάληα ηὸλ θφζκνλ δηνηθεῖλ] ». Plotin reprend ici l‘idée selon laquelle les âmes individuelles retournent auprès de l‘âme du tout pour

262

Voir par exemple 9 (VI 9), 9, 24 ; 27 (IV 3), 7, 13 et ss. ; 33 (II 9), 4, 1 ; 49 (V 3), 4, 13 ; 51 (I 8), 14, 20.

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gouverner et administrer le cosmos avec elle (Phèdre, 246 C 1-2 : κεηεσξνπνξεῖ ηε θαὶ πάληα ηὸλ θφζκνλ δηνηθεῖ). À la lumière de ces deux analyses, le Phèdre semble donc fournir le cadre théorique servant à développer la conception plotinienne de l‘âme individuelle. Plotin sort toutefois de ce cadre à partir du chapitre 4, où il fait mention du statut amphibie de l‘âme (ligne 31), ou encore lorsqu‘il affirme au chapitre 5 que celle-ci commet une faute en voulant se séparer de l‘Intellect (lignes 15 et ss). En effet, le mythe de l‘attelage ailé sert davantage à décrire l‘agir proprement humain et à prouver l‘immortalité de l‘âme, ce qui n‘apparaît pas spécifiquement dans le traité 6 (IV 8).

4.3.2. La fonction théorique du Timée dans la vision plotinienne de la cosmologie

Dans le traité 6 (IV 8), le Timée arbore une fonction théorique qui diffère de celle du

Phèdre, puisqu‘il permet de fournir le cadre d‘interprétation pour conceptualiser l‘Intellect

et l‘âme du monde. Le Timée sert donc la cosmologie plotinienne, ce que l‘on peut constater dès le premier chapitre, où le dialogue platonicien est explicitement mentionné.

[…] dans le Timée il parle au sujet de cet univers-ci et fait l‘éloge du cosmos, et il dit qu‘il s‘agit d‘un ―dieu bienheureux [ζεὸλ ιέγεη εἶλαη ε὎δαίκνλα]‖, et que l‘âme a été donnée par la ―bonté du démiurge [παξὰ ἀγαζνῦ ηνῦ δεκηνπξγνῦ]‖ afin que ce monde soit intelligent, [45] puisqu‘il fallait que celui-ci soit intelligent, et que sans l‘âme il n‘était pas capable de le devenir. Et c‘est donc à cette fin que l‘âme de cet univers a été envoyée en lui par le dieu, ainsi que celle de chacun de nous, dans le but que l‘univers fut parfait ; puisqu‘il fallait qu‘à l‘instar du monde intelligible, ―les mêmes genres d‘êtres vivants existent aussi dans le monde sensible [ηὰ α὎ηὰ ηαῦηα γέλε δῴσλ θαὶ ἐλ ηῶ αἰζζεηῶ ὏πάξρεηλ]‖» (6 [IV 8], 1, 40-50).

Le cosmos est bien qualifié de « dieu bienheureux [ε὎δαίκνλα ζεὸλ] » dans le Timée en 34 B 8, alors que la bonté du démiurge [ὅ ηε δεκηνπξγὸο ἀγαζφο] – que Plotin identifie à l‘Intellect dans son système264

– est quant à elle évoqué en 29 A 3. La toute fin du passage que nous venons de citer reprend également une thèse cosmologique du Timée :

Jusque-là tout, y compris la naissance du temps, se trouvait réalisé de façon à ressembler à son modèle, mais le monde ne comprenait pas encore l‘ensemble des vivants qui sont nés en lui, et pour cette raison il manquait encore de ressemblance. Cette partie du monde qui restait à faire, le dieu s‘employa donc à la réaliser en reproduisant la nature du modèle [ηνῦ παξαδείγκαηνο ἀπνηππνχκελνο θχζηλ]. Conformément à la nature et au nombre des espèces dont l‘intellect discerne la présence dans ce qui est le Vivant [λνῦο ἐλνχζαο ἰδέαο ηῶ ὃ ἔζηηλ δῶνλ], le dieu considéra que ce monde aussi devait avoir les mêmes en nature et en nombre265.

264

Par exemple en 12 (II 4), 7, 4-12.

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Même si les termes se trouvant en 6 (IV 8) diffèrent de ceux utilisés dans le Timée, Plotin, qui vient tout juste de citer ce dialogue platonicien, se réfère manifestement à ce passage précis. En effet, on rencontre en 6 (IV 8) l‘idée selon laquelle le dieu a reproduit le monde à partir d‘un modèle, et que les genres [γέλε] – dans le Timée, il est question d‘idées ou d‘espèces [ἰδέαο] – devaient exister en même nombre en haut comme ici-bas. Le Timée apparaît donc aussi comme le dialogue servant de support à la vision plotinienne du monde sensible et de ses interactions avec le monde intelligible.

Le traité Sur la descente de l’âme dans les corps est en fait parsemé d‘allusions au Timée. Par exemple, au chapitre 2, Plotin s‘y rapporte lorsqu‘il affirme que « ce qui est parfait, autosuffisant et autarcique, et qui ne contient en lui rien de contraire à la nature, n‘a besoin que d‘une sorte de bref commandement »266

et que « l‘âme est perpétuellement comme sa nature consent à l‘être, et étant toujours ainsi, elle-même n‘a ni désirs ni affection, car il n‘y a rien qui ne s‘en éloigne ni ne s‘en approche [ν὎δὲλ γὰξ ἄπεηζηλ ν὎δὲ πξφζεηζη]267

». Ces occurrences indirectes au Timée permettent au philosophe d‘étayer encore une fois sa conception du cosmos, puisque l‘Intellect ordonne à l‘âme de descendre dans le monde sensible, et que celle-ci ne peut aller à l‘encontre de sa nature pure. Le Timée vient donc préciser la nature de l‘âme cosmique, mais aussi celle de l‘Intellect, qui est « comme un grand être vivant » (3, 15)268, puisqu‘il contient toutes les Idées en Lui.

Enfin, Plotin mentionne le Timée une nouvelle fois au chapitre 4, ce qui lui permet d‘expliquer la dispersion de l‘âme dans le devenir : « C‘est précisément ce que Platon insinue posément lorsqu‘il divise ce qui provient du second cratère [ἐθ ηνῦ ὏ζηέξνπ θξαη῅ξνο] et en fait des parties, et qu‘il ajoute alors qu‘il est nécessaire qu‘elles viennent dans le devenir, si vraiment de telles parties sont venues à l‘être » (4, 36-37). L‘allusion au « second cratère » provient d‘un passage du Timée qui introduit les types

266 6 (IV 8), 2, 14-15 : Τὸ δὲ ηέιεφλ ηε ὂλ θαὶ ἱθαλὸλ θαὶ αὔηαξθεο θαὶ ν὎δὲλ ἔρνλ α὎ηῶ παξὰ θχζηλ βξαρένο νἷνλ θειεχζκαηνο δεῖηαη. Pour le Timée, voir 34 A 8 – 34 B 3 : « Tel fut, au total, le raisonnement [ινγηζκὸο] du dieu qui est toujours au du dieu qui devait naître un jour. En conformité avec ce raisonnement [ινγηζζεὶο] il fit, pour ce dernier, un corps lisse et uniforme, en tout point équidistant de son centre, un corps complet, un corps parfait constitué de corps parfaits [ηέιενλ ἐθ ηειέσλ ζσκάησλ ζ῵κα ἐπνίεζελ] » (trad. L. Brisson modifiée, dans BRISSON, p. 1993-1994).

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6 (IV 8), 2, 17-18. Pour le Timée, voir 33 C 6-7.

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d‘âme et les cycles de réincarnation (41 D 4 ss.). Platon affirme ensuite que la nature de l‘âme humaine est double (δηπι῅ο : 42 A 1), ce qui pourrait rappeler le caractère « amphibie » que Plotin lui attribue dans ce même chapitre 4, où il mentionne le second cratère, mais le cadre théorique n‘est absolument pas le même. Chez Platon, la double nature humaine signifie qu‘il y a deux sexes, à savoir l‘homme et la femme. Pourtant, Plotin ne fait jamais mention de cette théorie platonicienne des cycles de réincarnation dans ses traités, ou du moins jamais en de pareils termes. La nature amphibie de l‘âme humaine renvoie plutôt au fait que celle-ci se trouve à la fois dans le monde sensible et dans le monde intelligible, et ne concerne jamais le sexe de l‘individu. Plotin s‘adonne donc à une exégèse du Timée en sélectionnant seulement quelques passages qui l‘intéressent, et ce, dans le but de jeter les fondements de son système cosmologique.

4.3.3. La double fonction du Phédon

Les thèmes que le Phédon aborde concernent davantage l‘âme individuelle, comme son immortalité et sa relation avec le corps. C‘est justement sur ce dernier point que Plotin insiste lorsqu‘il cite le Phédon. Après avoir critiqué Platon, puisqu‘« il ne dit pas partout la même chose » (1, 28), Plotin précise que son maître est demeuré cohérent sur l‘union de l‘âme et du corps, à savoir qu‘il méprisait cette association et qu‘il s‘agissait d‘une souffrance pour l‘âme269

. Il ajoute ensuite ces termes empruntés au Phédon : « enchaînée » (Phédon 67 D 1), « ensevelie dans le corps » (ibid., 115 C 3 ; D 2 ; E 3 et 7), et « en prison » (ibid., 62 B 2-5). Tous ces mots se retrouvent soumis à l‘autorité des « grands Mystères » (ibid., 62 B 2-5), ce qui fait figure d‘autorité vis-à-vis des adversaires gnostiques de Plotin, puisque les cultes à Mystère proviennent de la plus ancienne tradition hellène et ont influencé la philosophie grecque270. Le Phédon sert donc deux causes, à savoir d‘établir le cadre conceptuel de la relation entre l‘âme et le corps, et de rappeler que la vérité se trouve dans une source plus ancienne que les écrits chrétiens « nouveaux ». Cependant, la fonction première du Phédon demeure vraisemblablement de développer la

269

Nous ne nous pencherons pas ici sur la question de savoir si Plotin interprète bien les propos de Platon. Il est vrai que l‘auteur du Phédon, surtout dans ce dialogue précis, ne se montre pas toujours positif à l‘égard du corps. Platon, tout comme Plotin, ont tenu des propos plus nuancés sur ce sujet. Voir à cet égard notre commentaire, chapitre 1, lignes 8-11.

270

Cf. entre autres J. VOILQUIN, Les penseurs grecs avant Socrate: de Thalès de Milet à Prodicos, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 30.

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vison plotinienne de l‘âme humaine, puisque Plotin reprend les mêmes termes tout au début du chapitre 5 dans le but précis d‘aborder le sujet de l‘âme humaine : « Mais à propos de l‘âme humaine, dont [Platon] dit que dans le corps elle éprouve toutes les souffrances et toutes les peines, parce qu‘elle se trouve dans des déraisons, des désirs, des craintes et dans tous les autres maux, en tant que le corps est à la fois une prison et un tombeau »271. Plotin prend ici soin de rappeler que le corps est pour l‘âme une prison – même un tombeau –, et ajoute que notre âme éprouve toutes les peines ici-bas. Ces assertions nous permettent ainsi de comprendre la condition de l‘âme humaine, qui est vouée à souffrir une fois qu‘elle se trouve dans le corps. Même si Plotin tiendra dans la suite même du chapitre 5 des propos plus nuancés à l‘égard de la descente de l‘âme dans les corps, on peut affirmer sans l‘ombre d‘un doute que la Phédon constitue le point de départ de sa conception de la condition humaine.

4.3.4. La fonction rhétorique de la République

On rencontre une seule occurrence directe à la République dans notre traité – bien que le mythe de la caverne soit répété à un autre endroit272 –, à savoir au chapitre 1, où Plotin introduit son propos : « Platon dit précisément que la ―délivrance des chaînes‖ et ―l‘ascension hors de la caverne‖ représentent pour l‘âme ―le voyage vers l‘intelligible‖ » (1, 34-36). Ce passage fait évidemment allusion à l‘Allégorie de la caverne (voir surtout 514 A 5, 514 C 4-5, 517 A-518 B), mais Plotin ne l‘utilise pas simplement comme un argument d‘autorité. En effet, le philosophe, qui s‘adresse manifestement à des gnostiques, se sert de l‘allégorie platonicienne pour montrer que l‘ascension contemplative comporte trois étapes, à savoir la délivrance des mauvaises habitudes et de l‘ignorance, la remontée du fond de la caverne vers l‘extérieur, ou encore la vie en accord avec la raison, ce qui nous permet de devenir philosophe, et d‘ainsi sortir de la caverne. Plotin pourrait ici reprendre trois des principales étapes menant à la contemplation de l‘Intellect, ce qui lui permet d‘avancer qu‘il a, lui, atteint le vrai, tandis que les gnostiques, qui croient être dotés du savoir absolu de manière innée, détiennent en fait une connaissance erronée, puisqu‘ils n‘ont pas observé

271

6 (IV 8), 5, 1-3 ; voir Phédon, 66 B-E.

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toutes les étapes de la contemplation273. La République semble donc revêtir une fonction rhétorique, en ce sens que son utilisation a pour but de contredire le système gnostique.

4.3.5. Conclusion sur les citations de Platon

On constate de cette analyse que chaque dialogue platonicien semble se trouver dans le traité 6 (IV 8) pour une raison bien précise. En outre, Plotin ne cite pas simplement des passages « au hasard », mais prend bien soin de choisir ceux qui conviennent à sa visée. On remarque que le philosophe se sert principalement du Phèdre et du Timée dans notre traité. Ceux-ci servent à fournir le cadre théorique, le premier à l‘égard de l‘âme individuelle, le second quant au cosmos. Cependant, Plotin a encore besoin du Phédon afin d‘expliquer la relation entre l‘âme et le corps, ce qui lui permet également de s‘en servir à d‘autres escients, à savoir pour préciser que ses propos « ne sont pas nouveaux »274, mais qu‘ils sont encore plus anciens (que ceux des gnostiques), puisque Platon lui-même les tirait des cultes à Mystère. Cette utilisation s‘apparente d‘ailleurs à celle de la République, dont la principale fonction est rhétorique, car Plotin cherche à montrer que la contemplation n‘est pas directe et immédiate, mais qu‘elle requiert une méthode bien spécifique, laquelle se trouve dans la République. Mentionnons finalement que nous pourrions faire une étude de plusieurs autres dialogues, comme le Parménide et le Banquet, que Plotin a probablement en tête, mais ces recours ne sont pas explicites et seraient donc plus incertains.

273

Notamment en 33 (II 9), 9, 43-64.

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