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3. L’âme chez Plotin

3.2. Les liens entre l’âme divine et l’âme descendue

3.2.1. L’Intellect et le raisonnement

monde, nous permet d‘être continuellement liés à l‘Intellect, malgré les embûches que le corps peut nous causer. Ensuite, Plotin attribue la dianoia, qui permet à l‘âme humaine d‘effectuer des opérations discursives, à l‘âme du monde96

, mais mentionne ailleurs que celle-ci ne possède pas le raisonnement (logismos)97. Deux questions surgissent de ces affirmations. Premièrement, rencontre-t-on une différence entre le logismos et la dianoia ? Nous avons répondu positivement à cette question dans une étude antérieure98 en affirmant, contre H. J. Blumenthal, L. Brisson et plusieurs autres commentateurs, que la dianoia constituait la faculté de l‘âme, tandis que le logismos était l‘une de ses opérations99

. Deuxièmement, l‘âme du monde possède-t-elle une forme de discursivité ? Si en effet, comme nous l‘avons mentionné précédemment, l‘âme n‘est pas divisible et se trouve dans la totalité du temps, comme peut-elle penser x et y séparément et non pas xy en un seul ensemble ? L‘âme du monde devrait logiquement être constamment en contemplation, puisqu‘elle existe à tous les moments en même temps. Elle ne devrait donc pas avoir à additionner x et y pour embrasser la totalité du monde. Afin de bien comprendre les différences et similitudes des modes ontologiques de l‘âme, il convient d‘aborder ce problème plus en détail.

3.2.1. L’Intellect et le raisonnement

À plusieurs reprises dans ses traités, Plotin mentionne très clairement que l‘Intellect exerce son activité sans faire de calcul ni de raisonnement (ινγηζκφο)100. En effet, l‘Intellect, que le philosophe identifie au véritable Démiurge101, constitue une pensée non discursive102 et

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45 (III 7), 11, 33-41. Nous reviendrons sur ce passage et sur l‘Âme divine dans la section suivante qui porte sur l‘Intellect et le raisonnement.

97 Voir 28 (IV 4), 16 ; 31 (V 8), 7 et 38 (VI 7), 1, 20 et ss.

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F. LACROIX, « Logismos et dianoia chez Plotin », art. cit.

99 Ibid., p. 118‑121. Nous ferons l‘économie ici de rappeler l‘argumentaire de notre hypothèse. La section suivante reprend tout de même plusieurs aspects de notre article en demeurant néanmoins différente de celui-ci à plusieurs égards, puisque le but est icelui-ci non pas de comprendre la distinction entre deux termes, mais d‘élucider les disparités rencontrées entre l‘âme individuelle, l‘âme du monde et l‘Âme divine.

100 NARBONNE1, p. LXXIII. Voici les passages les plus probants : 27 (IV 3), 10, 14 17 et 18, 1-5 ; 28 (IV 4), 10 et 12, 15-27 ; 33 (II 9), 2, 10 ss. ; 38 (VI 7), 1 ; 47 (III 3), 3, 1-5.

101 Ibid., p. LXXII.

102

D‘après le traité 13 (III 9), 1, 35-37, la dianoia ne représente pas l‘œuvre de l‘Intellect [λνῦ ἔξγνλ], mais de l‘âme [ἀιιὰ ςπρ῅ο].

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immédiate103 qui contemple incessamment l‘Un104. Le premier chapitre du traité 38 (VI 7) expose cette idée de façon très manifeste :

Et tel serait le raisonnement [ὁ ινγηζκὸο] du Dieu et d‘une manière générale il y aurait raisonnement du Dieu. Mais quels sont les principes [ἀξραὶ] des raisonnements [ινγηζκ῵λ] ? De fait, si les raisonnements proviennent d‘autres raisonnements, il faut bien parvenir à un ou des principes qui précèdent le raisonnement. Quels sont donc ces principes ? Ce sont ou bien la sensation ou bien l‘Intellect [λνῦο]. Mais la sensation n‘existait pas encore ; c‘est donc l‘Intellect. Mais si les prémisses sont l‘Intellect, la conclusion est la science, et elles [les prémisses et la conclusion] ne portent donc sur rien de sensible. Car ce dont le principe vient de l‘intelligible et dont la fin arrive à l‘intelligible, comment serait-il possible qu‘une telle disposition en arrive à une pensée discursive [δηαλφεζηλ] du sensible ? Il faut donc en conclure que la providence qui se rapporte à l‘animal et, d‘une manière générale, à notre univers, n‘a pas résulté d‘un raisonnement105.

Le fait que notre univers ne résulte pas d‘un raisonnement peut à première vue paraître inusité. P. Hadot note d‘ailleurs qu‘il s‘agit d‘une des rares prises de distance de Plotin par rapport à Platon, lequel affirme dans le Timée que l‘origine de l‘univers provient d‘un calcul du dieu106. Plotin pense quant à lui que le raisonnement s‘effectue à partir de la sensation, « au moment où l‘âme entre dans le monde sensible et sublunaire dans lequel elle doit prendre des décisions, choisir telle opinion, telle action »107. Si cette démarcation très claire entre l‘Intellect et le logismos ne fait sourciller aucun commentateur, un problème surgit cependant du fait qu‘il faut expliquer à quel niveau de l‘âme exactement le raisonnement apparaît. L‘âme humaine opère assurément des raisonnements, mais cela est

103

NARBONNE1,p. LXXII.

104 Cf. 10 (V 1), 3, 13-14 et 30 (III 8), 11-1-5.

105 PLOTIN, Traité 38, trad. P. Hadot, op. cit., p. 84-85. Notons l‘emploi de δηαλφεζηλ (équivalent de dianoia), que Plotin semble comprendre de la même manière que le logismos dans ce passage. Il est intéressant de noter que le terme est utilisé afin de rendre compte de l‘action dianoétique. Plotin a probablement recours à ce terme afin d‘établir un contraste plus marqué avec l‘exercice du Noûs. En effet, celui-ci ne raisonne pas et n‘utilise pas la discursivité : il n‘a aucun lien avec les activités sensitives. Selon Hadot, l‘animal correspond ici à l‘âme incarnée dans un corps (ibid., p. 196).

106

Ibid., p. 197-201. Le passage auquel Hadot fait allusion se trouve dans le Timée en 34 A-B : « Tel fut, dans l‘ensemble, le calcul du Dieu [ινγηζκὸο ζενῦ] qui est toujours, à l‘égard du Dieu qui devait naître un jour. En vertu de ce calcul, il en fit un corps poli, partout homogène, égal de toutes parts, depuis son centre, un corps complet, parfait, composé de corps parfaits » (trad. A. Rivaud, dans PLATON, Oeuvres complètes. Tome X,

Timée - Critias, Paris, Les Belles Lettres, 1925 [2002], p. 147. Précisons que cette opposition à Platon

s‘explique au moins en partie par les discussions que Plotin entretenait avec les gnostiques. En effet, la polémique refait surface au chapitre 2 du traité 33 (II 9) Contre les gnostiques. À cet égard, R. Dufour précise que « les gnostiques soutiennent parfois que le démiurge et les archontes planifient ce qu‘ils vont produire (Hypostase des archontes (NHC II, 4), 87, 23-25) ». Cf. R. DUFOUR, Plotin. Traité 33 [II 9],

présentation et traduction, dans Plotin. Traités 30-38 (dir. L. Brisson et J.-F. Pradeau), Paris, GF Flammarion,

2006, p. 245, note 40.

107 P. HADOT, op. cit., p. 199. Dès ses premiers écrits, Plotin semble souscrire à cette idée, comme nous l‘indique le présent traité à l‘étude au chapitre 1, 8, où le philosophe nous rapporte son expérience de la redescente de l‘âme dans le corps, qu‘il qualifie de redescente « de l‘Intellect vers le raisonnement ».

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moins évident dans les cas de l‘Âme divine et de l‘âme du monde. Nous remarquons cette difficulté au chapitre 8 de notre traité :

Car toute âme possède quelque chose d‘inférieur orienté vers le corps et quelque chose de supérieur orienté vers l‘Intellect. Et l‘âme qui est totale et qui est l‘âme du tout met en ordre le tout par la partie d‘elle-même qui est orientée vers le corps en demeurant au-dessus de lui, ce qui ne lui coûte aucune peine, parce qu‘elle [15] ne procède pas par le raisonnement, comme nous, mais par l‘Intellect, comme la technique ne délibère pas », (Aristote, Physique, II, 8, 199 b 28), elle [l‘âme totale] organise ce qui se situe au-dessous d‘elle, ce qui appartient au tout (8, 11-16).

Nous rencontrons au moins deux obstacles à la lecture de ce passage. Premièrement, Plotin parle-t-il seulement de l‘Âme divine, que la tradition néoplatonicienne se réappropriera en l‘appelant l‘Âme hypostase (10, [V 1], 7, 40-45), ou pense-t-il également à l‘Âme du monde (ou Âme du tout) ? R. Dufour et L. Lavaud croient tous deux que Plotin ne dissocie pas les deux dimensions, car le gouvernant de l‘univers ne va pas « sans la préservation du contact avec l‘Intellect »108. En effet, dans ce passage, Plotin passe de l‘âme totale (ἡ κὲλ ὅιε) à l‘âme du tout (ὅινπ), ce qui correspond respectivement à des synonymes de πᾶζα ςπρὴ et de ςπρὴ ηνῦ παληὸο109. La division de l‘Âme divine et de l‘âme du monde demeure donc simplement logique. Deuxièmement, comment harmoniser cette production absente de raisonnement avec l‘attribution de la dianoia à l‘âme ? Cette difficulté se manifeste plus particulièrement en analysant les chapitres 11 et 12 du traité 45 (III 7) Sur l’éternité et le

temps, qui aborde la dianoia dans la perspective de l‘âme en général.

De fait, puisque ce monde se meut dans l‘âme – notre univers, en effet, n‘a pas d‘autre lieu que l‘âme – c‘est également dans le temps qui appartient à cette âme qu‘il doit se mouvoir lui aussi. En effet, puisque l‘âme exerce une activité [ἐλέξγεηαλ], puis une autre, puis une autre encore qui succède à la précédente [ἄιιελ κεη‘ ἄιιελ, εἶζ‘ ἑηέξαλ πάιηλ ἐθεμ῅ο], elle a engendré [ἐγέλλα], en même temps que ses activités, la succession [κεηὰ η῅ο ἐλεξγείαο ηὸ ἐθεμ῅ο]. Et à mesure qu‘un acte de pensée [δηαλνίαο] succède à un autre, apparaît en même temps ce qui n‘existait pas auparavant, parce que cette pensée n‘était pas encore actualisée [ὅηη ν὎δ‘ ἡ δηάλνηα ἐλεξγεζεῖζα ἦλ] et que la vie de l‘âme à un moment donné n‘est pas non plus semblable à celle d‘avant110.

108 LAVAUD, p. 269, note 111 et R. DUFOUR, « Le rang de l'âme du monde au sein des réalités intelligibles et son rôle cosmologique chez Plotin », dans L. Brisson (dir.), Études Platoniciennes III, L'âme amphibie,

Études sur l'âme selon Plotin, Paris, Belles Lettres, 2006, p. 92-93.

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Ibid., p. 90 et 101. Comparer aussi le passage avec les 11 premières lignes de notre traité, qui aborde l‘ascension de l‘âme vers l‘Intellect et sa redescente vers le raisonnement (logismos).

110 PLOTIN, 45 (III 7), 11, 33-41, trad., M. Guyot (modifiée), dans Plotin. Traités 45-50, Paris, GF Flammarion, 2009, p. 60. Nous indiquons le passage qui nous semble le plus révélateur par souci de concision, mais les deux chapitres du traité 45 montrent très clairement que l‘âme possède le raisonnement. Notons également que Plotin semble ici aborder autant l‘âme individuelle que l‘âme totale.