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Commentaire Chapitre 1

Lignes 12-29 Plotin et la fonction du sage dans la cité

Dans le développement du chapitre 2, Plotin fait voir qu‘il ne se montrait pas indifférent aux problèmes éthico-politiques635. L‘image du roi, qui agit avec une tranquillité providentielle par un « bref commandement », décrit en fait la supervision royale de l‘âme du monde, qui gouverne « sans trouble » (ἀπξάγκνλη, 2, 28). L‘analogie entre l‘âme du monde et le roi ne va pas sans rappeler le Politique (258 E 4-260 C 6) de Platon, où celui-ci divise la connaissance en deux champs, à savoir la sphère pratique et la sphère purement cognitive, puis fait du politique une science architectonique. E. Song rappelle que ce soin de l‘univers par un commandement paisible (ἀπξάγκνλη) se distingue du soin qu‘on lui porte en tant qu‘âme individuelle :

While the individual body owing to its imperfection and deficiency depends on a great deal of help from the soul and so causes a troublesome providence, the body of the cosmos, being perfect and self-sufficient, needs a kind of ‗brief command‘ and stands under the ‗royal

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PLOTIN,47(III2),17,81-96,trad. R. DUFOUR, Traités. 45-50, op. cit., p. 246‑247. Dans ses Confessions, Augustin reprend cette idée dans son image de la mosaïque, ce qui éclaire grandement la conception plotinienne du cosmos : cf. De l’ordre, I, chap. 1, § 2.

635 D‘autres passages de notre traité (5, 8-14 ; 7, 1-8) suggèrent également que Plotin se souciait quelque peu du politique, contrairement à ce que l‘on pourrait penser à partir du traité 9 (VI 9), 11, 51 où le philosophe nous exhorte à « fuir seul vers le seul », laissant ainsi le sage dans état perpétuel de contemplation. Cependant, chez Platon, il est clair que le philosophe doit redescendre dans la caverne après avoir regardé le soleil. Plotin semble donc fournir une exégèse platonicienne incomplète dans le traité 9 (VI 9). Il ne faut toutefois pas oublier le titre de ce célèbre traité, Sur le Bien ou l’Un, qui n‘annonce pas le projet platonico-plotinien en entier, mais affiche plutôt une méthode afin de connaître l‘Un.

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supervision‘ of the World-Soul. In this connection, Plotinus describes the universal care of the world soul as ruling ‗without trouble‘ (apragmôn: 28) and differentiates this from the particular care executed directly by the individual soul herself (cf. autourgos: 29). This characterization of the providential care of the world soul evokes in my interpretation the ‗kingly‘ or ‗political‘ art or expertise (technê) discussed in Plato's Statesman636.

L‘âme du monde chez Plotin semble comporter le même caractère architectonique que le roi dans le Politique, lequel possède à la fois la science pratique et la science cognitive, mais entretient plus d‘affinités avec cette dernière, puisqu‘il doit gouverner ses sujets, tel un contremaître qui commande à ses ouvriers (259 D-260 A). Il faut donc se rallier à ce principe provident et vivre selon sa loi, c‘est-à-dire en perfectionnant notre raison637, et remplir notre devoir avec joie638. Cependant, la vision plotinienne du politique ne demeure pas purement individualiste, comme on peut l‘entrevoir dans le traité 33 (II 9) Contre les

gnostiques :

Épicure, ayant supprimé la providence, exhorte à poursuivre cela qui restait : le plaisir et sa jouissance; or ce discours [celui des gnostiques], blâmant encore plus hardiment le maître de la providence et la providence elle-même, méprisant toutes les lois qui ont cours ici, prenant en ridicule la vertu qui a été découverte de tout temps et ce fait d‘être tempérant, de sorte que rien de beau ne soit vu existant ici-bas, supprime à la fois le fait d‘être tempérant et la justice qui naît avec les mœurs, est perfectionnée par la raison et l‘exercice, et, en général, les choses par lesquelles on deviendrait un homme vertueux (spoudaios)639.

Plotin accuse ici les gnostiques de mépriser les lois morales d‘ici-bas et de ne pas s‘exercer à la vertu. On trouve donc une éthique des vertus chez Plotin qui mènera le spoudaios à remplir une fonction pédagogique au sein de sa communauté. Selon A. Schniewind, le

spoudaios se sert de deux moyens en particulier pour montrer « ce qu‘est la vertu qui mène

au bien » : l‘exagération et la comparaison (46 [I 4], 14, 19 et ss)640. En se détachant du corps, le sage cherchera à diminuer la portée de ses avantages corporels (lignes 19-20). De plus si celui-ci se compare à un autre sage jouissant d‘attributs physiques avantageux (beauté, grandeur, force), il n‘en sera pas moins heureux, puisque seule la qualité interne

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E. SONG, « The ethics of descent in Plotinus », art. cit., p. 39.

637 46 (I 4), 2, 43-44. Nous suivons E. Song sur ce point. Cf. Ibid., p. 43. La commentatrice a couvert cet aspect de la descente de manière exhaustive dans son éclairant ouvrage Aufstieg und Abstieg der Seele.

Diesseitigkeit und Jenseitigkeit in Plotins Ethik der Sorge, Auflage, Vandenhoeck & Ruprecht, 2009.

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D. CALUORI, « Reason and Necessity: the Descent of the Philosophers Kings », Oxford, Oxford Studies in Ancient Philosophy, 40, 2011, p. 7-27, expose bien cette analogie entre le philosophe roi, qui contemple tout en descendant gouverner avec joie, et l‘âme du monde, qui gouverne sans trouble le monde sensible et exécute sa tâche sans peine.

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PLOTIN, 33 (II 9), 15, 8-18, trad. J.-M. Narbonne, dans NARBONNE2, à paraître.

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importe au sage641. Cette fonction pédagogique mène le spoudaios à observer un double soin (ἐπηκειέηα) de son corps642 : l‘un, dans le rapport à autrui, « pour produire un effet sur l‘homme ordinaire » ; l‘autre, pour « porter un certain souci à son propre corps »643

. Il faut donc d‘une part que le sage porte assez attention à son corps pour bien se conserver tout en gardant un certain équilibre, et d‘autre part qu‘il néglige ce qui n‘est pas relatif à la santé pour montrer que l‘âme forme la véritable partie de l‘être humain644

. Ces deux soucis s‘opposent, mais traduisent en fait la situation du spoudaios, qui, tout comme l‘âme de l‘univers dans notre traité, prend soin de ce qui est inférieur en ne perdant rien de sa stabilité645. Plotin pense donc, contrairement à un gnostique qui serait né avec une âme pneumatique, que la vertu s‘acquière et se transmet, et que l‘un des devoirs du spoudaios est justement d‘enseigner à ses pairs comment atteindre cette vertu.

Lignes 14-19 : Τὸ δὲ ηέιεόλ […] ἄπεηζηλ ν὎δὲ πξόζεηζη

Plotin pense ici au corps de l‘univers qui est qualifié par les mêmes termes dans le Timée (33 B-34 A)646. En effet, Platon écrit que la forme sphérique de ce corps est la plus parfaite (ηειεψηαηνλ : 33 B 6) et que le démiurge a produit ce monde de manière à ce qu‘il se suffise à lui-même (αὔηαξθεο : 33 D 2)647. De plus, Plotin paraphrase manifestement le

Timée 33 C 6-7 (ἀπῄεη ηε γὰξ ν὎δὲλ ν὎δὲ πξνζῄεηλ α὎ηῶ πνζελ —ν὎δὲ γὰξ ἦλ—) aux

lignes 18-19 (ν ὎ δ ὲ λ γὰξἄ π ε η ζ η λ ν ὎ δ ὲ π ξ φ ζ ε η ζ η )648.

Lignes 19-21 Γηὸ θαί θεζη […] ηὸλ θόζκνλ δηνηθεῖλ

Plotin semble ici exposer une thèse platonicienne particulière à un interlocuteur (c‘est pourquoi il [Platon] dit). Le passage fait assurément allusion au Phèdre : « C‘est là, sache-le bien, que l‘épreuve et sache-le combat suprêmes attendent l‘âme. En effet, lorsqu‘elsache-les ont atteint la voûte du ciel, ces âmes qu‘on dit immortelles passent à l‘extérieur, s‘établissent

641 Ibid., p. 164.

642 À l‘instar de l‘âme à l‘égard de l‘univers (6 [IV 8], 2, 26-27).

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A. SCHNIEWIND, L’éthique du sage chez Plotin, op. cit., p. 165.

644 Ibid.

645 Ibid., p. 166.

646 LAVAUD, p. 256, note 22.

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Sur cette question, FLEET, p. 102-103.

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sur le dos du ciel, se laissent emporter par leur révolution circulaire et contemplent les réalités qui se trouvent hors du ciel »649. Cette explication de l‘association de l‘âme individuelle avec l‘âme du tout dans le but précis de gouverner le monde refait surface à au moins deux reprises dans les Ennéades (2 [IV 7], 13, 9 ; 31 [V 8], 7, 33-35), et toutes deux apparaissent dans un contexte qui n‘a rien d‘anodin. Dans le chapitre 10 du traité 2, Plotin affirme que notre âme a une parenté de nature avec le divin (10, 1-2), une thèse qui trahit une influence entre autres des gnostiques650. Dans le même traité Plotin, fait également allusion au Phèdre 246 B-C et mentionne que l‘âme individuelle s‘associe avec l‘âme du tout pour gouverner le monde : « Et l‘âme, tendue par cet empressement envers le sensible, se tient, d‘un côté, avec toute l‘âme de l‘univers, à l‘extérieur, au-dessus de ce qui est gouverné et participe au gouvernement de l‘univers, mais de l‘autre côté a voulu gouverner une partie, à elle seule, et venant à exister en celle-là où elle se trouve, n‘appartenant ni entièrement ni toute au corps, mais possédant quelque chose aussi en dehors du corps » (2 [IV 7], 13, 9-14)651. On rencontre cette même citation du Phèdre 246 B-C en 31 (V 8), 7, 33-35 : « En effet, il s‘est éloigné de sa condition d‘être, comme tout, en étant devenu maintenant un homme ; mais ayant arrêté d‘être un homme, ‗il s‘élève dans les airs‘ dit-il, ‗et administre tout le cosmos‘ ; en effet, quand il appartient à l‘ensemble [de ce qui est], il produit l‘ensemble [de ce qui devient] »652. Selon K. Corrigan et J. D. Turner, « Plotin rejette ici – sur des bases platoniciennes – la vision gnostique selon laquelle il existerait un être humain purement intelligible dans l‘Intellect, comme Adam, Seth ou plus

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PLATON, « Phèdre », 247 B-C, trad. L. Brisson, dans BRISSON, p. 1263, 247 B-C. Le texte grec est particulièrement difficile, mais nous semble bien rendu par le traducteur : ἔλζα δὴ πφλνο ηε θαὶ ἀγὼλ ἔζραηνο ςπρῆ πξφθεηηαη. αἱ κὲλ γὰξ ἀζάλαηνη θαινχκελαη, ἡλίθ‘ ἂλ πξὸοἄθξῳ γέλσληαη, ἔμσ πνξεπζεῖζαη ἔζηεζαλ ἐπὶ ηῶ ηνῦ ν὎ξαλνῦ λψηῳ, ζηάζαο δὲ α὎ηὰο πεξηάγεη ἡ πεξηθνξά, αἱ δὲ ζεσξνῦζη ηὰ ἔμσ ηνῦ ν὎ξαλνῦ.

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Cf. J.-M. NARBONNE, « L‘énigme de la non-descente partielle de l‘âme chez Plotin : la piste gnostique/hermétique de l‘ὁκννχζηνο », art. cit. Dans notre traité, Plotin développera par la suite sa vision de l‘âme amphibie (chapitre 4), ce qui correspond, nous semble-t-il, à une version plus étayée de la théorie du traité 2 (IV 7). En 9 (VI 9), 9, 58, Plotin affirme même que l‘on devient dieu, sous-entendant par-là que l‘ascension contemplative consiste à s‘assimiler au divin, ce qui rappelle le Corpus Hermeticum, I, 26, où la finalité de celui qui possède la connaissance est de devenir dieu, et l‘Allogène (NH XI, 1), 52, 7-12, où le visionnaire affirme explicitement qu‘il devient dieu. Plus tard dans ses écrits, Plotin nuancera toutefois cette hypothèse qui rappelle évidemment le Théétète, 176 A-B, où Platon nous indique qu‘il faut devenir semblable à dieu autant que possible (θαηὰ ηὸ δπλαηφλ), une idée que Plotin reprend en 19 (I 2), 1, 1-7. Dans ce dernier passage, le philosophe omet toutefois le θαηὰ ηὸ δπλαηφλ, sous-entendant possiblement par-là que l‘on peut devenir semblable à dieu et abandonner notre humanité durant l‘ascension contemplative. Sur ce sujet, voir aussi notre section de l‘introduction sur l‘influence gnostique dans le traité 19 (I 2).

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PLOTIN, Traité 2 (IV 7), trad. A. Longo, Paris, Éditions du Cerf, 2009, p. 95.

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particulièrement la figure du Christ (comme dans le Traité Tripartite, 23-89, 4) »653. Il semble donc tout à fait vraisemblable que, dans notre traité, Plotin ait recours au même passage chez Platon dans un contexte similaire aux traités 2 (IV 7) et 31 (V 8). Il s‘adresserait ainsi aux gnostiques, qui, selon Plotin, soutiennent l‘existence d‘un être humain purement intelligible. En revanche, selon le fondateur du néoplatonisme, la définition même de l‘être humain comprend l‘idée de corps654, même si l‘âme reflète davantage sa nature. Il reprend toutefois des gnostiques l‘idée selon laquelle l‘âme humaine peut s‘associer avec le cosmos en se gardant bien de privilégier cet accès à un type d‘individu particulier (les pneumatiques)655.