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Le traité intitulé Sur la descente de l’âme dans les corps annonce un exposé systématique sur la manière dont l‘âme vient dans le monde sensible. Pourtant, le premier chapitre, et plus particulièrement le tout début du traité (lignes 1-11), se consacre plutôt à répondre à la question de savoir comment l‘âme redescend dans le monde sensible, où tout fonctionne de manière médiate, c'est-à-dire au moyen du raisonnement (1, 11). En effet, Plotin nous partage d‘abord une expérience d‘ascension vers l‘Intellect, puis de retour vers l‘ici-bas, où l‘aspect discursif prime sur le caractère immédiat du monde intelligible, le rôle proprement épistémique de l‘Intellect, qui fournit à l‘âme la vérité à travers toutes les Idées qui s‘entrecroisent de manière simultanée, y étant mis de l‘avant. Le traité Sur la descente semble donc à première vue porter sur la contemplation. Cependant, Plotin revient vite au sujet qu‘il se propose d‘aborder, du moins selon le titre que Porphyre lui a attribué en assemblant les Ennéades, puisque le second chapitre entame bien la question de la descente de l‘âme, et ce, autant de l‘âme du monde, qui s‘unit au sensible en plongeant profondément dans le corps du monde (2, 49-50) – rappelant par-là le Timée, notamment en 38 C-D –, que la chute de l‘âme individuelle qui, voulant s‘appartenir à elle-même et se former une identité (4, 10-16), choisit venir animer le corps et le fait avec avidité.

La redescente s‘apparente ainsi davantage à une réminiscence des réalités de là-haut, ce qui permet à Plotin d‘apporter une crédibilité supplémentaire à son discours. Il faut noter que le philosophe rédige manifestement son traité en réaction aux gnostiques, qui ont eux-mêmes pris position sur l‘expérience d‘ascension dans leurs écrits398. La suite du chapitre un suggère d‘ailleurs cette idée, puisque Plotin cite explicitement plusieurs auteurs anciens de tradition grecque, ce qui fournit un argument d‘autorité au propos de son traité399

. En effet, le savoir gnostique appartient à des théories nouvelles, puisqu‘il s‘appuie entre autres sur

398

Voir à cet effet notre section sur la descente de l‘âme chez les gnostiques.

399 Comme Plotin l‘indique dans son traité 10 (V 1), 8, 10-15 : « Non, les propos que nous tenons ne sont pas nouveaux et ils ne datent pas d‘aujourd‘hui, car ils ont été déjà tenus dans l‘Antiquité, mais sans que leur sens ait été déployé. En tenant les propos qui sont actuellement les nôtres, nous sommes les interprètes de ces propos antérieurs, en nous appuyant sur les propres écrits de Platon qui témoignent de l‘Antiquité de ces doctrines » (trad. F. Fronterotta, dans Traités 7-21, op. cit., p. 166).

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des sources chrétiennes – et donc relativement récentes par rapport aux sources grecques classiques – pour déployer son argumentaire.

Cette redescente permet « de mener une recherche de manière générale au sujet de l‘âme » (2, 2-3). En effet, Plotin indique que Platon peut nous en apprendre au sujet de notre âme, mais que ces informations nous ramènent plus loin qu'à nous-même. Plotin, qui prend appui chez son maître, omet toutefois de préciser que c‘est d‘abord son expérience d‘ascension et de redescente qui met la roue à l‘engrenage. Les écrits de Platon demeurent avant tout un cadre théorique dont Plotin se sert afin de proposer lui-même une interprétation du monde. Cette vision qualifiée par certains de mystique400, nous fait comprendre que quelque chose nous dépasse et que nous n‘appartenons pas à notre corps, mais que nous sommes dans un corps. Cependant, notre âme ne constitue pas à elle seule le divin : elle demeure, à l‘instar des autres âmes venues dans le monde sensible, inextricablement liée à l‘âme qui est restée auprès de l‘Intellect, c‘est-à-dire à l‘Âme divine.

Il apparaît donc normal d‘entamer une recherche sur l‘âme en débutant de manière générale, puisque se connaître soi-même, c‘est d‘abord connaître notre origine et la façon dont fonctionnent ces natures divines auxquelles nous participons. Le Timée de Platon joue ici un très grand rôle, puisque ce dialogue développe un système cosmologique où le Démiurge – l‘Intellect plotinien – produit le monde à partir des Idées. S‘ensuit une série de développements sur l‘Âme du monde et sur la manière dont elle anime le corps du monde. Le chapitre deux n‘affiche pas encore les couleurs du traité, mais pose une kyrielle de questions portant autant sur la nature du monde que sur l‘aspect volontaire ou non-volontaire de la descente. Celles-ci trouveront systématiquement une réponse dans les chapitres subséquents. En outre, le chapitre deux distingue bien le corps de l‘âme, laquelle est « parfaite, autosuffisante et ne contient rien de contraire à la nature » (2, 14-15), tandis que le corps demeure sans cesse dépendant et passif de ce qui lui arrive. En un sens, Plotin répond ici prématurément à une question qu‘il se posait quelques lignes plus tôt, mais il y donnera suite en y consacrant le chapitre cinq en entier : l‘âme choisit de descendre dans le

400 Notamment par P. Hadot et D. O‘Meara. Cf. P. HADOT, « L‘expérience mystique plotinienne », dans

Proclus et son influence: actes du colloque de Neuchâtel, juin 1985, Zürich, Éditions du Grand Midi, 1987 ;

D. O‘MEARA, « À propos d‘un témoignage sur l‘expérience mystique de Plotin (―Enn.‖ IV 8 [6], 1, 1-11) »,

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corps pour accomplir le bien général, mais elle continue de participer au gouvernement de l‘univers en faisant ainsi (2, 24). Pour cette raison, Plotin termine cette section en spécifiant « qu‘aucune préoccupation qui lui [à l‘âme] ferait faire une inclinaison vers le bas ne la détournerait de sa contemplation supérieure et bienheureuse, mais elle demeure toujours auprès des intelligibles, ordonnant par sa puissance non-affairée cet univers » (2, 50-53). La visée de ce dernier élément est double : d‘une part, montrer que la descente de l‘âme dans le corps ne préoccupe pas celle-ci au point de la détourner de son but premier ; d‘autre part, soutenir que la contemplation est accessible à tous, et que même l‘âme la plus vile et la plus souillée par le corps peut revenir à sa source et contempler l‘intelligible.

Après cette longue section sur l‘âme « en général », Plotin revient à son propos initial, à savoir l‘âme humaine. Il s‘appuie une nouvelle fois sur Platon, mais se contente ici de résumer les positions de l‘allégorie de la caverne qui portent spécifiquement sur l‘âme, tout en faisant écho au Phédon, puisque le corps « est une prison et un tombeau » pour l‘âme. Le monde sensible constitue quant à lui une caverne, ce qui demeure fidèle à l‘allégorie de la caverne. Plotin pose un raisonnement qui s‘articule en deux temps et dont la prémisse initiale est implicite. En effet, le principe selon lequel le semblable engendre son semblable se trouve ici sous-entendu, puisque comme l‘Intellect contient en lui les idées, il fallait aussi – et c‘est là que se trouve notre prémisse implicite – que l‘Âme contienne en elle une multiplicité. Il est intéressant de constater que malgré le raisonnement abstrait que Plotin nous soumet ici – et qui s‘appuie sur son expérience d‘ascension vers l‘Intellect –, il est possible d‘y voir une induction qui se fonde sur une observation très concrète. En effet, Plotin constate qu‘il est une âme et que tous les corps sont également animés par des âmes. De ce fait, ces individus partagent tous quelque chose en commun, ou plutôt, sont quelque chose de commun. Ils se trouvent tous sous l‘égide d‘une Âme unique et s‘y rapportent, de telle sorte qu‘ils forment tous ensemble une seule et même nature.

Par ailleurs, Plotin poursuit sa recherche en ajoutant que la fonction des âmes individuelles consiste à collaborer au gouvernement du cosmos. Certes, Plotin octroie à l‘âme une sorte de parenté de nature avec l‘Intellect, mais la fonction de l‘âme humaine, concède-t-il sans hésitation, est d‘intelliger. Cependant, il ne s‘agit pas – comme dans le cas de l‘Intellect, qui intellige perpétuellement – de sa seule tâche. Comme tout ne pouvait demeurer

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immobile d‘un côté, et que d‘un autre côté le monde sensible existe et que des corps devaient être animés, – ce qui, encore une fois, se fonde sur une induction –, il fallait que l‘âme se détourne un tant soit peu de sa contemplation intellective initiale pour administrer d‘ordonner ce qui vient après elle (3, 25-26). On comprend dès lors les raisons pour lesquelles Plotin se réfère à l‘allégorie de la caverne. En effet, celle-ci expose bien la condition ignare de l‘être humain, mais également le cheminement du philosophe qui, une fois sorti de la caverne, doit revenir au monde sensible et concret à des fins éducatives, dans l‘espoir de délier les chaînes de ses compères. À cet égard, le philosophe néoplatonicien à l‘instar du sage péripatéticien ne peut demeurer perpétuellement en contemplation et doit retourner à son autre fonction, à savoir gouverner le monde sensible. On décèle donc chez le sage plotinien non seulement une fonction épistémique, mais également un office éthico-politique.

L‘âme ne peut rester identique à l‘Intellect et c‘est pourquoi elle s‘en détourne pour pouvoir « s‘appartenir à elle-même » (4, 12). Dans ce mouvement de dégradation – le semblable engendrant le semblable, mais dans une version moins parfaite – l‘Âme se divise de manière plus concrète que l‘Intellect. En effet, les Idées demeurent dans l‘Intellect et forment une seule unité multiple, tandis que de l‘Âme divine se détache les âmes individuelles. L‘Âme divine demeure néanmoins une unité, puisque toutes les âmes individuelles s‘y rattachent, bien qu‘elles soient éparpillées dans le monde sensible. Les quatrième et cinquième chapitres de notre traité précisent ainsi la nature une et multiple de l‘âme, laquelle se trouve entre le monde intelligible et le monde sensible. Plotin indique à cet égard que l‘âme peut « perdre ses ailes » (4, 22), c‘est-à-dire être préoccupée par les choses sensibles au point d‘oublier son origine. Cependant, la réminiscence (4, 29) demeure toujours possible, de sorte que l‘on n‘oublie jamais totalement notre nature divine. Tout le monde peut donc contempler « les êtres véritables » (4, 29) et revenir à sa source.

À la fin du chapitre quatre, Plotin s‘attarde de nouveau à Platon en s‘y référant explicitement et en utilisant des expressions qui rappellent le Timée, ce qui fait encore une fois figure d‘autorité. De manière similaire, le début du chapitre cinq rassemble plusieurs expressions qui proviennent de différents philosophes de la plus ancienne Antiquité, ce qui a pour but de montrer l‘homogénéité de la pensée grecque. En effet, comme au chapitre un,

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Plotin s‘inscrit ici en porte-à-faux contre les gnostiques et tente manifestement de discréditer leur savoir, qui est nouveau comparativement à celui des philosophes grecs. La fin du chapitre quatre et le début du chapitre cinq servent donc la même fin, si bien qu‘on pourrait remettre en question la division porphyrienne des chapitres.

En outre, la deuxième moitié du chapitre cinq pose une question fondamentale pour la conception plotinienne de l‘âme humaine. Plotin répond au problème – qui refera surface dans un traité ultérieur401 – de savoir si la descente est volontaire ou non. Le philosophe répond positivement à cette question tout en indiquant que cette descente est nécessaire. En effet, l‘âme fait elle-même le choix de remplir sa fonction de gouvernement du monde sensible et du corps, même s‘il s‘agissait d‘une nécessité. Le vocabulaire de la faute (hamartía : 5, 16) pour qualifier la descente ajoute toutefois un autre problème au système plotinien. En effet, si l‘âme commet une faute, ou encore un acte audacieux en se détournant de l‘Intellect qui est son père (10 [V 1], 1), comment peut-elle demeurer à la fois indemne et parfaite ? Plotin répond que cette faute servait une cause plus noble, à savoir gouverner l‘univers et le corps, et c‘est pourquoi l‘âme consent à remplir sa fonction. Le philosophe termine ce chapitre en indiquant que l‘âme, de par sa perfection, doit engendrer et descendre ici-bas afin de révéler sa puissance (5, 29-30), sans quoi elle n‘aurait pas pu atteindre cette même complétude et elle aurait existé en vain (5, 36), ne se distinguant pas de l‘Intellect, n‘existant pas réellement et n‘accomplissant pas sa fonction d‘animer le corps. Dans ce seul chapitre, Plotin redonne donc ses lettres de noblesse à l‘Âme, sans laquelle le monde sensible serait demeuré une matière sans réelle existence, ce qui fera d‘ailleurs l‘objet d‘une analyse plus approfondie dans le chapitre six.

Le chapitre six s‘intéresse brièvement à la génération de la matière, mais laisse cette question en suspens, puisque Plotin ne cherche ici pas à régler cette difficulté. En effet, la matière, qu‘elle se trouva là avant que le bien vienne l‘ordonner ou encore qu‘elle découlât du bien, prend nécessairement part à celui-ci, puisque toute chose y participe. Le philosophe demeure donc énigmatique sur ce point – du moins en 6 (IV 8)402 – parce que cela ne change rien du point de vue de la descente de l‘âme. En effet, la matière doit se trouver tout en bas du système plotinien pour que l‘âme déploie sa puissance, réalise sa

401

En 27 (IV 3), 13, 17-18. Voir sur ce point notre commentaire, 5, 1-14 sur Πᾶλ κὲλ γὰξ [...] ἑαπηῶ ἂλ εἴε.

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nature et son ergon (sa fonction propre), mais la question de l‘origine de la matière n‘est pas importante pour rendre compte de la descente en tant que telle. Ainsi, le système plotinien forme un tout cohérent de haut en bas : d‘un côté, l‘Un ne devait pas exister seul et demeurer en Lui-même, (6, 1), de l‘autre, la matière devait se trouver là pour que l‘âme vienne la former et réaliser son potentiel d‘engendrer.

Le chapitre sept rappelle quant à lui l‘importance pour l‘âme de participer au sensible, même s‘il est pour elle préférable de se trouver dans l‘intelligible (7, 1-4). Cette section affiche une plus grande ouverture à l‘égard du corps, dans lequel l‘âme plonge « avec une grande avidité » (7, 10). Le corps, par son statut d‘intermédiaire de l‘âme (7, 6), donne à celle-ci sa particularité et sa manière de se distinguer de l‘Intellect, ce qui permet également de mettre en ordre la totalité des êtres. C‘est pourquoi l‘âme ne doit pas « s‘indigner contre elle-même » (7, 4). Elle doit remplir heureusement sa tâche qui lui confère un statut privilégié. La vie dans le corps, même si elle représente un mal d‘un certain point de vue, demeure malgré tout un moindre mal, dans la mesure où elle remplit une visée cosmique. Il faut donc exécuter avec joie cette tâche qui ne s‘avère finalement pas si honteuse.

Enfin, le chapitre huit offre un bon résumé du traité, mais n‘apporte rien de nouveau, si ce n‘est que de préciser – de manière imprécise – d‘une part qui sont les adversaires de Plotin, et d‘autre part quelles sont difficultés qu‘une âme dans un corps rencontre. En effet, le philosophe insiste sur le fait qu‘il faut « avoir l‘audace, contre l‘opinion des autres » (8, 1), d‘affirmer que l‘âme possède bel et bien cette nature amphibie. Il apparaît clair de par notre commentaire que ces autres sont des adversaires gnostiques qui affirment que leur âme se trouve entièrement dans les sphères plus élevées, tandis que les autres âmes sont résignées à rester ici-bas, étant donné leur nature hylique403. Ensuite, Plotin précise que l‘âme rencontre dans le corps de nombreuses choses contraires à sa nature, ce qui la détourne de l‘intelligible (8, 19-20). Pourtant, l‘âme peut et doit tenter d‘avoir un mode de vie semblable à celui de là-bas (8, 22-23). Tout en se trouvant dans le monde sensible, l‘individu doit donc agir comme un parangon du monde intelligible, et ainsi sculpter son âme en dépit des épreuves et des tentations que le corps lui impose.

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