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Le thème de la descente et la chute (bislata/besloote/sfallei) dans les écrits gnostiques et les liens avec le traité 6 (IV 8) gnostiques et les liens avec le traité 6 (IV 8)

3. L’âme chez Plotin

5.2. La descente de l’âme chez les gnostiques

5.2.2. Le thème de la descente et la chute (bislata/besloote/sfallei) dans les écrits gnostiques et les liens avec le traité 6 (IV 8) gnostiques et les liens avec le traité 6 (IV 8)

Le Traité Tripartite (NH I, 5)

Au chapitre 5 de notre traité, Plotin souligne que l‘inclinaison de l‘âme se fait de façon autonome (ῥνπῆ α὎ηεμνπζίῳ)366. Da manière similaire, le Traité tripartite aborde « l‘autonomie de la volonté » des éons : « Or les éons ont été produits selon le troisième fruit, par l‘autonomie de la volonté et par la sagesse dont il [l‘éon véritable un bien que

B. Barc rend bien dans sa traduction le fait que la neusis s‘avère être davantage un assentiment qu‘une chute : « Et le Père fit un signe d‘approbation [kataneue] » (p. 532-533).

364

Voir notre commentaire au chapitre 2, 45-53.

365 Pour une analyse détaillée de ce passage qui démontre bien que Plotin vise plusieurs sources gnostiques en même temps et qu‘il fournit ainsi un traitement peu fidèle des gnostiques, voir le commentaire du traité 33 (II 9) par Z. MAZUR, dans NARBONNE2, à paraître.

366

Sur cette question, voir notre commentaire du chapitre 5, lignes 24-27, section « L’exception du terme

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multiple] les a gratifiés pour leur pensée »367. L. Painchaud et E. Thomassen, qui commentent ce passage, précisent que cet octroi simultané de l‘autonomie et de la sagesse aux éons « cadre parfaitement avec l‘α὎ηεμνχζηνλ, en tant que liberté d‘action : les éons se sont vu le pouvoir d‘agir librement, et aussi la sagesse qui les rend aptes à employer leur liberté pour le bien »368. On comprend dès lors l‘enjeu pour Plotin de doter l‘âme d‘une volonté autonome de descendre dans son traité 6 (IV 8). En effet, la chute dans le Traité

Tripartite provient d‘une erreur (75, 27-76, 2), mais celle-ci survient parce que les éons

sont autonomes. La chute n‘est donc pas la faute du principe premier, mais bien de l‘éon

Logos, qui a librement décidé de s‘élancer vers le Père (76, 2-8), puisqu‘il pouvait choisir

entre le bien et le mal. De la même manière, Plotin doit expliquer l‘existence du monde sensible tout en préservant intact les termes supérieurs de son système. C‘est pourquoi l‘âme peut d‘elle-même décider de s‘incliner, de chuter vers le bas, et que cela correspond au plan initial. Le Traité Tripartite renchérit sur la volonté, en ajoutant que « ce n‘est pas contre la volonté du Père que ce Logos-là a été engendré, et ce n‘est pas non plus contre elle qu‘il allait s‘élancer, mais au contraire, le Père l‘avait produit pour que ces choses dont il sait la nécessité adviennent »369. Le lien entre le Traité Tripartite et le chapitre 5 du traité 6 (IV 8) se resserre, car Plotin parle d‘une chute de l‘âme qui est volontaire, mais nécessaire « à cause d‘une loi éternelle de la nature » (6 [IV 8], 5, 9-10). Le philosophe s‘inspire donc manifestement de ce livre du corpus de Nag Hammadi – à moins que les deux écrits aient une source commune370 – qui, contrairement aux autres sources valentiniennes, traite de la chute de manière optimiste371, pour élaborer sa propre théorie de la descente de l‘âme dans les corps.

367 Traité Tripartite (NH I, 5), 74, 18-23, trad. L. Painchaud, et E. Thomassen, Québec, Presses de l‘Université Laval, 1989, p. 109.

368

L. PAINCHAUD et E. THOMASSEN, ibid., p. 325.

369 Traité Tripartite, (NH I, 5), 76, 24-30, trad. L. Painchaud, et E. Thomassen, dans ibid., p. 113.

370 Le Traité Tripartite pourrait être « une adaptation d‘une théorie moyen-platonicienne sur la descente des âmes, théorie attribuée par Jamblique (ap. Stobée, I, 378 :25ss, Wachsm.) à l‘école de Calvenus Taurus […] » (p. 333). Dans ce passage de Jamblique, il est mentionné que « les âmes descendent par la volonté des dieux » (ibid). Même si l‘inspiration peut en théorie provenir du moyen-platonisme, les sources ne nous permettent pas d‘avancer qu‘il s‘agit là d‘une reprise en bonne et due forme. En ce qui a trait aux comparaisons entre l‘écrit Sur la descente de Plotin et le Traité Tripartite, force est ici d‘admettre que les schémas comportent des similarités nombreuses et indéniables.

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L’Enseignement d’autorité (Authentikos Logos) (NH VI, 3)

Un court passage de l‘Enseignement d’autorité nous permet de rapprocher la doctrine plotinienne de la non-descente partielle de l‘âme à celle de ce traité gnostique : « Qu‘elle [l‘âme invisible] soit descendue (ici-bas) ou dans le Plérôme, elle n‘est pas séparée d‘eux (les mondes). Mais ils voient et elle élève vers eux son regard par le Logos invisible »372. L‘Enseignement d’autorité, à l‘instar du traité 6 (IV 8), stipule que l‘âme se trouve à la fois dans le Plérôme – l‘Intellect chez Plotin – et le monde ici-bas, ce qui nous apparaît être un lien entre les deux écrits

Dans un autre ordre d‘idées, R. Van der Broek soutient que ce traité gnostique s‘inspire du moyen-platonisme373. Dans son étude l‘auteur mentionne notamment une distinction entre l‘âme spirituelle et l‘âme rationnelle que l‘on retrouve chez Porphyre et qui pourrait bien être une reprise de ses prédécesseurs platoniciens374. Le rapprochement avec le moyen-platonisime proviendrait donc de cette distinction entre l‘âme spirituelle et l‘âme rationnelle, la première correspondant chez les gnostiques à l‘âme pneumatique et la seconde à l‘âme psychique375

. La conception de l‘âme pneumatique qui est abordée en 23-24 de l‘Enseignement d’autorité auraient donc été influencée par les théories moyens-platoniciennes sur l‘âme, ce qui soulève une question importante concernant la source de la non-descente partielle de l‘âme. En effet, nous soutenons que Plotin tire cette théorie des gnostiques, alors qu‘ils pourraient eux-mêmes l‘avoir reprise des moyens-platoniciens, lesquels sont également connus du néoplatonicien. On pourrait objecter que R. Van der Broek identifie plusieurs auteurs du néoplatonisme – Porphyre, Macrobe, Calcidius – qui mentionne l‘opposition entre l‘âme rationnelle et l‘âme irrationnelle, mais qu‘aucun d‘entre eux ne se rapporte spécifiquement au moyen-platonisme, puisqu‘il s‘agit de sources plus

372 ÉCRIT GNOSTIQUES, p. 882.

373

R. VAN DEN BROEK, « The Authentikos Logos », Vigiliae Christianae, 33, 3, 1979, p. 260-286. Nous empruntons cette référence à J.-P. Mahé, dans ÉCRITS GNOSTIQUES, p. 873

374 R. VAN DEN BROEK, « The Authentikos Logos », art. cit., p. 261-262. Voir également la section I intitulée « Platonic Elements », p. 260-266. Chez Porphyre, voir De regressu animae, fragments 2-3 [Bidez]. Nous avons travaillé avec la traduction française de G. Madec, qui reprend la structure de l‘édition de Bidez et qui est parue récemment. Cf. R. GOULET et G. MADEC, Porphyre de Tyr, Sur le retour de l’âme. Un recueil

provisoire des témoignages et des fragments avec une traduction française et des notes, dans I. Bochet (éd.), Augustin philosophe et prédicateur. Hommage à Goulven Madec, 195, Institut des Études Augustiniennes,

2012, p. 111-184.

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tardives. Pourtant, un fragment chez Numénius nous laisse croire que cette théorie était bel et bien discutée parmi les néoplatoniciens : « D‘autres, parmi lesquels aussi Numénius, ne nous attribuent pas trois parties d‘une seule âme, ou deux tout au moins, la raisonnable et l‘irrationnelle, mais deux âmes, l‘une raisonnable, l‘autre irrationnelle (comme nous avons en double d‘autres éléments)376

». La source de l‘Enseignement d’autorité semble donc ici être attestée chez au moins un moyen-platonicien.

Sur la seule base de l‘Enseignement d’autorité, nous devons donc en déduire que Plotin et les gnostiques tirent cette doctrine des deux âmes du moyen-platonisme. Cependant, il ne faudrait pas pour autant trancher que la théorie de la non-descente partielle de l‘âme provient quant à elle du moyen-platonisme. En effet, rien n‘indique, ni dans le fragment de Numénius, ni dans le De regressu animae de Porphyre, que l‘âme demeure effectivement là-haut alors même qu‘elle se trouve dans le corps. Le fait que l‘âme ne soit pas séparée des deux mondes lorsqu‘elle est descendue est exposé clairement dans le passage de l‘Enseignement d’autorité que nous avons cité plus haut, mais demeure étranger aux sources moyen-platoniciennes dont nous disposons. Nous devons donc en conclure qu‘il s‘agit d‘une innovation gnostique qui a inspiré Plotin en 6 (IV 8) et qu‘il l‘a lui-même renouvelé à sa manière.

La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1)

Plusieurs écrits gnostiques nous ont permis de mieux comprendre la théorie de la non-descente partielle de l‘âme chez Plotin. Pourtant certains doutes persistent à savoir si Plotin et les gnostiques tirent ces enseignements d‘une source moyen-platonicienne, ou bien s‘il ne s‘agit pas d‘une construction de leur part. À cet égard, l‘idée de la « délivrance des chaînes », que Plotin évoque en faisant référence à la République de Platon377, se trouve également dans La Pensée Première à la triple forme :

Mais maintenant, moi, je suis descendue 30 et j‘ai atteint le Chaos. Et j‘étais [auprès] de ceux qui sont miens, qui sont dans ce lieu-là, alors que [j‘étais ca]chée en eux, [leur] donnant puissance. [Et] je leur [ai] donné image. Et depuis [la première foi]s jusqu‘au 35 jou[r . . . f]ort (?) dans (?) ceux qui [sont] miens [ . . . ], ceux qui ont enten[du . . . ],

376 NUMÉNIUS, fragment 44 [Des Places], trad. E. Des Places, dans Numénius. Fragments. Paris, Les Belles Lettres, 1973, p. 91.

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41 c‘est-à-dire les F[il]s de [la] lumière. C‘est moi leur père. Et je vous dirai un mystère ineffable et inexprimable pour [aucu]ne bouche. Toutes les chaînes, 5 je vous en ai délivrés et les liens des démons de l‘Amenté, je les ai brisés, ceux qui étaient liés à mes membres (et) luttaient contre eux378.

P.-H. Poirier a tôt fait de noter que « [c]es lignes fort lacuneuses résistent à toute interprétation379. Néanmoins, le passage aborde très clairement le thème de la délivrance des chaînes. Poirier relève tout de même de nombreuses références à cette idée dans la littérature chrétienne, notamment les Psaumes 106, 14 [2 :3 ToB] : « Brisons leurs liens, rejetons leurs entraves [δηαξξήμσκελ ηνὺο δεζκνὺο α὎η῵λ] », Les Leçons de Silvanos (NH VII, 4), 11-, 24-26 et les Odes de Salomon380, si bien qu‘il apparaît impossible de déterminer si les gnostiques s‘inspiraient de la même source que Plotin. Si ce dernier s‘adresse effectivement aux gnostiques dans son traité 6 (IV 8), on peut penser qu‘il tente de fournir une interprétation juste de cette image, contrairement à ses adversaires qui s‘appuient sur un savoir « nouveau ». Cette hypothèse vraisemblable demeure cependant invérifiable et nous devons donc en rester à noter le parallèle qu‘il existe entre les deux sources.