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La non-descente de l’âme dans le néoplatonisme après Plotin Plotin

La théorie de la non-descente partielle ne fut pas retenue dans l‘histoire du néoplatonisme. Bien qu‘il soit difficile de déterminer si Porphyre a endossé la nouvelle idée de son maître381, on sait que les critiques ont fusé de toute part, à commencer par Jamblique. Celui-ci sera ensuite suivi par Proclus qui, dans son commentaire au Timée, reprendra essentiellement les critiques de son prédécesseur382. En fait, la critique de Jamblique fera école à travers le néoplatonisme tardif, et ce, jusqu‘à Damascius et Simplicius, qui soutiendront eux aussi que l‘âme descend entièrement dans le monde sensible383

. Intéressons-nous à cette critique afin de mieux comprendre, dans un premier temps, ce que celle-ci apporte de nouveau et, dans un second temps, afin d‘expliquer les raisons pour lesquelles cette théorie plotinienne fut laissée de côté par ses successeurs.

6.1. Jamblique et la descente de l’âme

Le De Anima de Jamblique présente les différentes conceptions de la descente de l‘âme dans le corps et nomme explicitement Plotin à plusieurs reprises384. Jamblique reprend deux idées de son prédécesseur385 en les modifiant substantiellement – même si celles-ci proviennent également du Timée 41 D ss. –, à savoir l‘aspect volontaire et nécessaire de la descente et la division tripartite des types d‘âmes386. C‘est précisément ces deux points de la théorie jambliquéenne de la descente qui la rend originale et différente par rapport à celle

381

C. G. STEEL, The Changing Self. A study on the Soul in Later Neoplatonism: Iamblichus, Damascius and

Priscianus, Bruxelles, Paleis der Academiën, 1978, p. 38. Le commentateur se réfère au De Abstinentia, I,

113-118, mais voir aussi les Sententiae, 28 et 29, 23-32.

382 C. G. STEEL, The Changing Self. A study on the Soul in Later Neoplatonism: Iamblichus, Damascius and

Priscianus, op. cit., p. 40. Chez Proclus, voir le In Timaeus, III, 334, 3-27, que C. G Steel identifie, mais

également In Parmenides, IV, 948, 12-31 ; In Alcibiades, 224, 1 et ss.

383 Simplicius, In Aristotelis physicorum libros commentaria, 246, 15 et ss.

384 372, 6 ; 377, 13 ; 379, 2 ; 382, 10. Nous reprenons l‘édition de J. F. FINAMORE et de J. M. DILLON,

Iamblichus. De Anima, Leiden, Brill, 2002.

385 Jamblique nomme expressément le Timée dans son De Anima, 377, 15 ; 25, où il inaugure le sujet de la descente des âmes. On constate toutefois que Jamblique prend également Héraclite comme point de départ pour son enquête sur la descente (378, 17-19), ce qui rappelle le traité 6 (IV 8), 1, 12-17 de Plotin.

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Voir respectivement 6 (IV 8), 5 et 5 (V 9), 1. Il faut toutefois noter que Jamblique place Plotin parmi ceux qui n‘établissent pas da hiérarchie entre les âmes (De Anima, 377, 13-14).

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que Plotin élabore principalement dans son traité 6 (IV 8). J. Dillon note avec raison que les concepts de la descente et des classes d‘âme humaine sont étroitement liés chez Jamblique387. En effet, ce dernier admet que l‘âme doit nécessairement descendre. Cependant, l‘aspect volontaire de la descente – que l‘on rencontre au chapitre 5 du traité 6 (IV 8) de Plotin – est uniquement réservé aux âmes pures, alors que d‘autres âmes impures, c‘est-à-dire celle qui ont mal agi dans leur vie antérieure, doivent venir ici-bas pour être punies de leurs mauvaises actions et racheter leurs péchés ; d‘autres âmes encore occupent une position mitoyenne, puisqu‘elles descendent dans le monde sensible de manière partiellement volontaire, ayant progressé dans leur vie passée, mais devant encore payer des pénalités pour leurs mauvaises actions :

De plus, je crois que les raisons pour lesquelles les âmes descendent sont différentes et qu‘ainsi, cela occasionne aussi des différences dans la manière de descendre. En effet, l‘âme qui descend pour le salut, la purification et la perfection de ce monde est immaculée dans sa descente. Quant à l‘âme qui se dirige elle-même vers les corps pour l‘exercice et la correction de sa propre disposition, celle-là n‘est pas entièrement libre des passions et ne fut pas envoyée de son propre chef. L‘âme qui vient ici-bas en raison d‘une punition ou d‘un jugement semble être trainée et forcée d‘une quelconque manière388.

Jamblique s‘inspire évidemment du Timée de Platon (90 E) pour concevoir le cycle de réincarnation des âmes, où l‘homme lâche et injuste se réincarne en femme à la seconde naissance, puis en bête si l‘âme agit encore de manière répréhensible. Par contre, le fait que Jamblique statue sur les types d‘âme et sur l‘aspect volontaire de la descente semble provenir d‘un débat avec ses prédécesseurs néoplatoniciens, lesquels sont d‘ailleurs mentionnés dans son traité.

On constate donc que Jamblique innove sur plusieurs points par rapport au traité 6 (IV 8), mais on peut également remarquer l‘importance de ce même traité pour la postérité. En effet, la nécessité de la descente constitue aussi un problème pour la question du volontaire

387

J. DILLON, Iamblichus. De Anima, op. cit., p. 16.

388 JAMBLIQUE, De Anima, 380, 19-24. Nous traduisons à partir du texte et de la traduction anglaise de J. FINAMORE et J. DILLON, op. cit., p. 56-57. La traduction d‘A.-J. FESTUGIÈRE (La Révélation d’Hermès

Trismégiste III, Paris, Les Belles Lettres, 2014 [1942], p. 1322 [222]) ne nous apparaît pas juste à plusieurs

égards et c‘est pourquoi nous préférons reprendre celle de Finamore et Dillon. Voici le texte grec : Οἶκαη ηνίλπλ θαὶ ηὰ ηέιε δηάθνξα ὄληα θαὶ ηνὺο ηξφπνπο η῅ο θαζφδνπ η῵λ ςπρ῵λ πνηεῖλ δηαθέξνληαο. Ἡ κὲλ γὰξ ἐπὶ ζσηεξίᾳ θαὶ θαζάξζεη θαὶ ηειεηφηεηη η῵λ ηῆδε θαηηνῦζα ἄρξαληνλ πνηεῖηαη θαὶ ηὴλ θάζνδνλ· ἡ δὲ δηὰ γπκλαζίαλ θαὶ ἐπαλφξζσζηλ η῵λ νἰθείσλ ἠζ῵λ ἐπηζηξεθνκέλε πεξὶ ηὰ ζψκαηα ν὎θ ἀπαζήο ἐζηη παληει῵ο, ν὎δὲ ἀθεῖηαη ἀπφιπηνο θαζ‘ ἑαπηήλ· ἡ δὲ ἐπὶ δίθῃ θαὶ θξίζεη δεῦξν θαηεξρνκέλε ζπξνκέλῃ πσο ἔνηθε θαὶ ζπλειαπλνκέλῃ.

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chez Jamblique, et c‘est justement sur ce point que le philosophe apporte une modification importante à la théorie de Plotin. En s‘inspirant d‘une autre théorie que l‘on trouve chez Plotin – mais aussi ailleurs, comme chez les gnostiques et dans la tradition platonicienne en général –, le philosophe donne une version plus explicite et plus développée que le fondateur du néoplatonisme – qui semble se montrer hésitant sur cette question389 – à propos des types d‘âmes. Cette division interchangeable selon le type de vie que l‘âme a précédemment vécu vient résoudre le problème épineux de sa descente volontaire. Toutefois, cette vision prédéterminée de l‘âme fait en sorte que Jamblique doit rejeter la non-descente partielle de l‘âme. En effet, comme chaque âme est envoyée dans un corps parce qu‘elle a péché, mais comment une âme pourrait-elle commettre de mauvaises actions si une partie d‘elle-même demeure là-haut390 ?

Rappelons que chez Plotin, L‘âme descend de manière volontaire afin de régir et d‘ordonner le monde sensible, mais que la question des niveaux de l‘âme reste en suspens. En effet, l‘âme est-elle de troisième rang avant d‘intégrer le corps, ou le devient-elle à cause de la perméabilité du corps une fois qu‘elle est descendue ? Logiquement, comme les âmes de troisième rang peuvent elles aussi remonter et qu‘elles conservent leur nature divine, c‘est le corps qui devrait être tenu responsable de ces divergences entre les âmes. Celles-ci demeurent divines en tout point, mais puisque le corps demeure imprévisible, certaines âmes ont un rang inférieur – qu‘il soit inné ou acquis – à d‘autres. Cependant, grâce à la malléabilité du corps, l‘âme qui est de rang inférieur peut également – même si ce n‘est pas toujours clair chez Plotin391

– contempler, puisqu‘elle peut contracter les bonnes habitudes et aspirer à la vertu.

Chez Jamblique, l‘âme est donc complètement plongée dans le corps et détient son rang de manière innée, en fonction des bonnes ou des mauvaises actions qu‘elle a commises dans

389

Voir notre commentaire, chap. 2, ligne 11-14.

390 Nous tentons ici de reformuler le raisonnement de Jamblique, mais cet argument ne tient cependant pas compte du fait que l‘âme oublie son origine divine en descendant dans le corps et qu‘elle devient folle, ce qui peut engendrer une domination de l‘âme par le corps. Voir De Anima, 457, 1-6. Voir aussi C. G. STEEL, The

Changing Self. A study on the Soul in Later Neoplatonism : Iamblichus, Damascius and Priscianus, op. cit., p.

40-42, qui reconstruit l‘argumentation à partir du texte de Proclus In Timaeus, III, 334, 3-27. Steel énonce un autre argument que Jamblique formule et qui peut être détruit par la même objection. Le philosophe stipule que si la meilleure part de nous se trouve là-haut, nous serions entièrement heureux (Ibid, p. 42-43 et In

Timaeus, III, 335, 7-15).

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ses vies antérieures. On peut soupçonner que Jamblique critique la non-descente partielle de l‘âme en raison de sa lecture du Timée de Platon, où l‘âme ne peut terminer sa course autour du même à cause des sensations qui l‘excitent, ce qui provoque un désordonnement engendrant l‘autre (43 D). Dans le même ordre d‘idée, Jamblique s‘en prend avec raison à l‘interprétation plotinienne de Platon, puisque celle-ci ne respecte pas les enseignements du mythe du Phèdre, où le chariot perd ses ailes et ne se trouve plus du tout dans les sphères célestes et interrompt sa contemplation des idées (246 C), ce qui endommage celui-ci et perturbe l‘âme, si bien qu‘elle change et oublie sa vie d‘antan392

.

On peut ainsi conclure que la non-descente partielle de l‘âme fut critiquée avec raison par les néoplatoniciens tardifs, puisqu‘elle ne respecte pas les enseignements de Platon. Cette théorie appartient effectivement au contexte plotinien qui, comme nous l‘espérons l‘avoir démontré dans notre introduction, se trouve au cœur de discussions – directe ou indirecte – avec les gnostiques, ce qui ne semble pas être le cas de Jamblique et de ses successeurs.

6.2. La Théologie du Pseudo-Aristote

Dans leur édition des Ennéades, Henry et Schwyzer retranscrivent en anglais une partie d‘un texte provenant de la tradition arabe qui comporte de nombreuses similarités avec le traité 6 (IV 8), à savoir la Théologie du pseudo-Aristote, un texte difficile à dater dont les plus vieux manuscrits dont nous disposons ont été rédigés autour du XIIe siècle, mais qui pourrait remonter jusqu‘au VIe

siècle393. Comme le montre notamment D‘Ancona, qui s‘appuie sur la tradition de commentaires, la portée de ce texte dans la tradition arabe est telle qu‘il a contribué à la formation même de la philosophie arabe394

en influençant entre autres Al-Farabi et Al-Kindi395 . En fait, la Théologie consiste, à plusieurs endroits du texte, en une longue paraphrase de sa source première, notamment des lignes introductives du traité qui rapportent une expérience mystique396. La portée du traité 6 (IV 8) pour la philosophie arabe, que l‘on décrit trop souvent de manière schématique comme un

392 C. G. STEEL, The Changing Self. A study on the Soul in Later Neoplatonism: Iamblichus, Damascius and

Priscianus, op. cit., p. 43-44.

393 D‘ANCONA, p. 72 ; A. DE LIBERA, La philosophie médiévale, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 76.

394 Ibid., p. 65-111.

395

Ibid., p. 91 ss., notamment p. 96-100.

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syncrétisme platonico-aristotélicien397, n‘est donc pas négligeable. Deux motifs nous font toutefois résister à en fournir une étude plus détaillée ici. Premièrement, la philosophie arabe constitue un tout autre domaine de recherche qui dépasse nos compétences et notre propre champ d‘expertise. Notre commentaire souhaite surtout mettre en relief l‘apport des gnostiques à la pensée de Plotin, ce qui présuppose, en soi, une spécialisation considérable. Nous enrichir de cette autre corde qu‘est la philosophie arabe à notre arc aurait largement dépassé les délais d‘élaboration d‘une thèse. Deuxièmement, à l‘orée de notre recherche, alors que nous connaissions déjà la pertinence d‘étudier la Théologie du pseudo-Aristote pour l‘histoire du traité 6 (IV 8), nous nous en sommes remis à l‘étude très complète de D‘Ancona, qui insiste tout particulièrement sur cette question dans sa traduction commentée de ces deux textes. Ainsi, ajouter une autre étude de moindre qualité que celle déjà parue aurait été fastidieux et inutile pour la connaissance. C‘est pourquoi, au lieu de répéter de manière moins claire ce qui a déjà été dit de façon élégante par d‘autres, nous préférons insister sur ce qui peut enrichir le savoir en nous concentrant sur l‘influence de la tradition gnostique. Cela dit, il ne faut en aucun cas négliger l‘étude de ce texte arabe si l‘on veut s‘intéresser à la portée historique de ce texte dans la philosophie médiévale.

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