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La Recherche de Shevrin et de son Équipe

Dans le document Des Fantômes dans la Voix (Page 42-46)

Parmi les élans scientifiques qui ont cherché à articuler l’interface entre neurosciences et psychanalyse, nous réservons une place distincte au travail du psychanalyste et chercheur américain d’origine new-yorkaise, Howard Shevrin (°1926), et de son équipe, à l’Université du Michigan à Ann Arbor. Son travail diffère nettement d’autres approches en proposant une recherche en psychanalyse à proprement parler expérimentale – et non clinique ni simplement empirique: il utilise le paradigme d’amorçage subliminal pour évoquer un traitement inconscient suscité expérimentalement, dont les paramètres sont dès lors contrôlables (voir I.1.4.2). Cette recherche peut faire appel à une population clinique, mais la plupart du temps elle met en carte les mécanismes universels de l’appareil mental dans une population tout venant. Shevrin et ses collègues (Linda Brakel, Michael Snodgrass et, par le passé, entre autres, Phil Wong, Scott Bunce, Eduard Bernat, Ariane Bazan) sont tous par ailleurs des cliniciens psychanalytiques. Howard Shevrin et Linda Brakel sont des analystes et font partie de la Michigan Psychoanalytic Institute, et Michael Snodgrass est un psychothérapeute psychanalytique. Tous ont donc également une pratique clinique, qu’ils mènent de façon distincte et en parallèle de leur travail de recherche: il n’y a aucun double emploi entre sujets de recherche et patients, les deux activités étant menées en d’autres lieux et dans d’autres contextes, institutionnel ou privé. Mais cette expérience clinique inspire bien sûr la recherche, en permettant « une profondeur d’analyse de la nature humaine et d’empathie rarement atteinte dans la recherche expérimentale »169.

D’autre part, nous réservons une place à part entière à cette approche scientifique, car, bien que cette thèse ne traite pas en soi du travail expérimental mené par l’auteur à Ann Arbor, c’est dans l’approche épistémologique de la neuropsychanalyse de Howard Shevrin que nous inscrivons la réflexion théorique du présent ouvrage.

I.1.4.1 Shevrin

Howard Shevrin est docteur en psychologie de la Cornell University à New York (1954). Il a fait une formation postdoctorale à la Fondation Menninger et une formation psychanalytique à la Topeka Institute for Psychoanalysis. En 1973, il rejoint l’Université du Michigan en tant que professeur et psychologue clinicien en chef du département de psychiatrie de l’Ecole Médicale. En 1975, il est également professeur de psychologie au Collège de Littérature, Sciences et Arts de l’Université du Michigan. Il y dirige le programme de

168 SCHORE, A. (1994). Affect regulation and the origin of the self: the neurobiology of emotional development. Hillsdale NJ, Lawrence Erlbaum Associates; SCHORE, A. (2003). Affect dysregulation and disorders of the self, New York, W. W. Norton &

Company, 300 p.

169 Présentation de son laboratoire par Howard Shevrin, 07.08.2006.

recherche en neuropsychanalyse de l’Université du Michigan et le laboratoire Ormond and Hazel Hunt pour la recherche des processus conscients et inconscients. Il fait partie de la clinique de psychothérapie psychodynamique du département de psychiatrie de l’Université du Michigan et du Michigan Psychoanalytic Institute. Depuis le premier janvier 2006, il est professeur émérite. Howard Shevrin a publié plus de 150 publications, tant dans des revues psychanalytiques que des revues cognitives et neuroscientifiques, dont un papier dans Science (1968). En 2003, il reçoit le prestigieux prix Mary S. Sigourney, d’une valeur de $35.000, qui couronne sa carrière de recherche en psychanalyse. Ce prix est attribué par la fondation indépendante du même nom qui vise à récompenser les progrès en recherche et en application de la psychanalyse. En 2005, il est invité à contribuer au Macmillan Encyclopedia of Cognitive Science, livre de référence dans le domaine des sciences cognitives, avec un article sur l’inconscient. En 2005, également, sa contribution à la neuropsychanalyse est reconnue par le prix Arnold Pfeffer du meilleur papier en neuropsychanalyse de l’année précédente. Il est considéré comme un des deux fondateurs de la neuropsychanalyse. Enfin, Howard Shevrin a également écrit un roman psychanalytique en vers, « The Dream Interpreters » 170 , l’histoire de sept analyses reliées entre elles; ce roman a été couronné.

Nous avons vu les débuts de la recherche de Shevrin avec l’étude sur le rêve et le rébus et les premières mesures par potentiels évoqués (voir I.1.2.2). Après un demi-siècle de travail, la recherche de Shevrin et de ses collègues peut se décliner comme suit:

cette recherche fondamentale part de la théorie des psychanalystes Freud, Rapaport171 et Rubinstein172 et est axée sur deux propositions menant à un modèle structurel et dynamique de l’inconscient:

i. l’existence d’un inconscient psychodynamique, c’est-à-dire ayant des propriétés cognitives, affectives et motivationnelles – le conflit inconscient étant un concept central dans la théorie de Freud sur la psychopathologie impliquant des facteurs émotionnels et motivationnels puissants.

ii. l’existence d’une organisation des dynamiques inconscientes qualitativement différente de la plupart des autres processus mentaux.

I.1.4.2 L’existence d’un Inconscient Psychodynamique

Aux premiers résultats par stimulation subliminale du début du siècle a suivi une période de grand scepticisme expérimental allant des années 60 aux années 80. En 1960, le professeur de psychologie de Stanford Charles Eriksen 173 publie une critique de la recherche par

170 SHEVRIN H. (2003). T he dream interpreters: a psychoanalytic novel in verse. York: International Universities Press, 2003, 375 p.

171 David Rapaport (1911-1960) est un chercheur en psychologie d’origine hongroise avec un PhD en philosophie. En 1940, il joint la Menninger Clinic. Son Emotions and Psychology, qui sort en 1942, présente ses premières recherches, comme également son Diagnostic Psychological Testing (1945-1946), qu’il publie en collaboration avec Roy Schafer et Merton Gill. Bien qu’il n’a jamais travaillé en tant qu’analyste, Rapaport s’intéresse au traitement de la schizophrénie et des cas de personnalité limite et devient un éminent théoricien de la psychanalyse. Ses cours et conférences sur les affects, l’affectivité-passivité et la mémoire, ses commentaires sur le chapitre 7 de l’Interprétation des Rêves de Freud, ses traductions de Otto Fenichel, Paul Schilder et Heinz Hartmann, lui amènent beaucoup d’étudiants ainsi que du matériel pour plusieurs livres, dont « Organization and Pathology of Thought » (1951), et plusieurs articles, rassemblés après sa mort et souvent cités.

172 voir I.1.2.1

173 ERIKSEN C. W. (1960). Discrimination and learning without awareness: a methodological survey and evaluation. Psychological Review, 67, 279–300.

perception subliminale, protestant que les rapports subjectifs ne peuvent être une mesure valide pour la conscience. Les réponses subjectives à la question « voyez-vous quelque chose? » pourraient refléter un biais de réponse plutôt qu’une expérience subjective authentique. Ceci pourrait être le fait d’un phénomène de manque de confiance: en l’absence de certitude, les participants répondent qu’ils ne savent pas. Pour Eriksen, seules les mesures objectives sont valables et il faut recourir à un paradigme de discrimination par choix forcé pour démontrer l’absence de conscience. En 1986, le professeur de psychologie de l’Université Libre de Bruxelles Daniel Holender 174 publie une autre critique incisive indiquant que les artéfacts expérimentaux en recherche subliminale ne sont pas traités de façon adéquate et sont largement sous-estimés. Par exemple, l’échantillon d’items fréquemment utilisés pour l’évaluation du seuil de perception consciente est trop limité (pas plus de 20 présentations175). Autre exemple, les sujets s’adaptent différemment à l’obscurité entre deux présentations: si, par exemple, le point de fixation est une petite cible noire sur une carte blanche visible pendant plusieurs centaines de millisecondes, cela peut augmenter l’adaptation à l’obscurité et donc la visibilité de stimuli masqués176.

Figure 3: Le tachistoscope

Participante au tachistoscope. Les cartes comportant des stimuli sont éclairées individuellement par des tubes sur le côté. Le temps et le séquençage sont contrôlés par ordinateur.

174 HOLENDER D. (1986). Semantic activation without conscious identification in dichotic listening, parafoveal vision and visual masking: a survey and appraisal. The Behavioral and Brain Sciences, 9, 1-66.

175 MERIKLE P.M. (1982). Unconscious perception revisited. Perception & Psychophysics, 31, 298-301.

176 PURCELL D.G., STEWART A. L. & STANOVICH K.E. (1983). Another look at semantic priming without awareness. Perception and Psychophysics, 34, 65-71.

Les années 90 sont caractérisées par des améliorations du paradigme expérimental répondant aux différentes critiques177. Le paradigme d’amorçage subliminal employé dans le Shevrin lab a également intégré des améliorations méthodologiques. De façon atypique, il emploie un paradigme d’amorçage au seuil de détection objectif, présentant un stimulus visuel au tachistoscope (voir note 55 et Figure 3) à une milliseconde sans masque. Il s’agit d’un amorçage subliminal ultra-rapide à partir duquel des stimuli (figuratifs, linguistiques) sont présentés; les traitements comportemental et électrophysiologique (potentiels évoqués) de ces stimuli sont mesurés. À chaque étude, une expérience de détection est menée en parallèle à l’expérience principale, qui est le plus souvent une expérience soit d’identification soit de catégorisation. Cette expérience de détection reprend les conditions identiques de l’expérience principale, mais au lieu de la tâche d’identification ou de catégorisation, les participants doivent simplement choisir entre something ou nothing à la question « que voyez-vous ? ». Il s’agit d’un choix forcé, et non d’une question, repérant le vécu subjectif du participant. La moitié des cartes présentées comportent un stimulus (le même que dans l’expérience principale), l’autre moitié sont des cartes vides ou blanches; ces deux séries de cartes sont présentées en ordre aléatoire. Les conditions de présentation des stimuli doivent être d’une telle rigueur (c’est-à-dire, d’une telle brièveté) que la corrélation entre les réponses du participant et le type de carte (avec stimulus ou vide) ne soit pas différente de zéro. À cette condition, le seuil objectif de détection est atteint.

En pratique, il faut donc descendre à des seuils aussi bas qu’une milliseconde pour être à ce seuil de détection objectif. Ceci ne peut techniquement être atteint sans masque que grâce au tachistoscope (voir Figure 3). Dans ces conditions, la détectabilité est zéro (d’=0), excluant toute perception consciente. Ces conditions sont plus sévères que dans d’autres laboratoires, où les temps de présentation sont généralement plus longs (et combinés avec un masque) et où la détectabilité est généralement légèrement, mais significativement, supérieure à zéro.

Le psychologue américain Michael Snodgrass, un des deux co-directeurs du Shevrin lab, propose que seules des conditions très strictes de subliminalité permettent d’étudier le traitement inconscient profond; il montre qu’à des seuils de détection plus élevés, il reste une part de perception consciente qui inhibe les effets inconscients sur le paramètre mesuré178. Snodgrass propose un modèle à deux seuils, le seuil de conscience objectif et le seuil de conscience subjectif, et à trois niveaux, l’inconscient profond, la conscience phénoménale et la méta-conscience (voir Figure 4).

177 GREENWALD A.G.,DRAINE S.C. & ABRAMSR.L. (1996). Three cognitive markers of unconscious semantic activation. Science, 273, 1699-702; DEHAENE S. , NACCACHE L., LECLEC ' H G. , KOECHLIN E. , MUELLER M. , DEHAENE - LAMBERTZ G. , VAN DE MOORTELE P.F. & LE BIHAN D. (1998). Imaging unconscious semantic priming. Nature, 395, 597–600.

178 SNODGRASS M., BERNAT E. & SHEVRIN H. (2004). Unconscious perception: a model-based approach to method and evidence. Perception & Psychophysics, 66(5),846–867; SNODGRASS M. & SHEVRIN H. (2006). Unconscious inhibition and facilitation at the objective detection threshold: replicable and qualitatively different unconscious perceptual effects. Cognition, 101, 43–79.

Figure 4 : Le modèle de la conscience de Snodgrass et Shevrin

Dans le modèle de gauche, le seuil entre perception consciente et inconsciente

Dans le document Des Fantômes dans la Voix (Page 42-46)