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2.3.2.1 L’impossibilité interne de la biologie impliquée par le langage

Dans le document Des Fantômes dans la Voix (Page 87-90)

préservée, il s’agit du choix dit « relationnel » en psychologie cognitive et selon le processus secondaire d’après Brakel

I. 2.3.2.1 L’impossibilité interne de la biologie impliquée par le langage

Du côté de la biologie et des neurosciences, reconnaître ses propres limites revient à reconnaître que l’apparition du langage implique un saut épistémologique, c’est-à-dire, reconnaître la non continuité entre les niveaux de fonctionnement du sujet. Comme déjà évoqué, si nul saut qualitatif n’est nécessaire pour rendre compte de la réalité psychique, les neurosciences auraient les potentialités de l’appréhender entièrement. Autrement dit, le seul point d’impossibilité serait dans la matérialité biologique du cerveau. Lebrun346 indique que cela revient à avancer que la catégorie de l’impossible n’est reconnue à sa place que comme limite externe, et qu’à l’intérieur même de ses énoncés, l’impossibilité est réduite à n’être reconnue que comme une impuissance, à un « pas encore possible ». Pour le dire en termes analytiques, dans ce cas de figure, le biologiste consent à une castration primaire, mais pas à redupliquer celle-ci au sein-même de son appareillage symbolique. Pour illustrer ce point, Lebrun prend en exemple le dialogue entre Jeannerod et Hochman dans Esprit où es-tu? 347 . Il propose que Jeannerod impose son idée d’évolutionnisme à la réalité psychique et rend compte de l’apparition du sujet par un ensemble de complexifications.

L’aboutissement de la maturation dans ce surévolué qu’est l’être humain ne peut dès lors que plaider pour le fait qu’il faudra bien trouver au sein même de la biologie les mécanismes qui explicitent le fonctionnement de la psyché. Ainsi, Lebrun indique que Jeannerod fait là l’impasse sur l’intervention de l’Autre comme fait de langage, et exclut le point d’impossibilité interne impliqué par le langage: « Nous nous trouvons en quelque sorte devant la situation suivante: le biologiste, méconnaissant la subversion introduite par le langage méconnait du même coup que la limite aux énoncés scientifiques qui sont les siens n’est pas seulement la limite externe de la matérialité mais qu’elle est aussi interne, à savoir que ses énoncés véhiculent avec eux l’impossibilité de rendre compte de ce qu’est un sujet. Or, tant qu’une brèche n’a pas été ouverte en ce sens, aucune vraie interpellation ne peut venir de la rationalité psychanalytique. Tant que la rationalité scientifique ne prend pas en compte que la procédure, par laquelle elle s’est constituée comme science, a exclu la prise en compte de l’énonciation et qu’elle ne peut se tenir dans le seul registre du symbolique – dans le tout phallique – que parce qu’il y a eu une exception fondatrice (le cogito ou ce que l’acte du chercheur lui doit), cette dite rationalité ne peut prendre l’interpellation psychanalytique que comme une contestation stérilisante. »348.

Ce « cogito », cette exception fondatrice, s’inscrit dans la subjectivité du chercheur, dans la passion sous-jacente à sa quête scientifique et l’acte de foi fondateur posé par Du Bois-Reymond et Brücke pourrait en être considéré un exemple premier. Lebrun: « Pour le biologiste, [la limite] que porte avec lui le signifiant ne peut continuer à être méconnue; il ne

346 LEBRUN J.-P. (1993). De la maladie médicale, op. cit.

347 HOCHMANN J. et JEANNEROD M. (1996). Esprit , où es - tu ?, op. cit.

348 LEBRUN J.-P. (1993), op. cit., 152-153; italiques rajoutées.

peut être seulement limité par le réel qui lui échappe aujourd’hui mais qui demain dans sa logique ne lui échappera plus. (…) Nous n’avons pas à prendre nos distances vis-à-vis d’une telle conception sous prétexte qu’il s’agit d’une utopie, mais plutôt parce que penser les choses ainsi équivaut à ne pas reconnaître sa place à l’impossible et dès lors se condamner à ne plus pouvoir entendre la spécificité de ce qu’est un sujet; de ce fait, c’est un champ de recherche particulièrement fécond que nous fermons. S’il veut atteindre la hauteur de ses prétentions bien légitimes, il faudra au neurophysiologiste prendre la juste mesure de ce que parler veut dire, de ce que le langage implique comme dénaturation de l’animal humain, et de ce qu’il faille traiter l’appareil symbolique de la science aussi comme un réel. »349.

L’exception fondatrice étant un acte de foi, l’idée est alors que l’élan de chaque chercheur touche également à la dimension de son désir singulier, dont la nature est celle d’une conviction et non d’une décision raisonnée. À ce propos, Lebrun évoque l’exemple du travail Tassin, neurobiologiste qui recherche les arguments neurobiologiques de l’existence de l’inconscient; il tente de comprendre l’état de fonctionnement du cerveau dans les périodes très particulières durant lesquelles cet inconscient s’exprime (voir I.1.2.4): « J’ai longtemps été un neurobiologiste classique, intéressé par la psychiatrie. Il y a une dizaine d’années, j’ai eu l’occasion de faire une expérience en psychanalyse, et j’ai découvert que j’avais un inconscient, ce dont j’avais jusqu’alors douté. Quand on vit ce genre d’expérience, on est obligé de reconnaître l’existence de l’inconscient et il devient alors difficile de prétendre avoir une démarche scientifique sans tenir compte de ces éléments observés, même s’ils ne sont pas immédiatement explicables. ».350

Le dialogue suivant entre les rédacteurs de la revue de sciences humaines Tracés 351 en interview avec Jeannerod touche probablement à cette dimension du problème: « Vous parliez d’une différence entre états mentaux et états mentaux de laboratoire. Comment pensez-vous cette différence? Cela rejoint une autre question, qui concerne l’ensemble des sciences du comportement, à savoir celle de la place de l’expérimentateur. ». Jeannerod:

« C’est vrai que l’expérimentateur est lui-même un sujet, etc. Dans la mesure où l’on élimine les contenus individuels en prenant suffisamment de précautions méthodologiques, cela n’intervient pas. Pour ce qui nous concerne, toutes nos consignes sont enregistrées, de manière à éviter justement les différences individuelles dans les rapports expérimentateur/

sujet. C’est la plupart du temps un ordinateur qui pilote l’expérience. Cela intervient certainement dans l’interprétation du résultat. Chaque expérimentateur a une idée préconçue de ce qu’il va trouver, un bagage théorique qui le fait s’intéresser plus à une chose qu’à une autre. Chaque expérimentateur est un point de vue sur l’expérience (…). Bref il est assez facile de passer outre les problèmes posés par la présence de l’expérimentateur. »352. Les rédacteurs rappliquent: « (…) le comportement “j’expérimente” est un comportement qui, au même titre que tous les autres et selon un postulat fondateur des sciences cognitives, doit être étudié expérimentalement. Faut-il penser particulièrement ce cercle? ». Jeannerod:

« Le comportement de l’expérimentateur est un objet d’étude en soi. Des choses assez spectaculaires ont été faites notamment en sociologie cognitive. Le comportement de l’expérimentateur peut être étudié comme tous les autres comportements, et il l’a été. Je ne sais pas si cela pose un problème de principe. On verra, on essaye, il faut prendre

349 Ibid., p. 154.

350 TASSIN J.-P. (1991). Biologie et inconscient. Dans Le cerveau dans tous ses états , Entretiens de M. Sicard, Presses du CNRS.

351 BUSTO G., FENEUIL A. & SAINT-GERMIER P. (Septembre 2005), art. cité.

352 Ibid., italiques rajoutées.

toutes les précautions possibles. Quoi qu’il en soit l’expérimentation sur l’expérimentation a permis d’identifier un certain nombre d’expériences dans lesquelles l’expérimentateur influait, par son comportement, sur le résultat de l’expérience. C’est l’histoire du cheval qui comptait en tapant du sabot. On s’est aperçu que l’expérimentateur, de bonne foi, avait dans son comportement une sorte de rythme perçu par le cheval. Ainsi on a dénoncé un certain nombre d’illusions expérimentales. »353.

L’idée ici n’est pas de dénoncer que l’expérience scientifique ne fait que produire ce que le désir du chercheur a su y susciter, puisque reconnaître la contingence de la matérialité du corps implique la reconnaissance de ce que cette contingence fait résistance, ne se laisse pas structurellement réécrire de toutes les façons possibles: on ne peut pas tout faire dire ou faire jaillir de son objet de recherche du fait du désir sous-jacent à sa façon de le prendre, de le questionner. Néanmoins, l’idée est quand même que la forme du questionnement posée par le sujet à ce qu’il souhaite appréhender conditionne la réponse qu’il percevra en retour de ce mouvement. L’idée serait donc plutôt que si on ne peut pas tout faire dire à la matière interrogée, ce qu’on en recevra comme retour sera quand même marquée de sa question.

Green (1992) va dans ce sens: « C’est que la science se refuse à analyser les conditions exactes de sa production effective, c’est-à-dire les conditions même d’apparition de l’“idée”

créatrice, dans sa démarche comme ailleurs. Elle ne prend pas en compte le fait que l’idée créatrice dérive de processus associatifs parfaitement en dehors de la logique rationnelle et sur lesquels précisément la science ne sait rien dire, alors qu’elle a beaucoup à dire sur la production scientifique elle-même. C’est dire à quel point une position extrême de la biologie devient insoutenable. Jusqu’à présent la biologie se donnait pour but la connaissance d’un champ particulier, le vivant. Avec la neurobiologie moléculaire, elle se donne donc désormais pour but d’expliquer la Science, je veux dire les conditions d’apparition de l’idée scientifique. C’est ce qui ressort du dialogue dans lequel Changeux veut convaincre son collègue mathématicien354 de la dépendance des mathématiques à l’organisation cérébrale!

La question est alors de savoir si l’on peut soutenir une telle visée tout en restant fidèle aux critères qui fondent la démarche scientifique. » 355.

Ce qui semble être en jeu dans la façon dont le désir sous-jacent du chercheur impose sa marque sur la réponse qu’il recevra en retour de l’objet interrogée c’est sa façon d’être dans le langage. Green encore: « (…) il me semble que les arguments des biologistes risquent de se retourner contre eux. Soucieux de combattre toute théorie qui survalorisait à des fins “spiritualistes” la différence entre l’animal et l’homme, ils n’ont cessé de souligner l’absence, en biologie, de propriétés exclusivement spécifiques de l’humain. S’il est bien clair que le récepteur à la dopamine ou à l’acétylcholine est le même chez le rat et l’homme, ces constatations qui servaient d’abord le combat militant des neurobiologistes vont leur poser des problèmes inattendus lorsque l’on s’attaque à la spécificité humaine. Car s’il est vrai que la marge des différences est si étroite, la connectivité à elle seule suffit-elle à rendre compte de cette spécificité humaine qu’il leur faut bien reconnaître? Peut-être faut-il invoquer qu’une petite différence devienne décisive par ses conséquences qualitatives?

Et c’est là, dans ces conséquences qualitatives, qu’apparaît l’obligation de réintroduire ce dont on voulait à tout prix circonvenir l’influence: le psychisme, sa relation au langage et les rapports de ce dernier avec la pensée. Pour éviter que la psychanalyse devienne digne de considération, une contre-stratégie lui préfère une conception autre du psychisme. C’est ce

353 Ibid., italiques rajoutées.

354 CHANGEUX J.-P. & CONNES A. (2000). Matière à penser, Paris, Odile Jacob.

355 GREEN A. (1992).Un psychanalyste face aux neurosciences, art.cité.

que l’on tente aujourd’hui avec l’approche “cognitiviste” de la psychologie dont il n’est pas surprenant que la dimension également mécaniciste dérive dans l’intelligence artificielle.

Un effet de plus de la volonté de dissocier l’affectif et le cognitif. (…) L’émergence des significations relève de l’examen des rapports du langage à la pensée (rapports cerveau/

langage et langage/pensée) – ce qui exige sans doute une ré-appréhension de ce qu’est la pensée, cette fois-ci à la lumière des hypothèses psychanalytiques. »356.

Dans le document Des Fantômes dans la Voix (Page 87-90)