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1.1.1.2 L’homme aux rats

Dans le document Des Fantômes dans la Voix (Page 111-115)

préservée, il s’agit du choix dit « relationnel » en psychologie cognitive et selon le processus secondaire d’après Brakel

II. 1.1.1.2 L’homme aux rats

Cette dynamique est également bien illustrée dans le cas clinique de l’homme aux rats394. Un homme vient en consultation chez Freud parce qu’il souffre d’une grande peur obsessionnelle. Quand il était à l’armée, il avait entendu un officier supérieur décrire une torture particulière: un pot contenant un rat est placé contre les fesses d’une victime, où l’animal se fraie un passage dans l’anus. L’homme aux rats craint que cette torture soit appliquée à son père ou bien à une jeune femme dont il est amoureux. Le fait que son père soit mort depuis des années indique le caractère complètement irrationnel de cette crainte.

Malgré tout, l’idée s’impose à lui avec insistance, le plus souvent sous forme de menace.

394 Voir également BAZAN A. & VAN BUNDER D. (2005). Some comments on the emotional and motor dynamics of language embodiment. A neurophysiological understanding of the freudian unconscious. Dans Body Image & Body Schema, Interdisciplinary Perspectives, dir. H. De Preester et V. Knockaert, Amsterdam et Philadelphia, John Benjamins, 49-107.

Il se sent obligé de faire telle ou telle chose d’une façon très précise de peur que cette menace ne se réalise.

Le caractère irrationnel de la crainte ne peut être saisi que si l’obsession est remise dans le contexte de l’histoire du patient. Un des principaux soucis de l’homme aux rats est à cette époque le choix entre deux épouses possibles. Tout en étant épris d’une autre dame, il est informé par sa mère que, peu après la mort de son père, une cousine s’est déclarée prête à lui donner une de ses filles en mariage. L’homme se trouve donc devant un dilemme concernant son mariage, qui se dit Heiraten en allemand. Ce problème de Heiraten renvoie également à son père. Peu avant de rencontrer celle qui allait devenir sa femme, le père avait en effet fait des avances à une jolie fille qui était toutefois désargentée et de modeste naissance. Il avait finalement renoncé à cette dame et en avait choisi une autre de famille aisée, la mère de l’homme aux rats. Le dilemme du fils est donc similaire à celui du père:

le choix entre son désir ou les vœux de la famille.

Au cours des séances avec Freud, une autre lecture du signifiant « rat » apparaît395. L’homme aux rats raconte comment, enfant, il avait une nourrice avec qui il prenait des libertés: « Lorsque j’allais dans son lit, je la découvrais et la touchais, chose qu’elle me laissait faire tranquillement.»396. Il se souvient aussi comment peu après elle se maria à un Hofrat, titre qui témoignait d’un certain statut en Autriche à l’époque, et que, à partir de ce jour, il dut pour s’adresser à elle utiliser l’expression Frau Hofrat. Les mots Heiraten et Hofrat contiennent tous deux le groupe de phonèmes « rat » qui aurait acquis dans la vie de l’homme aux rats un statut spécial du fait des références particulières à sa vie amoureuse et à celle de son père. En effet, le signifiant « rat » réapparaît fréquemment au cours de l’analyse, comme dans Spielratte, une dette de jeu de son père, et dans Raten, l’argent qu’il devait à Freud pour les séances. L’homme aux rats avait l’habitude de compter intérieurement le coût des séances en Raten au lieu d’espèces: Eine Rat, Zwei Raten, etc.

Tout cela confirme l’importance de ce groupe de phonèmes.

On voit donc qu’au fil de l’analyse de l’homme aux rats une constante se dégage. Elle ne se présente pas sous la forme d’une constante sémantique, mais bien d’un fragment de parole — le signifiant « rat ». L’obsession qu’a l’homme aux rats pour le supplice s’éclaire lorsque le mot « rat » ne fait plus l’objet d’une lecture sémantique, renvoyant à un rongeur, mais est considéré comme un signifiant, un fragment phonologique. Les différents épisodes de vie racontés, à première vue complètement décousus, trouvent leur cohérence dans le réseau de sens que tisse le signifiant « rat ». Ce mot est capable de renvoyer à différentes réalités sémantiques en les dotant de qualités émotionnellement équivalentes indépendamment du contexte. Cette qualité émotionnelle dans ce cas précis est de l’ordre d’une anxiété obsessionnelle.

II.1.1.1.3 Signorelli

De la même façon, dans Psychopathologie de la vie quotidienne, l’oubli par Freud du nom

« Signorelli » ne semble pas avoir été motivé par un conflit sémantiquement lié au peintre Signorelli, mais par un conflit sémantiquement lié à une variante phonologique du mot

« Signorelli »: signor ou « seigneur ». Freud raconte: « Dans l’exemple sur lequel avait porté mon analyse en 1898, le nom que je m’efforçais en vain de me rappeler était celui du maître auquel la cathédrale d’Orvieto doit ses magnifiques fresques représentant les

395 En psychanalyse, on définit le signifiant comme une séquence de phonèmes formant ou non un mot ou une phrase qui se révèle être une unité organisationnelle d’ordre psychique pour un sujet.

396 FREUD S. (1919/1954). Cinq psychanalyses, trad. M. Bonaparte et R. Loewenstein, Paris, PUF, p. 203.

“choses dernières”. À la place du nom cherché, Signorelli, deux autres noms de peintres, Botticelli et Boltraffio, s’étaient imposés à mon souvenir, mais je les avais aussitôt et sans hésitation reconnus comme incorrects. […] Quant aux conditions dans lesquelles s’était produit l’oubli […]: je faisais, en compagnie d’un étranger, un voyage en voiture de Raguse, en Dalmatie, à une station d’Herzégovine; au cours du voyage, la conversation tomba sur l’Italie et je demandai à mon compagnon s’il avait été à Orvieto et s’il avait visité les célèbres fresques de… L’oubli du nom s’explique, lorsque je me rappelle le sujet qui a précédé immédiatement notre conversation sur l’Italie, et il apparaît alors comme l’effet d’une perturbation du sujet nouveau par le sujet précédent. Peu de temps avant que j’aie demandé à mon compagnon de voyage s’il avait été à Orvieto, nous nous entretenions des mœurs des Turcs habitant la Bosnie et l’Herzégovine. J’avais rapporté à mon interlocuteur ce que m’avait raconté un confrère exerçant parmi ces gens, à savoir qu’ils sont pleins de confiance dans le médecin et pleins de résignation devant le sort. Lorsqu’on est obligé de leur annoncer que l’état de tel ou tel malade de leurs proches est désespéré, ils répondent:

“Seigneur (Herr), n’en parlons pas. Je sais que s’il était possible de sauver le malade, tu le sauverais.” [Littéralement: Herr, was ist da zu zagen (“Seigneur, que peut-on en dire”).]

Nous avons là deux noms: Bosnien (Bosnie) et Herzegowina (Herzégovine) et un mot:

Herr (Seigneur), qui se laissent intercaler tous les trois dans une chaîne d’associations entre Signorelli — Botticelli et Boltraffio. J’admets que si la suite d’idées se rapportant aux mœurs des Turcs de la Bosnie, etc., a pu troubler une idée venant immédiatement après, ce fut parce que je lui ai retiré mon attention, avant même qu’elle fût achevée. Je rappelle notamment que j’avais eu l’intention de raconter une autre anecdote qui reposait dans ma mémoire à côté de la première. Ces Turcs attachent une valeur exceptionnelle aux plaisirs sexuels et, lorsqu’ils sont atteints de troubles sexuels, ils sont pris d’un désespoir qui contraste singulièrement avec leur résignation devant la mort. Un des malades de mon confrère lui dit un jour: “Tu sais bien, Seigneur [Herr], que lorsque cela ne va plus, la vie n’a plus aucune valeur.” Je me suis toutefois abstenu de communiquer ce trait caractéristique, préférant ne pas aborder ce sujet scabreux dans une conversation avec un étranger. Je fis même davantage: j’ai distrait mon attention de la suite des idées qui auraient pu se rattacher dans mon esprit au sujet: “mort et sexualité”. J’étais alors sous l’impression d’un événement dont j’avais reçu la nouvelle quelques semaines auparavant durant un bref séjour à Trafoï, un malade, qui m’avait donné beaucoup de mal, s’était suicidé, parce qu’il souffrait d’un trouble sexuel incurable. Je sais parfaitement bien que ce triste événement et tous les détails qui s’y rattachent n’existaient pas chez moi à l’état de souvenir conscient pendant mon voyage en Herzégovine. Mais l’affinité entre Trafoï et Boltraffio m’oblige à admettre que, malgré la distraction intentionnelle de mon attention, je subissais l’influence de cette réminiscence.»397.

397 FREUD S. (1901/1953). Psychopathologie de la vie quotidienne, trad. S. Jankélévitch, Paris, Payot, pp. 2-4.

Figure 7: L’oubli du nom « Signorelli » par Freud

L’oubli du nom « Signorelli » est l’effet de « mobiles psychiques », comme dit Freud, qui ajoute: « Je voulais donc oublier quelque chose; j’ai refoulé quelque chose. Je voulais, il est vrai, oublier autre chose que le nom du maître d’Orvieto; mais il s’est établi, entre cette

“autre chose” et le nom, un lien associatif, de sorte que mon acte de volonté a manqué son but et que j’ai, malgré moi, oublié le nom, alors que je voulais intentionnellement oublier l’“autre chose”. Le désir de ne pas se souvenir portait sur un contenu; l’impossibilité de se souvenir s’est manifestée par rapport à un autre. »398. Il est important de noter que le lien entre le contenu refoulé et le contenu entraîné dans ce refoulement est fait non pas par leur sémantique, mais bien par la forme phonologique. Freud commente d’ailleurs que ce lien est « tout à fait curieux » et il en donne les détails: « Le nom Signorelli a été divisé en deux parties. Les deux dernières syllabes se retrouvent telles quelles dans l’un des noms de substitution (elli), les deux premières ont, par suite de la traduction de Signor en Herr (Seigneur), contracté des rapports nombreux et variés avec les noms contenus dans le sujet refoulé, ce qui les a rendues inutilisables pour la reproduction. La substitution du nom de Signorelli s’est effectuée comme à la faveur d’un déplacement le long de la combinaison des noms “Herzégovine-Bosnie”, sans aucun égard pour le sens et la délimitation acoustique des syllabes. Les noms semblent donc avoir été traités dans ce processus comme le sont les mots d’une proposition qu’on veut transformer en rébus. […] Et, à première vue, on n’entrevoit pas, entre le sujet de conversation dans lequel figurait le nom Signorelli et le sujet refoulé qui l’avait précédé immédiatement, de rapport autre que celui déterminé par la similitude de syllabes (ou plutôt de suites de lettres) dans l’un et dans l’autre. »399. On ne peut être plus clair: dans l’appareil psychique, une organisation fondée sur la forme du mot est révélée.

II.1.1.2 Autres cas cliniques

398 Ibid., p.4.

399 Ibid., pp. 5-6.

Nous venons de décrire un nombre de cas rapportés par Freud où un comportement (une attaque de panique, une anxiété obsessionnelle, un oubli) trouve son sens dans l’histoire du sujet par le lien établi par la forme du langage. Ce type de lien se vérifie quotidiennement dans la pratique clinique actuelle. Voici quelques brefs exemples400.

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