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La rationalité comme objet en sciences de la communic La rationalité comme objet en sciences de la communic La rationalité comme objet en sciences de la communic

La rationalité comme objet en sciences de la communicLa rationalité comme objet en sciences de la communic

La rationalité comme objet en sciences de la communicaaaationtiontion tion

L’un des arguments décisifs pour faire de la rationalité un objet de recherche propre-ment communicationnel me paraît être le suivant : nos conceptions de la rationalité et du rap-port entre l’homme et la nature ne sont pas uniquement élaborées dans le cénacle des sciences humaines et sociales, ni induites seulement par le progrès supposé des sciences de la nature. Car la problématisation de la rationalité et des relations à la nature s’élabore tout aussi fonda-mentalement dans le champ social et dans les discours sociaux. C’est ce que j’avais tenté de montrer dans ma thèse sur la représentation de la rationalité à la télévision95. Il me semble éga-lement que l’épisode de « l’affaire Sokal » a été un bon révélateur du fait que les conceptions de la rationalité ne concernent pas uniquement l’espace restreint des séminaires scientifiques96. Si la problématique de la rationalité est communicationnelle, c’est parce qu’elle se donne à lire dans la circulation médiatique des idées et dans son ancrage dans divers champs de pratique professionnelle : information journalistique et médias, édition, musées, communication des institutions scientifiques et culturelles, droit et éthique appliquée, métiers du patrimoine natu-rel et de la conservation, organisations non gouvernementales et partis politiques, etc. Si le chercheur en communication se trouve d’emblée relativement à l’aise quand il s’agit d’interroger les représentations médiatiques des sciences, ou la mise en exposition des savoirs, ce tropisme disciplinaire de l’étude des « représentations de… » porte en lui-même sa contra-diction quand on plonge dans la problématique des relations à la nature : choisir de recueillir

94 C’est, schématiquement résumé, le sens des propositions d’Horkheimer et Adorno dans La dialectique de la raison, Op. Cit.

95 Babou (1999). J’ai poursuivi dans cette voie, quoique de manière plus spéculative et réduite en traitant des discours sociaux à propos de l’analogie. Voir Babou (2006).

des corpus de signes, et autonomiser ainsi l’espace communicationnel de la rationalité, c’est se placer à distance de la nature, déjà dans le bain du langage – des langages -, déjà dans l’attitude consistant à avoir accepté le grand partage entre nous et la nature. Si les savoirs produits ainsi ont leur validité et leur légitimité, cette focalisation sur les représentations signifie tout de même que l’on contribue au long processus de mise en représentation de la nature comme un texte, comme une construction sociale, et que c’est l’essentiel de ce qu’il y a à en penser. Or, c’est justement cela qui constitue l’un des enjeux des luttes sociales autour de la question du progrès, des sciences et des techniques, et de l’environnement : la crise environnementale, dont la perception sociale est forte en ce début de XXIe siècle, génère des débats et surtout des ac-tions (par exemple le fauchage de champs de maïs transgénique par des organisaac-tions écologis-tes, ou encore le changement de pratiques de consommation chez les décroissantistes) qui nous imposent de ne pas rester prisonniers de l’espace des représentations pour aborder ces ques-tions. Ces luttes sociales tentent de penser la nature comme facteur intime de notre devenir historique, et non comme simple ressource extérieure à la culture et qu’il suffirait d’exploiter dans la perspective du développement économique et social. Ceci n’exclut pas, bien entendu, qu’il y ait une utilisation stratégique de la communication par les gens engagés dans ces luttes, ni la mise en place d’actions destinées à agir sur les représentations de manière à influencer les choix politiques. Mais le contact direct avec la nature via l’action physique ou par l’intermédiaire d’une intervention sur les systèmes de production ou de consommation paraît l’enjeu essentiel de ces luttes. Dans le champ culturel, où se construit en partie la problémati-que des relations entre l’homme et son environnement, on constate également cette volonté d’un cadrage problématique dans l’ordre de l’action, comme l’indique Joëlle Le Marec à pro-pos du public des expro-positions scientifique à la Cité des sciences :

Ce que les visiteurs disent des relations potentielles institution/public dessine l'existence potentielle d'un espace réel où sont activés les fondements anthropologiques non pas de l'imaginaire, mais du rapport à la réalité, grâce à la création potentielle d'un collectif dans un espace de la cité, collectif qui prend son sens et sa vocation à ce niveau-là, au-delà de son existence « simplement » sociale. On ne peut se satisfaire de la description d'un phénomène comme étant une somme de contraintes et d'opportunités. Un phéno-mène comme celui de l'environnement ne saurait se limiter à être un thème d'exposition, prétexte à ce que soit rejouée pour la millième fois la comédie des rapports sociaux et des « enjeux » de diffusion des sciences et des techniques. Il est potentiellement un champ de réalité pour lequel de nouveaux collectifs doivent être constitués. Il est potentiellement tel non pas parce que les visiteurs au stade préalable des entretiens sont d'incorrigibles naïfs, ou bien des enquêtés désireux de mettre en valeur la noblesse de leurs aspirations sans en assumer les conséquences concrètes, mais parce que l'institution apparaît poten-tiellement comme étant une zone sociale franche, encore et toujours à l'état de projet, dès lors que les thèmes qu'elle propose activent le besoin d'une prise en charge symbolique de l'avenir par un collectif nouveau, et que l'institution elle-même apparaît comme le moyen inédit et disponible pour assurer cette prise en charge non assumée par le fonctionnement social classique.97

Face aux contestations sociales des modes de gestion de la nature, ou à celles des cadra-ges problématiques de la question environnementale, les sciences humaines et sociales ont adopté une conception volontiers constructiviste de la nature : cette dernière serait avant tout une construction historique, une représentation, voire une idéologie. Y croire comme à une réalité, comme composante de notre devenir historique, a conduit le mouvement écologiste à être taxé de romantisme naïf, d’antihumanisme, voire même d’être suspecté d’affinités avec le

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nazisme98. L’homme devrait rester la mesure de toute chose, car sinon nous risquerions la bar-barie. Heureusement, tous les auteurs ne se complaisent pas dans ces caricatures, mais elles ont toutefois pu fait référence et trouver leur public au sein même des sciences humaines et socia-les.

De nombreux discours sociaux, plus ou moins théorisés, reprennent dans le contexte de l’écologie politique ou dans celui du débat public à propos de sciences ces mêmes questions de la coupure entre l’homme et la nature. Par ailleurs, le fait même qu’on mette en place des normes internationales de protection de l’environnement, ou encore que des organismes de régulation élaborent, en vue d’un usage international, des catégories de gestion du patrimoine naturel, indique assez clairement que les catégories de pensée qui organisent nos conceptions de la rationalité font débat et évoluent, et ceci autant dans l’espace public que dans la sphère universitaire.

Au plan des enjeux disciplinaires du thème de la rationalité, je me permettrai une ob-servation. Si les sciences de l’information et de la communication ont volontiers défini leur périmètre et leurs objets en affinité avec des problématiques philosophiques, et si « raison et communication paraissent intimement liées »99, elles n’ont presque jamais intégré frontalement la nature dans le champ de leurs préoccupations. On ne relève ainsi ce thème nulle part dans les textes sélectionnés lors de l’élaboration des « Textes essentiels » du dictionnaire réalisé sous la direction de D. Bougnoux en 1993, si ce n’est une référence rapide à la question environ-nementale, dans l’introduction, chargée d’illustrer la montée d’une « conscience planétaire » écologiste depuis que l’image de la Terre vue de l’espace a été diffusée à grande échelle100. Au-tre indice, quand on compulse les sommaires des principales revues de noAu-tre discipline, on ne trouve pas non plus la trace d’un intérêt pour le thème de la nature : aucun numéro de la revue Hermès sur ce thème, rien non plus dans la revue Réseaux ; trois numéros tout de même pour la revue Communications de l’EHESS qui existe depuis 1963101, trois articles seulement pour la revue Communication de l’université de Laval au Québec qui a pourtant publié 27 numéros non thématiques à ce jour depuis 1975, un seul article (où le thème est présent de manière latérale) dans la revue Études de communication, aucun thème de numéro dans la revue Re-cherches en communication de l’université de Louvain en Belgique, etc. À ce rapide survol bibliographique, on peut ajouter les quelques (rares) ouvrages faisant office de « sommes » ou de manuels pour étudiants pour notre discipline : aucun traitement du thème de la nature dans L’explosion de la communication102, pas plus que dans l’Histoire des théories de la communi-cation103, ni dans Sociologie de la communication et des médias104, et rien non plus dans Sociologie

98 C’était le sens du pamphlet de Luc Ferry : Ferry (1992).

99 Bougnoux (1993, p. 9).

100 Ibid., p. 12.

101 Communications n° 22/1974 « La nature de la société » (avec des articles de Serge Moscovici, Edgar Morin, Joël De Rosnay, etc.), Communications n° 61/1996 « Natures extrêmes » (avec des articles de David Le Breton, Véronique Nahoum-Grappe, etc.) et Communications n° 74/2003 « Bienfaisante nature » (avec des articles d’André Micoud, Françoise Dubost et Bernadette Lizet, etc.). Les contributeurs de ces trois numéros appartiennent majoritairement au champ de la sociologie ou de l’ethnologie, et non à celui de la communication qui n’y apparaît pas.

102 Proulx et Breton (1996).

103 Mattelart et Mattelart (2002).

de l’information105. Une fouille rapide dans les archives ouvertes du CNRS en sciences de l’information et de la communication ne donne guère plus de résultats106. Les principaux tra-vaux que l’on peut découvrir en sciences de l’information et de la communication, autour de questions environnementales, proviennent du laboratoire Gripic (Celsa – Paris IV) et ont été impulsés par Yves Jeanneret et Nicole D’Almeida107, ou correspondent à des recherches isolées et n’ayant pas vraiment d’ancrage dans une « école »108. Ils portent essentiellement sur les re-présentations de l’environnement dans les médias, sur le thème du développement durable, et sur les formes du débat public autour de ces thèmes.

La question des relations entre l’homme et la nature, dont on vient de voir qu’elle est assez peu présente dans les sciences de l’information et de la communication, paraît pourtant intéressante pour un champ qui ne cesse de revendiquer un regard sur la matérialité des dispo-sitifs de communication109.

La proposition que je fais se décline et se résume alors selon les points suivants :

1) La description de la rationalité relève autant d’une analyse symbolique qu’organisationnelle et matérielle : elle engage des pratiques sociales, des collectifs organisés et des dispositifs au sein de champs que l’on peut désigner et qui lui donnent un caractère contingent, non universel. La rationalité ne s’actualise pas dans ces champs et dispositifs comme dans un rapport du type à l’occurrence qui en préserverait l’idéal d’universalité ou de transcendance conceptuelle. On doit partir de l’idée que la rationalité se donne toute entière à l’observation dans l’hétérogénéité et la singularité de ces champs de pratiques et ces dispositifs.

2) L’analyse de la rationalité doit donc avoir une forte composante empirique et des-criptive car la pratique exclusive d’une recherche de concepts purs et posés a priori à son sujet, ou la description de l’histoire des idées humaines relatives à la rationalité ou à la nature, sont déjà des choix implicites orientés idéologiquement dans le sens d’une adhésion au paradigme de la coupure entre humains et non-humains, choix qui n’a rien d’universel.

3) La démarche que je propose ne se résume pas à étudier empiriquement les pratiques et discours sociaux à propos de rationalité ou de nature ; elle implique également une descrip-tion de facteurs naturels : par exemple, la prise en compte des contraintes géophysiques d’un territoire et de la dynamique du déplacement d’espèces capables de choix stratégiques peuvent compléter l’analyse communicationnelle et socio-anthropologique de la construction du rap-port entre l’homme et la nature.

4) Il ne s’agit pas de décrire une hypothétique coupure entre humains et non-humains, mais les médiations et des déplacements qui contribuent à légitimer et à construire une dis-tance, variable, débattue et éventuellement conflictuelle. C’est dans ce contexte d’une inten-tion de déplier des médiainten-tions en restant attentif à l’hétérogénéité parfois contradictoire des pratiques et des discours sociaux, dans des terrains anthropologiquement définis comme autant

105 Balle et Padioleau (1973).

106 http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/

107 Almeida (D’) (2005, 2006), Jeanneret (2004, 2008).

108 Par exemple Nedjar-Guir (2000) ou Salmon (2001).

109 Cette faible présence du thème de la nature ou de l’environnement dans notre discipline doit cepen-dant être relativisée dans la mesure où, dans une discipline voisine comme la sociologie par exemple, la sociologie de l’environnement a une existence institutionnelle récente et encore fragile (Boudes, 2008). Selon Boudes, la sociologie de l’environnement est également un secteur encore peu institutionnalisé aux États-Unis en dépit de ses trente années d’existence (Ibid., p. 468-471).

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de cas singuliers, que notre habitus disciplinaire de chercheurs en communication peut s’avérer très utile, même si nous n’avons aucune propriété privée à défendre vis-à-vis d’autres discipli-nes de ce point de vue.

Je vais maintenant présenter les travaux sur lesquels s’appuie cette demande d’habilitation à diriger des recherches. Je proposerai tout d’abord une série de recherches por-tant sur le thème des relations entre sciences, communication et société, thème qui a constitué la colonne vertébrale des travaux que nous avons menés, Joëlle Le Marec et moi-même, dans le cadre du laboratoire « Communication, Culture et Société » que nous avons fondé à l’École Normale Supérieure Lettres et Sciences humaines. Ensuite seulement je présenterai le terrain ethnographique argentin qui m’a donné la possibilité de problématiser la rationalité dans le contexte des relations entre l’homme et la nature.

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