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La rationalité au risque de l’idéalisme rationalité au risque de l’idéalisme rationalité au risque de l’idéalisme rationalité au risque de l’idéalisme

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La rationalité au risque de l’idéalisme rationalité au risque de l’idéalisme rationalité au risque de l’idéalisme rationalité au risque de l’idéalisme

Je souhaite donner une consistance empirique à un objet trop souvent défini à partir de considérations spéculatives et resté prisonnier du champ d’une philosophie idéaliste. Il s’agit de se démarquer radicalement d’une définition de l’objet « rationalité » comme concept, comme compétence cognitive ou comme produit de la conscience. Car on répond alors à la question de sa définition avant même de l’avoir posée à partir du moment où l’on y répond philosophi-quement : la rationalité relèverait d’une démarche philosophique – c'est-à-dire conceptuelle - car la philosophie aurait à voir avec la rationalité depuis son origine. Cette tautologie me para-ît, au-delà du problème logique qu’elle pose, éminemment critiquable par son ethnocen-trisme : elle repose avant tout sur le corpus des auteurs de l’antiquité grecque, sur celui de la

43 Bourdieu (2001, p. 60-61).

44 La pénétration de la sociologie des controverses dans le secteur des sciences « dures », et de l’usage qui en est fait sans recul critique et sans la culture disciplinaire nécessaire, par des « amateurs », à des fins de vulgarisa-tion destinée aux étudiants, est d’ailleurs très inquiétante pour la formavulgarisa-tion dispensée aux futurs scientifiques. D’autant que, si j’en crois mes observations quotidiennes qui fourniraient un excellent « terrain » pour une thèse, cette vulgarisation maladroite de la sociologie des sciences se déploie dans un contexte où les effets de dévoilement sont plus « rentables » pédagogiquement (et sans doute éditorialement) que le patient travail d’observation empi-rique et l’analyse critique informée par une bonne connaissance du champ et des problématiques. J’ai pu observer, lors de mon terrain argentin, à quel point la sociologie des controverses avait pénétré profondément l’imaginaire des biologistes avec lesquels j’ai travaillé (Babou, 2009b).

philosophie européenne de l’âge classique aux Lumières ou encore sur celui du positivisme ou de sa critique au sein des pays industrialisés.

Ma démarche ne s’inscrit cependant pas dans une visée positiviste érigeant la « vérifica-tion empirique » des modèles en dogme épistémologique : à mon sens, le problème des appro-ches philosophiques de la rationalité n’est pas méthodologique, mais clairement ontologique. Si je critique l’idéalisme, ce n’est pas non plus au nom d’un matérialiste historique marxiste. La critique de l’idéalisme allemand des néo-hégéliens (Max Stirner, Bruno Bauer et surtout Lud-wig Feuerbach) par K. Marx et F. Engels 45, si on en écarte le projet communiste que je n’ai jamais partagé, reste cependant un bon modèle pour lutter contre la permanence des formes de l’idéalisme idéologique dans les sciences humaines et sociales.

La démarche d’Habermas, lors des diverses phases de son élaboration conceptuelle de la rationalité, a consisté à dégager la théorie critique de son ancrage post-marxiste d’une l’analyse de la société en termes de rapports de production auxquels il va substituer, comme moteur du changement historique et social, la communication. Ceci l’a conduit à élargir la rationalité à un ensemble de relations posées a priori entre le discours et l’action, c'est-à-dire à une appro-che communicationnelle de la société46.

Le tournant communicationnel d’Habermas a cherché à se déployer dans des domaines aussi divers que le droit, les sciences, la médecine, la conversation courante ou encore l’art. Mais une telle extension des systèmes susceptibles de supporter une évaluation en termes de vérité (axe sémantique) ou de validité (axe formel de la recevabilité des expressions) a été pen-sée principalement par analogie avec le domaine de l’argumentation, le syllogisme en restant le modèle47. Une conception de ce type conduit à traiter avant tout de formalismes discursifs langagiers, homogènes dans leur substance, à partir de catégories posées a priori et de typolo-gies abstraites supposant des régularités, et à privilégier l’étude de secteurs marqués par la nor-mativité et la recherche de consensus sociaux48. Cette tendance formaliste de la pensée d’Habermas se donne d’ailleurs à lire dans les choix de présentations de ses hypothèses sous la forme de tableaux, généralement à double entrée et articulant deux axes d’opposition, ou en-core par la récurrence de tableaux typologiques dont les cases correspondent le plus souvent à des structures d’exclusion (culture, société, personne49 ; sacral vs profane50 ; etc.), et non à des systèmes hiérarchisés : en quelque sorte à des catégories pures de l’entendement.

La réflexion sur la rationalité garde encore aujourd’hui, dans les divers domaines où elle se déploie, la marque de l’idéalisme. Un exemple contemporain nous en est donné par le col-loque « Les limites de la rationalité » qui eut lieu en 1993 à Cerisy51. Issu d’un rapprochement,

45 Marx et Engels (1845).

46 Cette volonté est présente dans divers textes d’Habermas, en particulier dans L’espace public, Raison et légitimité, Connaissance et intérêt, La technique et la science comme « idéologie » et évidemment dans Théorie de l’agir communicationnel.

47 Dans le tome 1 de l’Agir communicationnel, le modèle syllogistique est explicitement présenté dans le premier chapitre, même si Habermas reconnaît plus loin son caractère limité quand on passe à des niveaux supé-rieurs d’organisation des discours. Habermas (1987).

48 Juan (2006. p. 361) relève que « Réduire le domaine normatif à l’interaction langagière c’est non seu-lement renoncer à la sociologie mais encore s’interdire d’expliquer les fondements socio-politiques du producti-visme ».

49 Habermas (1987, Tome 2, p. 156-158).

50 Ibid., p. 210.

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à l’occasion d’un programme de recherche, entre sciences cognitives et économie, et faisant intervenir de nombreux chercheurs états-uniens, son intention était - entre autres - de pointer les limites du schéma wébérien de la rationalité instrumentale de la fin et des moyens : contrai-rement à la sociologie (dépeinte de manière caricaturale par J-P. Dupuy dans l’introduction de l’ouvrage) supposée n’avoir vu dans l’homme qu’un « jouet de déterminismes aveugles », et aux sciences économiques supposées ne le concevoir que du point de vue d’une intention de maximisation de ses gains, la recherche contemporaine aurait débouché sur de nouvelles conceptions qui définiraient une théorie de la « complexité ». Le programme en est énoncé ainsi, à partir des paradoxes du choix rationnel :

[…] il n’y a pas de résolution satisfaisante de ces paradoxes si l’on ne s’avise pas qu’ils mettent en jeu : a) une théorie des croyances, des intentions et des plans d’action qui relève de la philosophie de l’esprit et de l’action ; b) une théorie des raisonnements conditionnels contrefactuels sur laquelle la psychologie cognitive, la philosophie du langage et la théorie des mondes possibles ont beaucoup à dire.52

Je laisse le lecteur juger de ce programme, préférant pointer l’abondance du marquage de territoires disciplinaires (qu’on retrouve dans la composition du colloque) et la prime don-née, dans cet extrait comme dans tous les textes présentés, à une conception purement idéaliste de la rationalité. Reposant souvent sur la théorie des jeux, les rares exemplifications s’incarnent dans des situations fictives proposées au jugement du lecteur (« Supposons que vous et moi ayons décidé de chanter un duo… », « Soit un joueur A… », « Si Ego et Alter coopèrent… », etc.), ou encore dans des graphes logico-probabilistes et des tableaux typologiques abstraits. La dénonciation de la rationalité des fins et des moyens prend alors l’allure d’une sortie par le haut avec la revendication d’une éthique des fins, ou d’une modélisation des formes de coordi-nations entre agents. La sociologie ayant été évacuée d’un revers de main dès l’introduction, plus aucun empirisme, ni aucune observation de cas attestés dans la réalité sociale ou discur-sive, n’interfère avec la mise en place d’une machinerie conceptuelle hautement spéculative. La rationalité, réinterprétée par elle-même comme théorie de la complexité, et rassurée sur son statut et sur la dignité disciplinaire de ses analystes, peut alors retourner dormir dans le ciel des idées.

L’hétérogénéité des pratiques sociales, ainsi que les dissensus, restent alors à l’arrière-plan, aussi bien dans l’agir communicationnel habermassien que dans les théories de la com-plexité. Il y a bien entendu eu, récemment, des critiques de ce modèle rationaliste. Elles sont venues, par exemple, des sciences cognitives avec une attention à l’importance des émotions dans le raisonnement53, ou encore de l’économie avec une volonté d’en finir avec le modèle rationaliste de l’homo-œconomicus selon lequel l’individu ne serait mu que par ses seules capaci-tés d’analyse dans le cadre d’un calcul éclairé54. Ces remises en cause du modèle « standard » rationaliste ont l’intérêt de réintroduire de la diversité dans les motivations supposées des indi-vidus, et une certaine part de fonctionnement collectif : M. Amblard, avec son hypothèse

52 Ibid., p. 21.

53 C’est l’ouvrage du neurobiologiste Damasio qui a été l’un des points de départ de cette (re)découverte de l’émotion, dans un contexte plus proche des sciences de la nature que des sciences humaines : Damasio (1995).

54 Amblard (2009). Au moment de la rédaction de cette habilitation, je n’ai pas pu accéder à l’ensemble des chapitres de l’ouvrage dirigé par Marc Amblard, ce dernier n’étant pas encore publié. Je m’appuie sur le som-maire, le résumé, et le chapitre que Marc Amblard a gentiment accepté de m’envoyer. L’un des chapitres de l’ouvrage porte sur l’émotion.

d’une « rationalité mimétique », s’appuie ainsi sur des sociologues comme Bourdieu pour dire que

Face à l’incertitude cognitive et aux déterminismes sociaux, l’individu n’est pas mû par ses seules capaci-tés d’analyse et un calcul éclairé. Bien au contraire, une grande partie de sa conduite est calée sur les ré-gularités comportementales repérées dans le contexte au sein duquel il évolue. En coordonnant les conduites, la rationalité mimétique constitue ainsi une réponse au chaos. Ciment d’une communauté, elle lui permet de surmonter l’état de désorganisation en invitant ses membres à épouser un ensemble de normes et de valeurs communes55.

On reste cependant, avec ces critiques du modèle standard rationaliste, dans le cadre d’une philosophie du sujet, certes désormais ouverte aux émotions et aux coordinations socia-les, mais qui peine à introduire de l’hétérogénéité et des observations empiriques dans ses re-formulations de la rationalité.

Pourtant, ce que la pratique de terrains ethnographiques permet de comprendre, c’est l’hétérogénéité des fonctionnements sociaux et discursifs, leur impureté, la multiplicité et le caractère contradictoire de leurs déterminations, ainsi que leur irréductible singularité. L’exercice de clarification des concepts, qui est ce que bien des gens entendent quand ils par-lent de « théorie » en l’opposant aux descriptions empiriques soupçonnées d’être des modes mineurs de la pensée en sciences humaines et sociales (comme si n’étaient « théoriques » que les énoncés spéculatifs et aprioriques), s’inscrit elle-même dans la distance construite par la rationalité entre soi et le monde, que ce dernier soit naturel ou social. Si j’en arrive à proposer de définir la rationalité comme un réglage historiquement et socialement contingent de la dis-tance entre l’homme et la nature, c’est justement pour ne pas poser a priori cette disdis-tance comme allant de soi en la naturalisant dans des formalisations langagières conçues elles-mêmes comme des épures intentionnellement dégagées de l’hétérogénéité et de la singularité du social.

Définir la rationalité comme « agir communicationnel » ou bien comme produit de la conscience, ou encore comme répercussion du « progrès » des sciences, conduit d’une part à faire le pari que les catégories générales ou des procédures normées (planification, intentionna-lité, procédures véridictionnelles, etc.) seraient le point d’entrée à privilégier au détriment de l’observation des pratiques, et d’autre part à élaborer des typologies et des catégories abstraites et posées a priori. Cela revient, de plus, à identifier une sorte de « cause finale » historique ou sociologique dont les effets seraient, en dernière analyse, répercutés uniformément. Cela cons-titue donc, dans la pensée des sciences humaines et sociales, le retour d’un principe transcen-dant sur lequel l’action humaine ou sociale n’aurait aucune prise, et qui nous conduirait uni-quement à nous y adapter.

Mais c’est déjà avoir tranché la question avant de l’avoir posée. La conception de la ra-tionalité qui est portée par nombre de philosophies de la connaissance et par la phénoménolo-gie d’inspiration aristotélicienne et kantienne (par exemple celle de Peirce, d’ailleurs commen-tée par Habermas56), est celle d’une progression par degrés dans la connaissance, depuis le va-gue des impressions sensibles vers les formes régulées et générales de l’argumentation57 : d’abord les termes, puis les relations ou les propositions, et enfin les arguments. Le syllogisme en est le patron général. La rationalité trouverait son aboutissement, ou son origine, dans la

55 Ibid.

56 Habermas (1991, p.124-146).

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cohérence du langage de l’argumentation rationnelle, et dans l’échange intentionnel et généra-lement interpersonnel. Mais outre le fait qu’on aurait bien du mal à rendre compte de quelque théorie scientifique que ce soit sur la base exclusive de syllogismes, la focalisation sur la dimen-sion de l’intersubjectivité dans le débat public ou dans les processus de connaissance néglige le fait que le débat public s’inscrit également dans des champs médiatiques :

Au-delà du phénomène d’interaction des acteurs en coprésence, dans un dispositif donné et dans le ca-dre d’une sociologie du sujet intentionnel, on se trouve face à un ensemble de représentations, de posi-tions qui ne se confrontent pas directement ni intentionnellement dans le « face-à-face ». Elles se répar-tissent (voire disparaissent) dans un espace social et discursif plus large, qui n’est pas entièrement déter-miné ou instrumentalité par l’intentionnalité des acteurs.58

L’abstraction de la notion de connaissance dans une perspective de philosophie du su-jet et, partant, de celle d’argumentation tout comme de celle de débat public, est caractéristi-que de l’universalisme kantien : ne seraient universalisables et certaines caractéristi-que les connaissances a priori59. Le même schéma phénoménologique se répète inlassablement, à quelques variantes près : produire de la connaissance, pour les occidentaux, revient à élaborer une théorie des fondements de la connaissance en pensant sur la pensée. Il s’agit de modéliser la perception ou la cognition du sujet lorsque ce dernier trouve les moyens de se dégager de l’emprise du sensi-ble par des procédures normées, systématisasensi-bles et homogènes.

Cette modélisation phénoménologique du cogito, qui a eu une influence considérable en France, rencontre cependant ses limites dans le contexte des sciences humaines et sociales qui sont avant tout des disciplines de l’Histoire, c'est-à-dire des disciplines qui, si elles préten-dent recueillir des faits et des observations, ne peuvent le faire qu’en considérant que ces faits ou ces observations sont des produits singuliers de configurations historiques et sociales contin-gentes auxquelles nul « toutes choses étant égales par ailleurs »60 ne peut prétendre donner une forme répétable, systématique et prévisible. Pas, ou très peu, de modélisation possible, donc. L’universalisme philosophique a sans doute contribué, à sa façon et sans exclusive, à construire l’idée d’une prise de distance, d’une méfiance même, vis-à-vis de la nature : au quotidien c’est de nos sens qu’il faut nous méfier, et pour l’épistémologie c’est de l’empirisme qu’il s’est agit de se dégager. C’est dans ce contexte, à la fois idéologique, pratique, éditorial et professionnel de la philosophie académique, que la nature a pu être pensée par la modernité comme ce dont l’homme doit s’échapper en la dominant, en interposant entre elle et nous une multiplicité de médiations symboliques et matérielles. Et c’est là que réside le problème fondamental que nous a légué, en le posant, la philosophie. Problème qui, si on en croit l’état des ressources naturelles que nous prétendons gérer rationnellement, est loin d’être mineur.

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