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Rationalité et pouvoir Rationalité et pouvoir Rationalité et pouvoir

Rationalité et pouvoirRationalité et pouvoir

Rationalité et pouvoir

Plutôt que de considérer réglé le problème de la rationalité une fois adoptée une défini-tion classique qui en ferait l’ensemble des « règles invariantes de la logique et de l’acdéfini-tion contrôlées par le succès »81, j’ai préféré déployer différents fronts d’une recherche empirique pour décrire la manière dont les gens et les collectifs organisent leurs actions et mobilisent des discours dans le cadre de leurs relations avec la nature. Le contour de ce champ de pratiques et de discours s’est alors dessiné dans sa complexité et son hétérogénéité. Il n’y a pas une grande nouveauté à dire que la rationalité instrumentale traverse et organise tout à la fois le travail, les sciences et le champ politique et communicationnel. Ce qui compte c’est d’observer et d’analyser comment les hommes disposent de la nature dans le cadre de ces trois domaines en articulant au sein de chacun d’eux des pratiques, des discours et des modes de légitimation spécifiques : loin des définitions et des gloses philosophiques, peut-être aura-t-on ainsi la pos-sibilité de repenser et d’intervenir sur ce qui, aujourd’hui, conforme notre rapport à la nature. Si ces trois domaines ont été présentés séparément, dans les pages qui précèdent, c’est à cause des nécessités de l’écriture et non pour découper ce qui m’est apparu inextricablement lié tant dans les entretiens que dans les observations que j’ai pu faire. Cette analyse n’est pas non plus l’effet d’une théorisation préalable qui aurait été chercher sur le terrain la vérification de ce qu’elle aurait prédéfini. Cette manière très empirique d’aborder la rationalité, si elle rejoint partiellement certaines conceptions habermassiennes, a émergé du terrain. Ce que la connais-sance préalable d’Habermas m’a permis, c’est de me saisir après coup et dans l’écriture de la pertinence de ce découpage en trois champs auquel je ne m’attendais pas en arrivant dans la Península Valdés. Bien entendu, cela ne suggère pas que la rationalité instrumentale serait in-tégralement décrite par l’articulation du travail, des sciences et du champ politique et commu-nicationnel : d’autres domaines de confrontation de l’action et des discours avec la nature sont envisageables, et une découpe particulière ne vaut que par la lisibilité qu’elle donne à la com-plexité du réel.

Du point de vue de la réflexion sur la dichotomie entre nature et culture au sein de la modernité, tout se passe comme si la possibilité d’un partage des intériorités entre humains et non-humains devait s’effacer devant la position qui caractérise les scientifiques et qui est, dans la tradition des Lumières puis du positivisme, celle d’un partage de l’intersubjectivité : le col-lectif prédomine, comme instance de régulation de la parole et de légitimation de l’action, et rend illégitime l’expression d’une empathie avec la nature. Si les capitaines d’embarcations d’avistaje de Puerto Pirámides construisent un attachement fort avec les baleines à travers leur travail, les biologistes construisent le leur à travers des collectifs institutionnalisés. Quand ces derniers affichent en privé un attachement avec les baleines au point de souhaiter qu’on éli-mine les goélands qui les attaquent, leur expression publique sur ce thème mobilise des argu-ments éthiques pour contredire ce qu’ils expriment en privé. Enfin, les alliances privilégiées par les biologistes avec les institutions et les entreprises, au détriment d’un appui pourtant tacti-quement envisageable sur les jeunes capitaines, relèvent sans doute de cette même prime au

collectif : les scientifiques, êtres institutionnels par excellence, sont en effet plus proches de l’État et des sphères du pouvoir économique que de l’empathie sans distance et sans organisa-tion collective des capitaines. Du point de vue de la relaorganisa-tion à la nature mise en place pour les touristes, on a vu également l’importance de la mécanisation qui opère une autre forme de mise à distance quand elle organise l’accès à la nature. Tout se passe donc comme si les atta-chements trop directs avec la nature devaient absolument s’effacer au profit de médiations collectives et de dispositifs techniques. Avec l’alternative entre une relation entre l’homme et la nature faite d’attachements intimes, et la conception scientifique et institutionnelle médiatisée tant par des discours de légitimation que par des dispositifs collectifs, on retrouve une opposi-tion ancienne entre le romantisme et le raopposi-tionalisme. Daniel Boy explique ainsi qu’une ligne historique parcourt l’histoire de la pensée occidentale depuis Pline l’ancien jusqu’à certains mouvements contemporains de contestation du progrès, en passant par Rousseau et les formes littéraires du romantisme au XIXe siècle :

Les romantiques […] réinventent un sentiment d’admiration et de fusion intime avec une nature qui conserve ses mystères et ses charmes. Le monde naturel des romantiques demeure peuplé des mythes qui ont nourri l’imagination des hommes depuis l’aube des temps. Mais plus profondément le romantisme dénie à l’homme ce décalage par rapport à la nature qui est au fondement de la naissance du rationalisme moderne. L’homme des Lumières s’est placé en position d’extériorité par rapport à une nature qui de-vient son champ d’expérience et de travail.82

Paradoxalement, on a vu que les scientifiques exprimaient, dans leurs conversations privées, un tel esprit de fusion et d’admiration, mais que c’est à travers les dispositifs institu-tionnels s’appuyant sur l’intersubjectivité qu’ils opéraient ce décalage dont parle Boy. Ce déca-lage rationaliste par rapport à la nature, la rationalité de la modernité semble le devoir, en tout cas sur le terrain de l’observation ethnographique, aux dispositifs matériels, institutionnels et communicationnels qui le produisent, ou qui en sont l’effet empiriquement repérable : « struc-ture structurante », aurait peut-être dit Bourdieu. Entretenu dans le temps, ce décalage perpé-tue, via ses dispositifs de référence (communauté scientifique, démocratie participative, organi-sation du travail), la mise à distance de l’homme par rapport à la nature : il est de part en part social, matériel et communicationnel.

Ce qu’on appelle « rationalité » a souvent été conceptualisé soit sous la forme kantienne d’une théorie du jugement centrée sur le sujet pensant, soit plus récemment sous l’angle des collectifs et d’une cognition distribuée ou partagée. Individuelle ou collective, la rationalité est alors pensée comme une « épistémè » : théorie des catégories de la perception ou du jugement, théorie des intentions, théorie du choix rationnel, ou encore des croyances des agents83. Ce que l’observation empirique met au jour me semble toutefois très éloigné de ces conceptions qui restent, en dépit de leurs prétentions à traiter le social, fondamentalement logiciennes : la ra-tionalité serait en somme constituée d’un système de règles soumises à l’évaluation des agents et vérifiées par le succès des prédictions. Or, on a vu des rationalités scientifiques et politiques mises en échec : les baleines, vivant dans un parc naturel protégé par des biologistes de la conservation, régulé par des lois, soumis au débat participatif, après des années de rationalisa-tion des observarationalisa-tions scientifiques et la mise en place de processus de décision politique collec-tifs, restent attaquées par les goélands et leurs énormes blessures peinent à cicatriser d’une

82 Boy (1999, p. 56).

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née sur l’autre. On a vu également des ajustements opérer sans règles précises : la conjonction dans le temps de la migration des baleines et des pionniers de l’avistaje ne correspond pas à un système de règles formelles. Elle a pourtant été sanctionnée par un succès certain, du moins au plan économique. Quant à l’utilisation du déplacement récent des baleines vers Puerto Ma-dryn par le groupe des biologistes « amateurs » pour affirmer sa position face au groupe des biologistes « yankees » et de leurs alliés argentins, on peut la considérer comme un pari s’appuyant sur une reconfiguration naturelle en cours, un jeu d’adaptation tactique, mais sans doute pas comme une planification rationnelle de l’action réduisant les risques en s’appuyant sur des règles logiquement exprimées. La nature introduit donc une part non négligeable d’indétermination dans la rationalité humaine, alors que la rationalité est supposée prendre appui sur la nature, dans la logique de l’empirisme, pour s’élaborer en tant que logique dégagée de l’empirie. Le paradoxe n’est pas mince.

Comme nous l’avions déjà montré dans le champ de la communication des institutions scientifiques, les opérations de médiation entre deux pôles, loin de mieux réunir ces pôles et de favoriser leur intégration en rationalisant et en professionnalisant la communication, concou-rent souvent à l’autonomisation des enjeux du segment intermédiaire, du « médiateur »84. Re-lier deux pôles induit inévitablement que la médiation mise en place entre eux « roule » en quelque sorte pour elle-même au bout d’un certain temps de fonctionnement : il y a alors au-tonomisation de la sphère de la communication. Dans le cas des relations entre l’homme et la nature, on observe sensiblement les mêmes mécanismes. La légitimation du partage des inter-subjectivités au détriment du partage direct d’une empathie avec la nature a conduit, dans le cas des attaques des baleines par les goélands dans la Península Valdés, à un blocage de l’action en faveur des baleines : les sphères intermédiaires des institutions, des collectifs scientifiques et des ONG, dans leur mise à distance de l’empathie et de l’émotion au nom de l’objectivité scientifique et d’une rationalisation de la communication et de la prise de décision, ont vu leur action se pérenniser sans qu’on sache bien en quoi l’objectif conservationniste aurait été at-teint. À ce jour, les attaques se poursuivent sans qu’aucune décision n’ait été prise. Si une déci-sion de réguler la population des goélands intervenait rapidement, elle aurait tout de même tardé durant de longues années, et on a vu les résultats de cette attente sur le phénomène lui-même qui s’est largement amplifié. Je ne suis pas en train de prôner une attitude systémati-quement irrationnelle, ni l’intervention sans contrôle ni recherche préalable sur la nature au nom de l’émotion, en revenant à une sorte d’archaïsme utilitariste d’une pensée des « nuisi-bles » qu’il faudrait éliminer pour protéger les « bons animaux ». Je constate simplement que la mise en place de médiations institutionnelles au fonctionnement régulé par une rationalisation de la communication, et leur autonomisation sur le long terme, a occulté toute intervention sur la cause des phénomènes pourtant pointée par les scientifiques : les déchets de la pèche industrielle ainsi que les grandes décharges à ciel ouvert. Nouveau paradoxe, donc, qui voit les processus dits rationnels conduire des scientifiques et des institutions à agir sur des symptômes en laissant de côté des causes. Mais c’est sans doute essentiellement parce que cette rationalité-là est hétérogène, et que si elle est peuplée de biologistes, sa gestion et sa régulation politique et communicationnelle empêchent de la penser comme une pure Raison scientifique : là encore, elle est de part en part traversée par le social, ses dispositifs, ses enjeux et ses contradictions.

Ce qui fait que la rationalité dispose des êtres, des discours et de la nature, ce n’est donc pas sa seule logique interne, sa structure conceptuelle pour autant qu’on puisse la définir. Ce n’est pas non plus seulement la manière dont la cognition humaine organise la relation entre l’homme et la nature, et dont l’invariant biologique des compétences cérébrales se distri-buerait selon les sociétés et les cultures : là encore, le projet de l’anthropologie de la nature de Descola, tout stimulant qu’il soit, me paraît encore trop marqué par une philosophie du sujet qu’il faudrait arriver à dépasser85. Ce n’est pas non plus l’histoire des seules idées philosophi-ques qui nous mettra sur la voie. On ne peut comprendre les phénomènes mis en œuvre en se focalisant sur les opérations de la pensée : la rationalité se situe au delà de la pensée. Or, si l’on renouvelle l’analyse de la rationalité en y intégrant les déterminations sociales des collectifs et des institutions, la matérialité des objets et la structure des dispositifs, ainsi que les diverses médiations qui la constituent, on reste à l’intérieur même de la rationalité telle qu’elle est défi-nie et mise en œuvre par la modernité, et on ne fait que la moitié du chemin de sa critique. Car en s’arrêtant ainsi chemin faisant, on décrit simplement les opérations de mise à distance comme si elles étaient naturelles, logiques, ou normales, c'est-à-dire comme si elles allaient de soi. Or, tout comme l’anthropologie a pu montrer que la pensée « sauvage » n’était pas irra-tionnelle ni prélogique, l’exemple romantique d’un attachement et d’une proximité vécue dans un partage des intériorités montre que la rationalité moderne, celle de la mise à distance, n’est qu’une des alternatives possibles de notre rapport au monde : seul un préjugé rationaliste peut nous amener à considérer cette forme de rapport au monde comme allant de soi. Car en défi-nitive, le choix réalisé par la modernité au sein de l’alternative entre le subjectivisme dont rend compte le romantisme (ou dans le cas de ce terrain l’attachement fort des capitaines) et le par-tage rationaliste de l’intersubjectivité, ne repose-t-il pas sur un simple a priori, voire un simple goût, que rien ne vient justifier ? A priori ou goût pour le collectif et la distance au détriment d’un rapport direct et parfois individuel à la nature : car la sanction de l’efficacité, dont se tar-guent le rationalisme et la modernité, ne va plus de soi quand on fait le bilan écologique et social de la modernité. Elle ne va pas de soi non plus quand on en reste au constat ethnogra-phique local que permet le terrain de la Península Valdés : on a rappelé plus haut que les scien-tifiques et leurs collectifs de référence n’ont pas résolu le problème des baleines, et on a vu les dégâts de la rationalisation de la communication dans le cas des dispositifs participatifs. Quant à ce qui peut apparaître comme une réussite, on l’a constaté avec l’installation du tourisme ou encore dans le cadre de la concurrence entre les deux groupes de biologistes, la part d’indétermination apportée par la nature est telle qu’une analyse en termes de rationalité pure relèverait de la pure spéculation.

Comment mener une critique de la rationalité en pensant cette dernière en dehors du cadre logicien ou catégoriel de la pensée philosophique, mais aussi en dehors d’une perspective rationaliste fonctionnant comme juge et partie ? Cette difficulté, la philosophie critique de l’École de Francfort ne l’a pas résolue car, en tant que pensée philosophique, sa critique de la rationalité prend racine dans la rationalité même, dans ses idées et ses corpus : qui ne se

85 Je précise que cette critique ne vise que la direction tracée par son ouvrage « Par-delà nature et culture » : je suis évidemment conscient qu’à travers ses autres contributions, les travaux de son laboratoire ou les thèses qu’il dirige, Descola ne conçoit pas l’étude des relations entre l’homme et la nature seulement dans le cadre d’une philosophie du sujet.

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pelle de la critique du caractère bourgeois de la Raison par Horkheimer et Adorno86, s’appuyant pour ce faire sur le mythe, forcément grec, forcément antique, d’Ulysse ? Tautolo-gie d’une critique de la Raison ne pouvant se passer de pointer ses origines dans le lieu d’émergence de la Raison, la Grèce antique, et ne pouvant non plus éviter l’examen de fonde-ments originels : démarche ô combien rationaliste !

Je pense qu’une clé essentielle nous est fournie par l’anthropologie politique de Pierre Clastres87. Ce dernier fait le lien entre la croissance démographique des sociétés « sauvages » (en particulier les Indiens Guarani) et l’émergence potentielle d’un État permettant d’envisager une structuration de la société en classes, une domination et l’aliénation par le travail. Il pointe là un processus d’autonomisation lié à un effet structurel du nombre : l’unité de l’État émerge dans les sociétés sans États des « sauvages » quand leur démographie s’élève, et c’est à ce mo-ment là que des leaders peuvent menacer une tradition politique auparavant égalitaire. Renver-sant la perspective marxiste selon laquelle l’économie ou la technologie, en tant qu’infrastructures, seraient à l’origine de la superstructure des classes sociales, Clastres montre alors de manière convaincante que la forme politique d’une société est le lieu où ses rationalités trouvent leur origine, en particulier son économie et ses technologies.

Que nous apprennent ce mouvement du plus grand nombre de sociétés de la chasse à l’agriculture, et le mouvement inverse, de quelques autres, de l’agriculture à la chasse ? C’est qu’il paraît s’accomplir sans rien changer à la nature de la société ; que celle-ci demeure identique à elle-même lorsque se transfor-ment seuletransfor-ment ses conditions d’existence matérielle ; que la révolution néolithique, si elle a considéra-blement affecté, et sans doute facilité, la vie matérielle des groupes humains d’alors, n’entraîne pas mé-caniquement un bouleversement de l’ordre social. En d’autres termes, et pour ce qui concerne les socié-tés primitives, le changement au niveau de ce que le marxisme nomme l’infrastructure économique ne détermine pas du tout son reflet corollaire, la superstructure politique, puisque celle-ci apparaît indé-pendante de sa base matérielle. Le continent américain illustre clairement l’autonomie respective de l’économie et de la société. Des groupes de chasseurs-pêcheurs-collecteurs, nomades ou non, présentent les mêmes propriétés socio-politiques que leurs voisins agriculteurs sédentaires : « infrastructures » diffé-rentes, « superstructure » identique. Inversement, les sociétés méaméricaines – sociétés impériales, so-ciétés à État – étaient tributaires d’une agriculture qui, plus intensive qu’ailleurs, n’en demeurait pas moins, du point de vue de son niveau technique, très semblable à l’agriculture des tribus « sauvages » de la Forêt Tropicale : « infrastructure » identique, « superstructures » différentes, puisqu’en un cas il s’agit de sociétés sans État, dans l’autre d’États achevés.

C’est donc bien la coupure politique qui est décisive, et non le changement économique. La véritable ré-volution, dans la protohistoire de l’humanité, ce n’est pas celle du néolithique, puisqu’elle peut très bien laisser intacte l’ancienne organisation sociale, c’est la révolution politique, c’est cette apparition mysté-rieuse, irréversible, mortelle pour les sociétés primitives, ce que nous connaissons sous le nom d’État.88

Ce que suggère cette anthropologie dans le contexte d’une réflexion sur la rationalité, c’est qu’il serait vain de critiquer la rationalité en y cherchant l’origine, ou le lieu, des processus de domination. C’est le tropisme philosophique, surévaluant le rôle de la Raison dans le fonc-tionnement social, qui conduit à un tel jugement. Mais ce tropisme est sans doute lui-même l’effet de la position des philosophes dans les processus de légitimation de la philosophie par elle-même, position qui rend au mieux inconfortable, au pire impossible, une véritable critique de la rationalité. Ensuite, l’anthropologie de Clastres relie des phénomènes que nous avons

86 Horkheimer et Adorno (1974).

87 Clastres (1974).

également rencontrés au cours du terrain ethnographique : le travail, le développement

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