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Acteurs, pratiques et habitus institutionnels Acteurs, pratiques et habitus institutionnels Acteurs, pratiques et habitus institutionnels

Acteurs, pratiques et habitus institutionnelsActeurs, pratiques et habitus institutionnels

Acteurs, pratiques et habitus institutionnels

J’aimerais m’appuyer sur l’exposé de ces deux enquêtes de terrain pour prolonger la discussion sur des aspects plus généraux que la question de la communication dans les institu-tions du savoir, de manière à tirer pleinement les conséquences théoriques de l’ensemble de la démarche. À ce stade, il me semble que les observations empiriques synthétisées plus haut, tout comme les diverses notions utilisées jusqu’ici, commencent à former un halo conceptuel qui n’est pas sans relation avec la théorie des pratiques élaborée par Pierre Bourdieu117. Car ce dont il est question dans tout ce qui précède, en fin de compte, c’est de la manière dont les person-nes, considérées dans le cadre de leurs pratiques professionnelles, légitiment leurs actions, se coordonnent ou se confrontent, élaborent des stratégies, ou encore mobilisent des normes. La conception du débat public médiatique comme espace de positions dans un champ discursif, tout comme la notion de déplacement, trouvent des correspondances dans une socio-logie générale. Ainsi, à propos des classes sociales et de leurs principes de division, Bourdieu expliquait :

Ce qui existe, c’est un espace de relations qui est aussi réel qu’un espace géographique, dans lequel les déplacements se paient en travail, en efforts et surtout en temps (aller de bas en haut, c’est s’élever, grimper et porter les traces ou les stigmates de cet effort). Les distances s’y mesurent aussi en temps (d’ascension ou de reconversion par exemple). Et la probabilité de la mobilisation en mouvements orga-nisés, dotés d’un appareil et de porte-parole, etc. (cela même qui fait parler de « classe »), sera inverse-ment proportionnelle à l’éloigneinverse-ment dans cet espace118.

Pour l’anthropologie structurale également, la relation entre distance spatiale et enga-gement dans l’action a pu apparaitre déterminante, comme dans le cas d’Evans-Pritchard pour qui les relations entre tribus Nuer et la forme politique de leur organisation étaient fortement structurées par leur proximité ou leur distance géographique, et induites, dans leur nature (faire la guerre ou coopérer, payer ou non le « tribu du sang » en cas d’homicide suivi de ven-detta), par des relations de proximité ou d’éloignement119. Retrouver, dans l’analyse empirique du fonctionnement des discours médiatiques, comme je l’ai montré plus haut, l’importance déjà perçue par d’autres de ces idées de distance et de déplacement dans leurs liens avec des questions de légitimité est donc rassurant. Cela constitue un gage de cohérence entre ce que l’on observe à partir de problèmes de communication et ce que l’on observe dans le cadre d’une sociologie générale ou d’une anthropologie structurale.

On sait par ailleurs que pour Bourdieu, la discussion autour de l’opposition dichoto-mique « liberté des acteurs vs contraintes structurelles » était vaine et qu’il a mobilisé la notion d’habitus pour échapper, justement, à cette dichotomie. L’habitus, comme manière historicisée d’articuler les cadres structuraux à l’initiative individuelle, réglait la question en incorporant les structures : le corps, ayant intériorisé des schèmes d’action et de coordination, de perception et d’appréciation, naturalisait ainsi les structures objectives non pas dans le sens que certains lec-teurs peu scrupuleux ont voulu caricaturer (la prétendue vision « déterministe » du social chez

117 Bourdieu (1980).

118 Bourdieu (2001a, p. 297).

Bourdieu…), mais dans le sens d’un capital accumulé qui rendait possible, tout en les cadrant, l’expression des potentialités d’un sujet ou d’un groupe social :

Capacité de génération infinie et pourtant strictement limitée, l’habitus n’est difficile à penser qu’aussi longtemps qu’on reste enfermé dans les alternatives ordinaires, qu’il vise à dépasser, du déterminisme et de la liberté, du conditionnement et de la créativité, de la conscience et de l’inconscient ou de l’individu et de la société. Parce que l’habitus est une capacité infinie d’engendrer en toute liberté (contrôlée) des produits – pensées, perceptions, expressions, actions - qui ont toujours pour limites les conditions histo-riquement et socialement situées de sa production, la liberté conditionnée et conditionnelle qu’il assure est aussi éloignée d’une création d’imprévisible nouveauté que d’une simple reproduction mécanique des conditionnements initiaux120.

Le corps devenait alors, par l’action de l’habitus, une manière de faire vivre les institu-tions sociales en les incorporant dans la pratique :

[…] l’habitus, qui se constitue au cours d’une histoire particulière, imposant sa logique particulière à l’incorporation, et par qui les agents participent de l’histoire objectivée dans les institutions, est ce qui permet d’habiter les institutions, de se les approprier pratiquement, et par là de les maintenir en activité, en vie, en vigueur, des les arracher continûment à l’état de lettre morte, de langue morte, de faire revivre le sens qui s’y trouve déposé, mais en leur imposant les révisions et les transformations qui sont la contrepartie et la condition de la réactivation121.

Il est cependant vrai que Bourdieu n’a pas énormément insisté, dans l’ensemble de ses travaux, sur la participation active des agents aux transformations sociales, comme a pu le faire Alain Touraine à peu près à la même époque122. S’il ne l’a pas théorisé avec suffisamment de vigueur, comme le lui reprochent la plupart de ses critiques, au moins l’a-t-il pratiqué et vécu sur le terrain de l’action militante, ce qui est bien moins évident dans le cas de Touraine, sur-tout dans sa période récente… Quoi qu’il en soit, avec l’ensemble des travaux présentés dans ce chapitre consacré aux relations entre sciences, communication et société, ce que j’ai essayé de faire, tant au plan de l’analyse des discours qu’en termes d’analyse sociologique, c’est de prendre à bras le corps deux aspects des fonctionnements socio-discursifs qu’il me semble im-portant d’articuler : le changement et la reproduction.

Il me semble qu’il y a une dimension de la « naturalisation » des institutions sociales dans les habitus que Bourdieu n’a pas vue, ou qu’il n’a pas mise en avant dans ses textes autant qu’il aurait pu, et qui est la manière dont la matérialité des structures institutionnelles, ainsi que leur organisation fonctionnelle, constitue un dépôt de sens, une sédimentation historique, et finalement un principe directeur, au même titre que l’habitus l’est pour le corps du sujet. Bourdieu l’évoque, mais dans les annexes du Sens pratique, par exemple à propos de la maison kabyle organisée autour de couples d’oppositions en analogie avec l’univers symbolique de la société kabyle123. On en trouve également une expression plus récente dans son analyse de la représentation politique avec la manière dont il décrit les assemblées parlementaires comme des projections spatiales théâtralisées du champ politique124.

De la même manière, certains des principes organisationnels et matériels que l’on ren-contre dans les institutions du savoir correspondent aux univers symboliques de la

120 Bourdieu (1980, p. 92). 121 Ibid., p. 96. 122 Touraine (1984). 123 Bourdieu (1980, p. 441-461). 124 Bourdieu (2001, p. 225).

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cation. Au modèle linéaire de Shannon correspond la conception d’une distance entre le savoir savant et le public profane qu’il convient de combler par l’installation puis l’autonomisation d’une structure de communication professionnalisée : par exemple, la banque d’image suppo-sée réaliser le déplacement des images depuis le laboratoire vers la « cible », ce qu’on a vu qu’elle ne faisait que très partiellement. De même, à l’idéologie de l’informatique comme lan-gue parfaite et homogène correspond l’effacement des post-it, leur naturalisation dans le cadre d’un processus supposé efficace parce qu’uniquement numérique, débarrassé enfin des scories du papier, vestige d’une civilisation matérielle que le nouveau management des universités voudrait tant renvoyer au passé. En somme, la matérialité et l’organisation professionnelle de la communication paraissent fonctionner, du point de vue des institutions, comme les habitus fonctionnent pour les individus ou les groupes sociaux : en tant que principes naturalisés et générateurs de pratiques, susceptibles de contraindre l’univers des pratiques, mais jamais au point de le déterminer tout entier. On a ainsi vu que des normes externes aux champs considé-rés, ou encore la reconnaissance de filiations, d’héritages, ou enfin la saisie d’objets matériels avec la structure qui est propre à leurs agencements, pouvaient autoriser et légitimer des inven-tions : médiainven-tions symboliques fonctionnant pour donner juste assez de liberté aux individus dans le cadre des contraintes d’un sens commun institutionnel qui en définit l’empan. À l’habitus décrit par Bourdieu comme principe d’incorporation biologique s’ajourerait, de ma-nière complémentaire, un habitus institutionnel incorporant ses principes de vision et de divi-sion tant dans la matérialité de techniques de communication, que dans les structures organisa-tionnelles du travail des professionnels de la communication. D’où, sans doute, la dimension symbolique des dons adressés aux enquêteurs constitués en destinataires à la fois « savants » (chercheurs) et inscrits dans le champ de la communication (car chercheurs en communica-tion) : productions éditoriales ou organigrammes, modes d’emplois de structures ou CD rom remplissant la fonction symbolique de témoins – et d’acteurs – d’une norme communication-nelle génératrice de pratiques et à laquelle il convient de payer son tribu ou de donner des mar-ques d’allégeance. Car nous sommes situés à distance par rapport aux bibliothécaires ou aux documentalistes ; mais dans ces dons communicationnels (brochures publicitaires des orga-nismes de recherche, etc.) ou organisationnels (les organigrammes et modes d’emplois fonc-tionnels des structures visitées), l’hypothèse d’un partage spécifique d’intériorité avec nous (« on se comprend, entre gens de la com’ »), celui d’un habitus institutionnel de la communi-cation, fait sans doute de ces dons des moyens de franchir la distance statutaire.

Le fait d’avoir travaillé comme nous l’avons fait à la frontière de deux champs, celui des sciences et celui de la communication professionnelle, et non au sein de champs clos sur eux-mêmes dans le cas de Bourdieu, nous a permis d’observer l’autonomisation de médiations et des déplacements constitutifs de distances entre des pôles d’opposition. Les objets produits et parfois donnés aux enquêteurs, et les principes organisationnels observables ou révélés par les agents sous la forme d’organigrammes fonctionnels ou au contraire d’apologies de l’informel dans la communication, émergent alors de la pratique tout comme les pratiques surgissent des habitus. Seulement, là, il s’agit moins d’habitus corporels que d’habitus institutionnels, ou peut-être des deux, ou d’une quelconque combinaison faisant intervenir, quoi qu’il en soit, l’institution au-delà du corps. On retrouverait alors, au sein des institutions, rendue percepti-ble par l’enquête empirique, la matérialité d’une rationalité instrumentale qui ne doit plus grand-chose au calcul formel ni aux stratégies intentionnelles. Du même ordre que la rationali-té instaurant des distances spécifiques au sein de la relation entre l’homme et la nature, cette

rationalité-là, inscrite dans des habitus institutionnels distribués dans des organisations et des techniques de communication, opère au sein des relations entre sciences et société.

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