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Intégrer la dynamique naturelle Intégrer la dynamique naturelle Intégrer la dynamique naturelle

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Intégrer la dynamique naturelle

Faire le choix d’une approche empirique de la rationalité telle qu’elle se construit dans des champs de pratique c’est avancer dans le sens d’une prise de distance ontologique, et pas seulement méthodologique, par rapport à ses définitions formalistes ou logiciennes habituelles. Cela revient à postuler que la description de la rationalité ne relève pas seulement d’une cription des idées ou des débats érudits à propos de ce qui est rationnel, mais aussi d’une

58 Le Marec et Babou (2006, p. 92).

59 Kant (1993).

cription, nécessairement induite par le terrain, des pratiques et de la matérialité qui la configu-rent. C’est pourquoi ce qui compte c’est moins de monter en généralité en accumulant des études de cas (ce qui reviendrait à nouveau à perdre de vue l’objet en le catégorisant de ma-nière formaliste) que de gagner en précision descriptive en objectivant la diversité et l’hétérogénéité de ses constituants61. C’est pourquoi l’approche ethnographique se révèlera bien adaptée pour autant qu’elle ne néglige pas d’être attentive aux dispositifs et à la circulation médiatique, tout comme l’approche sémiotique peut l’être pour autant qu’elle n’occulte pas la dimension des pratiques. Mais en plus des médiations symboliques qui construisent la distance entre l’homme et la nature, je considère essentiel d’arriver à intégrer la dynamique naturelle. Il est temps de m’en expliquer.

Ce que nombre d’approches disciplinaires construisent, c’est une vision de la nature comme une sorte d’arrière plan, de toile de fond, sur laquelle viendraient se projeter les actions des gens et des sociétés, ou leurs représentations. Mais une toile de fond n’a pas de dynamique. Quand la nature n’est pas traitée comme une toile de fond inerte et neutre, elle fait l’objet, par exemple sous la plume de Latour et de Callon, d’une série de d’analogies littéraires ou d’inspiration sémiologique, et se convertit en acteur62. Elle se met à « collaborer », et la scène se peuple d’« épreuves » à travers lesquelles les collectifs savants font parler la nature. Cela re-donne aux objets de la technique et à la nature une vigueur que la sociologie classique avait négligée63, encore que, comme le signale Y. Gingras64, citant L’histoire générale des techniques de Daumas publiée en 1965, il n’y ait là rien de radicalement nouveau : la sociologie « classique » des techniques, tant critiquée par Latour, avait en effet tenu compte depuis bien longtemps de la matérialité des objets et de la résistance de la nature dans ses descriptions de l’innovation technique.

Cette « sociologie de la traduction » cherche à décrire les assemblages d’humains et de non-humains et à montrer comment les humains « traduisent » le comportement des objets techniques ou de la nature en les déplaçant dans d’autres contextes : les coquilles Saint Jacques de la baie de Saint Brieuc décrites par Callon sont « traduites » par leurs observateurs scientifi-ques en données dans des articles, et les chercheurs responsables de cette traduction en devien-nent alors les « porte paroles »65. Le vocabulaire de Callon ou de Latour prend des tonalités politiques propres à être traduites dans les diverses sphères d’intéressement académiques qu’elles ont fini par conquérir : sciences politiques, acteurs de l’innovation, ingénieurs, déci-deurs, etc. Lorsque ces analogies sont mobilisées par la sociologie « non moderne », elles s’appliquent souvent à des exemples d’êtres vivants peu susceptibles d’être dotés d’intentionnalité, comme les coquilles Saint Jacques de la baie de Saint Brieuc de Callon66, pour citer l’un des travaux fondateurs de la sociologie de la traduction. Certes, dans la descrip-tion que fait Callon des tentatives de domesticadescrip-tion des coquilles Saint Jacques dans la baie de Saint Brieuc, ces dernières résistent à leur enrôlement par les scientifiques quand ils mettent en œuvre des stratégies d’intéressement des acteurs humains et non-humains qui constituent leur

61 Je rejoins ici Joëlle le Marec dans cette conception des enjeux de l’observation empirique en commu-nication. Voir Le Marec (2001).

62 Par exemple dans Latour (1989) ou Callon (1986).

63 Barbier et Trépos (2007).

64 Gingras (1995, p. 8).

65 Callon (1986).

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environnement. Du moins, elles ne se comportent pas exactement comme les scientifiques le prévoyaient. Pour autant, elles n’en sont pas actives, mobiles, et ne font aucun choix inten-tionnel : au mieux, on peut dire qu’elles ne sont pas là où on les attendait, ce qui n’en fait pas des « acteurs » équivalents aux scientifiques ou aux pêcheurs. Qu’elles aient ou non résisté lors de l’étude de Callon, il est difficile de dire si cela aurait changé grand-chose à une méthode de description qui consiste à sémiotiser ces mollusques en qualifiant de « porte-paroles » ceux qui sont domestiqués et mobilisés en tant qu’échantillon représentatif dans les argumentations des scientifiques. Ils sont comparés par Callon à des représentants syndicaux en train de « négo-cier » leur identité avec les acteurs humains, tandis que les crustacés résistants (qui ne répon-dent pas positivement aux tentatives de domestication) sont comparés à la masse silencieuse d’électeurs ou d’ouvriers non syndiqués et susceptibles de faire basculer à tout moment la si-tuation. L’interprétation peut alors se déployer librement à leur propos, l’« acteur » n’ayant aucun moyen empirique de contester ses interprètes. Dans les interprétations générales qu’on peut faire de ce type de travaux, il est assez tentant d’aboutir à une conception de la dynami-que des sociétés dégagée de tout élément causal ou de contrainte en décrivant des collectifs hybrides distribués en réseau et composés d’humains et de non humains qui seraient « recru-tés » et qui « collaboreraient » dans une démocratie technique généralisée à la nature. On serait alors dans le contexte théorique d’une indistinction radicale entre nature et culture et d’un constructivisme méthodologique généralisé, dont l’évacuation du registre des normes, des ins-titutions et des rapports de domination correspond assez bien aux conceptions politiques du libéralisme économique. Cet enjeu politique de la description sociologique des collectifs est l’une des dimensions de la controverse entre A. Caillé et B. Latour dans la Revue du MAUSS67 . Le problème de la sociologie de la traduction, qui est exemplaire dans le cas des coquilles Saint Jacques, c’est de ne disposer que de deux catégories d’ « actants » : les humains et les non-humains. Et de faire comme si cela suffisait à décrire le fonctionnement des collec-tifs sociaux, en évacuant de l’analyse la distinction, au sein des non-humains, entre ceux capa-bles d’actions finalisées et de stratégies (comme les espèces dotées d’un cerveau), ceux simple-ment capables d’adaptation à une situation donnée (comme les coquilles Saint Jacques, dont on ne peut comparer la cognition avec celle, par exemple, de baleines ou de n’importe quel autre mammifère) et ceux incapables d’action consciente ni même d’adaptation (comme les objets manufacturés par l’homme). Quant à la catégorie des « humains », une fois qu’on a en tête le paysage de la diversité des ontologies du rapport entre l’homme et la nature dessiné par Descola, quel peut bien être sa pertinence dans le contexte d’une sociologie supposée dénoncer les grand partages ? Comment penser qu’il y aurait d’un côté des « humains » et de l’autre des « non humains », et que ce nouveau grand partage serait assez précis pour décrire finement des processus fortement culturalisés et historicisés ?

Comme on le constatera, la situation est bien différente quand on s’intéresse à des es-pèces animales capables de choix, ou du moins d’une flexibilité adaptative à l’intérieur d’un territoire que des humains dotés de caractéristiques socioculturelles spécifiques partagent avec elles, ce qui implique une relation de concurrence, ou quand deux espèces établissent entre elles des relations de prédation qui induisent alors les humains à agir pour la survie de l’une d’entre elles. On en verra un exemple dans le chapitre consacré au terrain ethnographique que j’ai réalisé en Argentine, et un autre exemple est celui proposé par M. Roué qui montre

ment la migration de certaines oies bernache du Canada révèle des conflits latents entre peu-ples autochtones, chasseurs allochtones, biologistes et défenseurs de l’environnement68.

Dans ces contextes, on peut décrire sur des bases plus facilement objectivables, en tout cas moins immédiatement interprétatives, des mouvements conjoints d’occupation du terri-toire, des déplacements aboutissant parfois au contact entre l’homme et l’animal. On ne se trouve plus, alors, dans le cadre d’une vision, quelque peu irénique, d’une démocratie libérale étendue indistinctement aux objets et au vivant, ni dans un jeu à somme nulle au sein d’un réseau, mais face à des enjeux de survie et de domination dans lesquels il y a des gagnants et des perdants. Si Latour et Callon ont tenu compte des non humains dans leur problématique, ce dont on leur est tout à fait redevables, c’est en fait de non humains dont la seule activité consistait au mieux à « résister » aux humains, ou sinon à « être enrôlés » par eux : on retrouve la nature dans sa fonction d’arrière plan dominé par l’homme, tant dans les phénomènes dé-crits que dans la posture du sociologue qui les inscrit dans un texte déjà existant, voire tou-jours-déjà-là, celui des structures du récit. Cette textualisation de la nature à travers les catégo-ries du récit la pose à nouveau à distance, comme un simple réservoir de signes, une surface de projection.

Sur le point de rupture évoqué plus haut, entre la position de Caillé refusant l’indistinction entre nature et culture, et celle de Latour y adhérant, je prendrai la voie étroite consistant à reconnaitre au symbolique sa force, ainsi qu’aux normes et aux institutions hu-maines (ce qui me rapproche de la sociologie « classique » contestée par Latour), tout en refu-sant, au plan de la réflexion éthique, les conséquences dévastatrices de la coupure entre nature et culture quand la rationalité instrumentale installe un rapport de domination de l’homme sur la nature. Au plan épistémologique, c’est alors la déconstruction des médiations constitutives de cette coupure (qui n’est pas aussi radicale que la sociologie classique le souhaiterait) qui constitue, pour moi, l’enjeu principal dans ce type de débat. Au plan politique, puisqu’on ne peut pas évacuer ce type d’implicite, je pense qu’il apparaitra de manière assez évidente que je n’adhère pas à une conception du débat public comme jeu à somme nulle dans lequel les hu-mains et les non huhu-mains pourraient collaborer dans une indistinction radicale.

Quant à la critique de la rationalité instrumentale par l’École de Frankfort, d’Adorno à Habermas en passant par Marcuse, si la nature y est thématisée, elle reste conçue comme un espace de projection des actions humaines qui y exercent leur domination ou leurs destruc-tions69. Je souhaite pointer l’enjeu qui consiste à conceptualiser la nature comme quelque chose ayant sa propre dynamique (par exemple quand l’équilibre entre deux espèces évolue) ou sa propre résistance (par exemple dans le cas de la configuration géophysique d’un territoire). Comment prendre en compte ces dimensions à la fois dynamiques et statiques, quand elles rencontrent celles des actions, des médiations et des représentations humaines ? En somme, il s’agit de revenir au projet anthropologique inauguré par A. de Humboldt, comme le rappelle Descola, puis repris par M. Mauss après que l’anthropologie l’eut délaissé : faire du cadre phy-sique de l’activité humaine « une composante légitime de la dynamique des peuples, une po-tentialité actualisable dans tel ou tel type de morphologie sociale plutôt qu’une contrainte au-tonome et toute puissante, tel ce “facteur tellurique” – l’influence du sol sur les sociétés – dont

68 Roué (2009).

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Mauss reprochait aux géographes de faire un usage excessif »70. Ce programme anthropologi-que n’allait pas de soi à l’époanthropologi-que où Mauss le prit en charge, et il semble qu’aujourd’hui encore nos conceptions de la modernité nous le rendent aussi difficile d’accès qu’il paraît indispensa-ble. En apparence, nous dit Philippe Descola,

[…] l’anthropologie de la nature est une sorte d’oxymore puisque, depuis plusieurs siècles en Occident, la nature se caractérise par l’absence de l’homme, et l’homme par ce qu’il a su surmonter de naturel en lui. Cette antinomie nous a pourtant paru suggestive en ce qu’elle rend manifeste une aporie de la pen-sée moderne en même temps qu’elle suggère une voie pour y échapper. En postulant une distribution universelle des humains et des non humains dans deux domaines ontologiques séparés, nous sommes d’abord bien mal armés pour analyser tous ces systèmes d’objectivation du monde où une distinction formelle entre la nature et la culture est absente. La nature n’existe pas comme une sphère de réalités au-tonomes pour tous les peuples, et ce doit être la tâche de l’anthropologie que de comprendre pourquoi et comment tant de gens rangent dans l’humanité bien des êtres que nous appelons naturels, mais aussi pourquoi et comment il nous a paru nécessaire à nous d’exclure ces entités de notre destinée commune. Brandie de façon péremptoire comme une propriété positive des choses, une telle distinction paraît en outre aller à l’encontre de ce que les sciences de l’évolution et de la vie nous ont appris de la continuité phylétique des organismes, faisant ainsi bon marché des mécanismes biologiques de toutes sortes que nous partageons avec les autres êtres organisés.71

C’est pourquoi, sans oublier que ce sont souvent les actions humaines qui ont un im-pact sur la nature, il importe d’intégrer à la description des relations entre l’homme et la nature la manière dont la nature impose – ou plutôt propose - aux sociétés et aux gens des modes d’organisation, des réponses, des déplacements. L’un des ouvrages fondateurs de l’anthropologie structurale, publié en 1937 par E. E. Evans-Pritchard, traitait ainsi avec la même attention les dimensions écologiques, sociologiques et politiques du mode de vie de la population Nuer, et montrait très précisément leur étroite intrication72. Je tenterai de montrer plus loin, à partir d’un terrain ethnographique réalisé en Patagonie argentine autour d’enjeux environnementaux, le bénéfice qu’il y a à utiliser les mêmes catégories conceptuelles pour dé-crire l’action sociale et la dynamique naturelle en tant que processus. La notion de « déplace-ment » sera alors centrale pour analyser l’hybridité de configurations socio-naturelles. La no-tion de « déplacement » était déjà présente dans ma thèse de doctorat dans un contexte très différent de celui de la sociologie de la traduction. Je ne l’utilise pas de manière aussi extensive que Callon, préférant lui garder un sens plus empirique, dans le cadre d’interactions entre ac-teurs humains occupant des territoires symboliques (champs professionnels, par exemple) ou encore au sein d’un territoire géophysique habité par des espèces naturelles en relation avec des groupes humains. Je préciserai également tout cela plus loin. La revue Ethnologie française73 a présenté récemment des recherches portant sur les relations conflictuelles entre l’homme et les animaux. Ces approches, essentiellement focalisées sur une description des réagencements so-ciaux induits par certains conflits avec ou autour des animaux, ne décrivent cependant pas toutes la dynamique naturelle avec la même attention que celle apportée aux sociétés humai-nes, ni avec des concepts communs qui permettraient d’homogénéiser les descriptions. Le

70 Descola (2002, p. 12).

71 Ibid., p. 14.

72 Evans-Pritchard (1968).

champ, même s’il commence à être bien travaillé, me paraît donc encore assez vierge pour jus-tifier d’une proposition programmatique.

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