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Les rapports de filiation

12 - Phosphatières du Quercy

PROJET 1) valeur universelle exceptionnelle

I. Les rapports de filiation

complexes entre tourisme et patrimoine

De façon très classique, on a toujours postulé la préexistence de la ressource patrimo-niale dont, à un moment, se saisit le tourisme. Si la cohabitation a été décrite comme dom-mageable au patrimoine, c’est bien aussi par rapport à cette préexistence, censée lui conférer un supplément de légitimité. Dans les faits, c’est beaucoup moins simple.

Les acteurs du tourisme produisent eux-mêmes du patrimoine, infléchissent le processus de patrimonialisation, pèsent sur les conditions et les critères que nous avons présentés dans le premier chapitre, et cherchent à concilier la valeur patrimoniale et la bonne santé de l’activité touristique. Dans certains cas, la filiation entre tourisme et patrimoine ne peut-elle pas être inversée ? Le tourisme a un tel besoin du patrimoine qu’il peut être tenté d’en susciter.

L’association des « plus beaux villages de France  » illustre bien cette problématique à travers son fonctionnement et la place qu’elle a acquise sur la carte touristique.

La dimension patrimoniale préexiste puisque chaque village souhaitant adhérer à l’associa-tion créée en 1982 doit posséder au moins deux Monuments historiques classés. Cette recon-naissance institutionnelle de la valeur patrimo-niale constitue un point de départ minimal. Dans les faits, tous les villages membres de l’association ne remplissent pas exactement le cahier des charges  : Lods, par exemple, dans les gorges de la Loue (Doubs), n’a qu’un seul monument historique inscrit. Mais quels que soient les monuments en question, qu’ils aient ou non un intérêt touristique, ils sont là pour certifier et leur valeur va pouvoir s’étendre à tout le village.

La notion de «  village  » introduit une dimension qualitative (même si elle repose sur une base statistique) avec une part affective, qui parle à l’imaginaire collectif par-delà les accep-tions récentes traditionnelles ou touristiques du terme. « Village » connote ici la tradition, la ruralité, des formes de sociabilité, et ces aspects ne sont pas strictement liés à la réalité patrimoniale mais, associés au patrimoine, ils renvoient à un faisceau de représentations très favorables. Le « village » incorpore ici des struc-tures d’accueil, des commerces, des activités artisanales au degré d’authenticité variable.

Le seuil des 2000 habitants est très strict, même si l’on comprend aisément qu’il n’a qu’un sens très relatif. La valeur ajoutée, c’est ici la beauté dont on ne peut négliger la portée en géographie du tourisme et qui joue un rôle central dans le choix des destinations et la défi-nition de la ressource. Le patrimoine, dans la mesure où il peut avoir une valeur touristique et surtout dans le cadre du tourisme culturel, associe du beau et du sens (ici, c’est le « village » qui donne le sens). La beauté des villages renvoie à une certaine unité de style et de matériaux, à une adéquation avec le cadre paysager ; certaine de ces villages sont d’ailleurs classés au titre des sites naturels, même si le règlement de l’asso-ciation ne prend pas en compte ce critère. La beauté tient aussi à l’adéquation entre le cadre bâti et l’idée que l’on se fait de ce que doit être un village : réseaux enfouis, police des enseignes commerciales, mobilier urbain… Ce caractère est souvent le résultat d’un embellissement respectueux du caractère du village. Il tient de l’héritage autant que de la façon dont cet héritage est géré et a été entretenu.

Sur la base de ces critères, les « plus beaux villages  » forment une association et fonc-tionnent par cooptation, avec un souci de répar-tition géographique harmonieuse à travers les régions de façon à dessiner une carte fantasmée du tourisme rural perçu à travers «  ces lieux de beauté et d’émotion (…) miraculeusement intacts  » (Guide officiel de l’association, éd. 2001, p. 4 et 158). Ce n’est donc pas un clas-sement à proprement parler, au sens où

l’adhé-sion ne dépend pas d’une autorité extérieure aux objets labellisés, ce qui n’empêche pas que certains de ces villages soient aussi concernés par une ZZPPAUP (Yvoire en Haute-Savoie par exemple) et qu’il y ait convergence d’outils et de reconnaissances.

C’est ainsi que des villages deviennent des lieux du patrimoine estampillés, qu’ils s’auto-nomisent en tant que lieux du patrimoine et du tourisme, selon des scénarios d’ailleurs assez différents. Les uns se sont découverts «  plus beaux villages  » à l’ombre d’un grand monument (Saint-Bertrand de Comminges en Haute-Garonne, ou Sixt-Fer-à-Cheval en Haute-Savoie par exemple) et ont ainsi conforté une activité touristique préexistante, alors que d’autres ont construits toute leur attractivité autour de cette image de « plus beaux villages » (comme Olargues dans l’Hérault). Dans tous les cas l’affichage de l’appartenance à l’asso-ciation modifie la nature de leur attractivité : Bonneval-sur-Arc n’est plus seulement une étape sur la route de l’Iseran, Saint-Antoine-l’Abbaye n’est plus réduit au rôle d’écrin qui entoure le grand monument.

Cette initiative associative constitue donc un puissant ferment de prise de conscience patrimoniale  ; elle est très directement liée à l’activité touristique du village auquel elle donne une visibilité nouvelle. L’adhésion d’une commune à cette association infléchit sa trajec-toire touristique et patrimoniale. Bien sûr, dans un sens, la ressource patrimoniale préexiste à l’adhésion. Mais que signifie le potentiel patri-monial s’il n’est pas valorisé ? Si l’on admet que le patrimoine est le résultat d’une construction sociale et culturelle, la démarche de reconnais-sance et d’adhésion participe de ce processus de construction patrimoniale, fût-elle à forte coloration touristique. A preuve l’« élection » en 2009 de Bonneval-sur-Arc comme plus beau site de la Savoie (cf. infra chapitre III.B) : est-ce un hasard si Bonneval est le seul « plus beau village » dans le département ?

En étendant cette question de la filiation au-delà des seuls «  plus beaux villages  », on peut aussi discerner une évolution dans les

dynamiques de patrimonialisation, qui va dans le sens d’une meilleure articulation des valeurs patrimoniales et de l’attractivité tou-ristique. De ce point de vue, trois âges de la patrimonialisation pourraient être distingués (figure 10) :

1. Dans un premier temps, caractéristique de l’évolution jusqu’au milieu du 20ème siècle, le patrimoine s’identifie avant tout aux grands monuments de l’histoire, de l’architecture ou des paysages naturels. Ces chefs d’œuvre sont remarquables, spectaculaires, et depuis longtemps ils ont constitué des sites touristiques majeurs, parfois à l’origine de l’activité dans certaines parties du monde. Mais dans la plupart des cas, il s’agit de monuments froids, qui nous intéressent et nous impressionnent mais ne nous concernent souvent qu’indirectement. Ils n’offrent pas de réel horizon d’identification. La valeur sociale de ces objets patrimoniaux est donc limitée, inversement proportionnelle à leur valeur touristique.

2. A partir des années 1950 et 1960, lorsque sont créés les premiers écomusées, l’intérêt se déplace vers les objets du patrimoine vernacu-laire, de même qu’il le fera par la suite vers la « nature ordinaire ». Chapelles, fours et fontaines constituent la sainte trinité de ce petit patri-moine, auxquels s’ajoutent selon les cas moulins ou lavoirs. La valeur sociale du patrimoine est alors sollicitée à plein, et ces objets remplissent

bien leur fonction, surtout lorsqu’il s’agit de « recréer du lien social » en remettant en route le four à pain éteint depuis des décennies ou en célébrant un office annuel dans une chapelle excentrée et délaissée. Pour autant, la valeur touristique de ces objets est forcément limitée, d’abord parce qu’il s’agit pour l’essentiel d’une ressource générique reproduite à de nombreux exemplaires, ensuite parce que le processus même de patrimonialisation s’adresse aux popu-lations locales plus qu’aux touristes.

3. Depuis une vingtaine d’années, une tendance s’est faite jour qui cherche à concilier les bénéfices des deux premières démarches. On peut faire remonter cette nouvelle période à 1992-93, lorsque le centre mondial du Patrimoine fait rentrer dans les codes de l’UNESCO la notion de « paysages culturels ». Au sens propre, il s’agit d’une sorte de tautologie, mais peu importe. Les biens qui vont entrer dans cette catégorie associent justement l’attractivité touristique et un potentiel d’identification grati-fiant pour les populations locales ou régionales. A la fois spectaculaire et fortement appropriés, les vignobles de Saint-Emilion ou des Açores, les chemins de fer rhétiques dans les grisons ou les Cinque Terre sur la Riviera ligure ont ceci en commun qu’ils visent à rendre compatibles les visées propres à la gestion patrimoniale et celles de la valorisation touristique. Définis comme le résultat d’une interaction entre le milieu naturel Les trois âges du patrimoine

Valeur touristique

(prestige,

caractère spectaculaire, admirable)

Valeur sociale

(capacité à créer du lien social, potentiel d'identification) 1 Grands monuments : Pyramides de Guizèh, pont du Gard, Petra... 3 2 Petit patrimoine : Moulins, fours, chapelles... Paysages culturels : vignobles, bassins miniers...

et l’action des sociétés humaines, ces paysages culturels sont en même temps le résultat de l’interaction souvent réussie entre ces préoccu-pations patrimoniales et touristiques.

Cette évolution travaille nettement les notions de spécificité et de transversalité des ressources ; dans le troisième âge de ce processus, elle tend à unifier des logiques longtemps perçues comme antinomiques, mais en coproduisant des objets à la fois touristiques et patrimoniaux, sans qu’il y ait prééminence ou préexistante des uns par rapport aux autres.

II. Les lieux et les temps,