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De la définition des monuments

Les marqueurs spatiaux

I. De la définition des monuments

La réflexion sur les monuments s’ancre dans un ouvrage qu’Aloïs Riegl (1858-1905) publia en 1903, qui a conservé une grande actualité et qui a beaucoup irrigué la pensée patrimoniale jusqu’à nos jours  : «  Le culte moderne des monuments  » (première édition française en 1984). Le fait que Riegl ait été à la fois historien d’art, conservateur au musée de Vienne et inspi-rateur de la loi autrichienne sur les monuments historiques lui permit de saisir les évolutions qui étaient à l’œuvre dans ce domaine. Riegl distingue trois valeurs qui s’articulent et qui fondent ce culte des monuments. Il importe de citer ces quelques lignes décisives :

« Les trois classes de monuments se distinguent donc facilement selon l’extension qu’elles attribuent respectivement à la valeur de remémoration. A la classe des monuments intentionnels ne ressortissent que les œuvres destinées, par la volonté de leurs créateurs, à commémorer un moment précis ou un événement complexe du passé. Dans la classe des monuments historiques, le cercle s’élargit à ceux qui renvoient encore à un moment particulier, mais dont le choix est déterminé par nos préférences subjectives. Dans la classe des monuments anciens entrent enfin toutes les créations de l’homme, indépendamment de leur signification ou de leur destination originelles, pourvu qu’elles témoignent à l’évidence avoir subi l’épreuve du temps. Les trois classes apparaissent ainsi comme trois stades succes-sifs d’un processus de généralisation croissante du concept de monument », p. 46-47.

Cette grille de lecture apparaît très utile dès que l’on réfléchit à la valeur patrimoniale des monuments et que l’on souhaite s’exo-nérer des classements par types, par époques,

par fonctions… Je l’avais utilisée pour les monuments du passage (II.16) où les trois classes étaient représentées. Elle avait été moins adaptée pour l’étude des monuments de la région de Trieste (II.21) où les monuments intentionnels étaient omniprésents et les autres classes fort discrètes.

Dans la pensée de Riegl, ces trois classes ne sont pas équivalentes ni juxtaposées. D’abord, elles ne sont pas apparues simultanément  : les monuments intentionnels ont été conçus ainsi au moins depuis l’Antiquité classique. Cette dimension a traversé toute l’histoire, et aujourd’hui encore nous continuons à ériger des statues (moins toutefois qu’un siècle en arrière), à construire des mémoriaux, à apposer des stèles pour fixer le souvenir en un lieu. Les monuments historiques ont connu un regain d’intérêt à partir de la Renaissance, lorsque la culture européenne s’est inscrite dans un fort mouvement d’historicité. Mais le propre de l’apport de Riegl fut de montrer qu’à l’époque où il écrivait, les monuments étaient en train d’acquérir une nouvelle valeur, celle liée à leur ancienneté, indépendamment des souvenirs historiques qui pouvaient y être attachés. Bien qu’il n’y fasse pas explicitement référence, Riegl publie son ouvrage deux ans après la reconnais-sance « officielle » de l’art rupestre préhistorique, et nous sommes bien obligés de rapprocher les deux événements  : l’irruption de cette longue durée oblige à repenser le statut du monument, de même que l’ouvrage de Riegl donne un cadre esthétique cohérent à ces témoignages de temps très anciens et à leur perception par ses contem-porains. Sur ce plan, l’école historique des Annales confortera cette mutation en accordant la préférence aux témoignages involontaires du passé qui semblaient moins ouvertement men-songers (Bloch, 1949, ch. 2).

Ces trois classes sont également hié-rarchisées, et Riegl accorde la primauté à la valeur d’ancienneté qui lui semble universelle et immédiatement accessible, sans l’intercession d’un discours savant (« Le paysan le plus borné sera capable de reconnaître une ancienne tour d’église d’un clocher neuf », p. 71 !). De plus cette valeur d’ancienneté étant inhérente au

monument lui-même, elle exclut toute interven-tion humaine qui viendrait perturber le « cycle nécessaire de la création et de la destruction », p. 67. Viennent ensuite, un rang en-dessous, la valeur historique dont la « conservation éternelle est tout simplement impossible  », p. 83, puis « la valeur de remémoration intentionnelle », la plus vulnérable, qui ne peut se maintenir qu’au prix des restaurations répétées : « une colonne commémorative dont les inscriptions seraient effacées cesserait d’être un monument inten-tionnel », p. 85-86.

Enfin, ces trois classes se présentent pour Riegl de façon concentrique  : «  De même que les monuments intentionnels sont tous contenus dans la catégorie des monuments his-toriques non intentionnels, de même ceux-ci sont inclus dans la catégorie des monuments anciens  », p. 46, qui englobe les deux autres. C’est pourquoi Riegl salue l’émergence de cette valeur d’ancienneté comme le parachè-vement de la compréhension des monuments. Il faut encore ajouter que Riegl attribue aussi cette valeur d’ancienneté aux «  monuments naturels  », «  jusqu’à intégrer des masses inor-ganiques dans l’ensemble des objets nécessitant une protection » (note p. 67), préfigurant par là ce que seront nos géomorphosites !

R. Debray s’est efforcée de prendre ses distances avec cette typologie de Riegl qu’il jugeait «  un peu datée et pas très claire  » (1999)  ; mais lorsqu’il proposa de distinguer le «  monument message  », le «  monument forme »et le « monument-trace », il ne fit guère que reformuler les catégories de Riegl sans les remettre en cause fondamentalement.

Pour comprendre combien la pensée de Riegl a pu renouveler l’approche du monument, il n’est pas inutile de revenir un peu en arrière et de voir comment le terme était compris auparavant. Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (tome X, 1765), le chevalier de Jaucourt rédigea en effet trois articles consacrés aux monuments. La définition du monument y était plus restrictive puisque seuls les ouvrages de l’homme peuvent être appelés monuments, et l’histoire des monuments est parallèle à celle de

l’architecture. Tout comme les villes, « quelque nombreux & quelque somptueux » qu’aient été les monuments, ils finissent toujours «  par se convertir en ruines & en solitudes ». Un sens particulier du mot monument renvoie à cette vanité car le monument est aussi synonyme de

tombeau si bien qu’il est consubstantiellement

lié à la mort. Le monument est « ce qui rend présent l’esprit », et dans ce cas, il s’agit autant du tombeau stricto sensu que des inscriptions gravées dessus  ; on est donc résolument dans l’ordre du monument intentionnel, seule dimension appréhendée ici. Le terme de monument semble s’être spécialisé autour de ce sens général et de ce sens particulier à la fin de l’Antiquité romaine (Le Goff, 1978, p. 38)

Puis, dans un article séparé intitulé «  le Monument », Jaucourt développe un exemple, et un seul, celui du monument érigé à Londres après le Grand incendie de 1666. Bien que la description flotte un peu entre pyramide et colonne, Jaucourt note un point important  : le monument est érigé «  près de l’endroit où l’incendie commença », c’est-à-dire qu’il fonc-tionne sur un principe d’association spatiale maximum, et que si l’incendie a parcouru de nombreux quartiers (13.200 maisons détruites), la fonction du monument est de marquer le lieu d’origine du désastre. La ville a été recons-truite « sur de nouveaux plans plus réguliers & plus magnifiques », si bien que le tissu urbain a effacé la mémoire de la catastrophe et que le monument est seul à en perpétuer le souvenir.

A priori, il y a là une contradiction. Mais les

ins-criptions sur le monument, en opposant la ville ravagée et «  son rétablissement aussi prompt que merveilleux » ont surtout pour fonction de lever cette contradiction et de rendre présent à tout un chacun le mérite de la reconstruction dans cette période de Restauration des Stuart.

Ces articles synthétisent la vision la plus classique du monument, réduite à sa dimension de monument intentionnel. Ils témoignent aussi de la façon dont un seul monument peut donner son sens à tout un ensemble urbain, en maintenant le lien entre l’avant- et l’après-traumatisme, en entretenant le souvenir de l’in-cendie et de son dépassement. Le monument

apparaît comme l’objet par excellence au croi-sement de l’espace et du temps.

Or, aussi étonnant que cela puisse paraître, les géographes français se sont jusqu’à présent fort peu intéressés aux monuments, qui restent largement à explorer sur leur versant géographique.

Un sondage dans les dictionnaires de géo-graphie est à cet égard instructif : aucun article à l’entrée «  monument  » dans les différentes éditions du dictionnaire de P. George (puis P. George et F.  Verger, éd. 2004), ni dans le dictionnaire de D. Brand et M. Durousser (1999), ni dans le plus récent, plus ambitieux et plus conceptuel dictionnaire de J. Lévy et M. Lussault (2003). Rien non plus, sur ce point, dans le dictionnaire d’Y. Lacoste (2003).

Un seul dictionnaire critique fait ici exception, il s’agit des « Mots de la Géographie » (R. Brunet et al., 1992). La première phrase de l’article monument montre bien l’implication géographique du monument qui établit une liaison forte entre son inscription spatiale et sa fonction socio-politique : « repère symbolique de l’espace, destiné à entretenir une mémoire et une certaine communication sociale, à marquer un pouvoir, à consacrer un haut lieu  » (p. 309). L’expression volontairement imprécise de «  repère symbolique  » a l’avan-tage de ne pas enfermer le monument dans une typologie par trop restrictive, si bien qu’il n’est jamais dit explicitement que le monument doive être œuvre humaine. C’est le sens donné au repère qui en assure la valeur monumentale, mais le Mont Ararat répondrait aussi bien à la définition que la Tour Eiffel. En revanche, le terme « destiné » renvoie de façon plus limita-tive aux seuls monuments intentionnels, sans intégrer ceux qui auraient pu acquérir a

poste-riori leur caractère de «  repère symbolique  »,

même si par la suite l’article envisage aussi ce que Riegl appelait « monuments historiques ». Programme riche toutefois, dont on pouvait penser qu’il solliciterait davantage la curiosité des géographes ! D’autant plus que la suite de la définition envisageait les multiples usages des monuments, leur style et leur destruction lors

de révolutions. La nuance entre « consacrer » et «  entretenir  » laissait aussi envisager d’intéres-santes nuances sur le plan temporel, quant à la façon dont le monument initie le changement de sens du lieu, ou lui succède et l’entretient. C’étaient là des pistes fructueuses qui étaient proposées et dont il restait à se saisir.

Sur la base de ces différentes définitions et de ce qu’elles laissent entrevoir, on comprend que le monument constitue un marqueur spatial important  : le souvenir en lui-même relève plutôt des ressources patrimoniales immaté-rielles, avec toute la fragilité que cela implique par rapport à l’impératif de transmission que contient la notion de patrimoine (cf. supra). Cette fragilité s’intensifie en même temps que la tradition orale seule a de plus en plus de mal à transmettre de tels patrimoines ; on retrouve là l’idée maîtresse de Pierre Nora (1984) pour qui les lieux de mémoire viennent suppléer la disparition des milieux de mémoire. Dans cette optique, le monument est un artefact qui offre au souvenir un support matériel mieux à même de remplir cette fonction de transmission, même si à terme le monument peut finir par se substituer au souvenir lui-même. Le monument ancre le souvenir dans une localisation donnée qui résulte elle-même d’un choix  ; il organise un paysage autour de cette fonction mémorielle, disputée ou non ; et il accède ainsi à un statut géographique d’autant plus structurant que d’autres vecteurs mémoriels peuvent venir se greffer aux alentours.

A l’opposé, l’absence de monument entre-tient le risque de voir le souvenir s’effacer rapidement, ou sa localisation se diluer peu à peu. Par exemple, les spécialistes de l’histoire de l’alpinisme ne sont pas parvenus à établir l’itiné-raire par lequel s’est faite la première ascension du Mont-Aiguille en 1492. Un acte notarié fut pourtant dûment établi, mais c’est là toute la différence, essentielle pour le géographe, entre le monument non spatialisé (médaille frappée à l’occasion d’un événement, tableau, ode… qui correspondent au sens le plus classique du monument) et le monument spatialisé localisé qui peut fixer le souvenir en un lieu précis.

Nous ferons donc l’hypothèse que le monument oriente le message mémoriel, tend à lui donner une formulation stable, propose une sorte d’osmose entre le cadre qui l’accueille et le message qu’il porte, entre le contenant et le contenu, et qu’il est dès lors un élément-clé de la compréhension des paysages. La haute croix de Lorraine qui écrase le paysage autour de Colombey-les-Deux-Eglises ne laisse pas le choix et impose une lecture unidimensionnelle de ce coin de Haute-Marne. Lorsqu’il sollicite des formes héritées de l’Antiquité (obélisque, colonne, pyramide…), le monument place le souvenir dans la lignée des personnages ou des grands faits mémorables  ; lorsqu’au contraire il s’incarne dans des formes nouvelles, il perd le bénéfice de cette généalogie du mémorable mais pour mieux faire ressortir l’unicité de l’événement ainsi mis en mémoire. D’où tout une série de questions qui interrogent le géographe : où ériger le monument ? Quelle forme lui donner ? Comment l’inscrire dans le paysage ? Peut-on déplacer un monument sans heurter les critères qui avaient présidé au choix de son emplacement initial ? Et la démolition d’un monument est parfois aussi significative que la décision de l’ériger.

II. Actualité et obsolescence