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Définitions, position du problème, épistémologie

Les critères de l’efficacité monumentale

I. Définitions, position du problème, épistémologie

La publication en 1984 du premier volume des « lieux de mémoire », sous la direction de Pierre Nora sonna le début d’une des entreprises historiographiques les plus marquantes de la fin du XXème siècle. Depuis plus de 25 ans, se sont multipliées les études en écho, et de nombreux pays européens ont entrepris de sonder les lieux de leur mémoire nationale et les affres qui y sont associées (par exemple M. Isnenghi pour l’Italie ou P. Reichel pour l’Allemagne).

Le succès rencontré par la notion même de lieux de mémoire s’appuyait sur des réflexions développées depuis plusieurs années. Deux textes de Pierre Nora avaient en effet marqué l’émergence de cette problématique. En

1978, dans la première édition de La Nouvelle

Histoire1, il signait l’article «  mémoire collec-tive » et abordait un certain nombre de thèmes qu’il développerait dans les Lieux de mémoire. Les fonctions, les logiques de la mémoire collective y étaient comparées à celles de l’his-toire, et étaient envisagés les problèmes liés à la pérennisation de cette mémoire : « La mémoire collective conserve un moment le souvenir d’une expérience intransmissible, efface et recompose à son gré, en fonction des besoins du moment, des lois de l’imaginaire et du retour du refoulé » (p. 399). Parmi les pistes qui étaient alors annoncées, Nora insistait d’emblée sur l’importance des lieux : « Il s’agirait de partir des lieux où une société quelle qu’elle soit, nation, famille, ethnie, parti, consigne volontairement ses souvenirs ou les retrouve comme une partie nécessaire de sa personnalité  » (p. 401). Les souvenirs avaient donc quelque chose à voir avec l’identité collective, et les lieux, en permettant d’observer la « mise en espace » des souvenirs, pourraient nous renseigner sur certains aspects au moins de l’identité collective. Dans un article moins connu paru en 1979, il avait montré la façon dont s’étaient affrontées après-guerre les mémoires gaullistes et communistes autour d’un certain nombre de hauts lieux qui constituaient dès lors autant d’enjeux politiques et mémoriels, même en l’absence de polémiques historio-graphiques. Quelques années plus tard, cette démarche sera à l’origine des Lieux de mémoire.

Mais l’écho rencontré par «  Les lieux de mémoire » allait bien au-delà des cercles histo-riens. A partir de la deuxième moitié des années 1980, la question de la mémoire prit une place considérable dans le débat intellectuel et dans le renouvellement des approches SHS, avec une production surabondante dont il n’est pas possible de faire ici état. Cette évolution peut s’expliquer par plusieurs facteurs :

. les derniers procès de la guerre (Barbie) et de la collaboration (Touvier, Papon), et de façon générale la réévaluation mémorielle de la seconde guerre mondiale ;

. la commémoration du bicentenaire de 1 La seconde édition, publiée en 1986, ne reproduit pas ce texte.

la révolution française et les polémiques afférentes, encadrée par le millénaire capétien en 1987 et par la célébration du baptême de Clovis en 1996.

. la chute des régimes communistes d’Europe centrale et orientale et la relecture qui s’ensuivit de l’histoire de l’Europe d’après-guerre.

Les enjeux strictement historiques et mémoriels ont sans cesse interféré, et les conflits ont été innombrables avec de nombreux débordements dans les champs du politique et du judiciaire. Les événements à célébrer, les personnages, les dispositifs mémoriels, le choix des dates de commémoration ont pu indiffé-remment servir de supports à ces polémiques. Au-delà des prises de parole désordonnées à chaud, de nombreuses réflexions ont nourri et enrichi cet intérêt pour la mémoire dans ses multiples dimensions  : ces réflexions sont logiquement venues des historiens (Joutard, Nora…) mais aussi des sociologues, anthropo-logues, ethnoanthropo-logues, politologues et philosophes (Ricoeur, Todorov…). Des « temps modernes » au «  Débat  », toutes les revues ont consacré plusieurs numéros spéciaux aux enjeux de la mémoire, du devoir de mémoire et des abus de la mémoire...

Mais les géographes, à quelques rares excep-tions près, sont restés très en retrait sur cette question  : aucun géographe n’a été sollicité pour participer aux «  Lieux de mémoire  », contrairement à une tradition historiographique française qui a souvent fait une place aux géo-graphes. J.-L. Piveteau, affirmant que «  tout territoire est un lieu de mémoire  », semblait établir un lien ferme entre le questionnement géographique et la problématique mémorielle ; mais, il se demandait aussitôt après si « lire le territoire comme un lieu de mémoire apporte-t-il un plus  ?  » et n’apportait pas de réponse définitive à cette importante question (1995, p. 114). Plus récemment, dans un article original et attachant, A. Musset a cherché à explorer les lieux de la mémoire familiale et les liens étroits qu’elle entretient avec la mémoire histo-rique (2008). Et P. Picouet et J.-P. Renard ont

consacré un chapitre de leur ouvrage sur « Les frontières mondiales » à la « mémoire collective frontalière » et à ses marqueurs spatiaux (2007). En revanche P. Claval, dans sa «  Géographie culturelle  », n’envisageait la mémoire que sur le plan individuel (1995, p. 63-65). Or cette irruption massive du mémoriel s’est traduite par la création de nouveaux lieux qui, pour certains, se sont fait une place notable dans la géographie du tourisme, ne serait-ce que le Puy du Fou.

Certes, les géographes français restent souvent discrets dans les débats publics, sauf sur certaines questions de géopolitique. Il n’est d’ail-leurs pas dit que la bonne santé ou la légitimité d’un champ disciplinaire se mesure à sa capacité à s’exprimer dans le débat public. Mais les commémorations, la valorisation patrimoniale, l’ancrage des identités-mémoires ont nécessai-rement une dimension spatiale et territoriale qui doit interpeller les géographes. Et l’ouvrage de P. Nora dessine, que l’auteur l’ait voulu ou non, une géographie intellectuelle, sentimen-tale, affective de la France, dont les géographes sont fondés à se saisir à la fois sur le plan des représentations, des pratiques, des territoires, et de la géopolitique aussi car la mémoire a fort à voir avec le pouvoir et les contre-pouvoirs. A cet égard, on s’étonne de ne pas trouver d’article

mémoire dans «  Le dictionnaire de la

géogra-phie » d’Y. Lacoste !

Comme pour les monuments, la consultation des dictionnaires de géographie peut nous aider à comprendre la façon dont la mémoire fait sens dans notre champ disciplinaire. Dans « Les mots de la Géographie », l’article mémoire est deux à trois fois plus développé que l’article monument, ce qui est une surprise car, en première analyse, l’implication géographique du monument est plus évidente que celle de la mémoire. Ici, la mémoire est donnée pour synonyme d’héritage et renvoie aux deux notions par ailleurs définies de haut lieu et de mythe. La mémoire est abordée d’abord en termes de « production de l’espace géographique  » en tant que stock d’informa-tions de toutes natures ; puis à travers la notion de mémoire des lieux dont la dimension tempo-relle est obligatoirement envisagée. Le cycle de vie des souvenirs amène « les sociétés à créer en

permanence de nouveaux lieux de mémoire », et à les inscrire dans un cycle invention-oubli-nouvelles créations. Finalement, mémoire et

héritage divergent car cette invention continue

permet de s’affranchir du poids trop lourd et mortifère des mémoires héritées. La mémoire des lieux n’est pas seulement une donnée, mais se construit et se recombine sans cesse. Nous avons vu avec les monuments et nous reverrons que l’une des principales difficultés rencon-trées par tout dispositif mémoriel est bien de conserver sa capacité à transmettre le souvenir. Dans cet article, la «  mémoire des lieux  » renvoie à l’article haut lieu, lui-même identifié aux lieux de mémoire. Les deux termes sont donc étroitement liés. Mais là aussi, l’impli-cation géographique reste limitée. Quelques années plus tard, R. Marconis reprendra des positions comparables dans ses «  propos d’un géographe » sur les lieux de mémoire (2002) : un intérêt de principe, mais une réticence manifeste à s’emparer du sujet.

Le dictionnaire de J. Lévy et M. Lussault (2003)n’envisage la mémoire qu’à travers une entrée mémoire sociale et le long article est confié à un historien, Patrick Garcia, ce qui en dit long sur le fait que les géographes ne se sentent pas concernés au premier chef, ou pas suffi-samment compétents pour en parler. L’article, indexé dans la catégorie « champs communs » ne fait d’ailleurs pas la moindre référence à la géographie et rappelle surtout comment s’est imposée la notion de mémoire collective. Les références répétées à E.  Durkheim, S.  Freud, M. Halbwachs ou M.  Bloch disent de façon suffisamment claire que ce n’est pas là affaire de géographes. En rupture avec le contenu de l’article, P. Garcia conclut que « la probléma-tique mémorielle, comme celle de la patrimo-nialisation qui lui fait écho, ne concerne pas seulement les historiens mais bien l’ensemble des sciences sociales », qui doivent investir « la problématique mémorielle, comme celle de la patrimonialisation qui lui fait écho ». Mais rien dans l’article ne suggère comme cette prise en compte par les géographes pourrait se faire, ni

sur quelle base… C’est cette proposition que pouvons essayer de saisir ici pour comprendre le rôle de la mémoire dans le rapport des sociétés humaines aux espaces qu’elles construisent et qu’elles habitent.

Paradoxalement, cette réflexion sur la mémoire, souvent restée embryonnaire chez les géographes qui se réclament des sciences humaines et sociales, a été bien plus approfondie par des géographes qui s’intéressaient à l’envi-ronnement. Et c’est un géographe climatologue qui a sans doute porté l’attention la plus précise à la mémoire, Ch.-P. Péguy, dans une œuvre testamentaire passionnante : « L’horizontal et le vertical » (1996). Loin de s’en tenir à la seule « mémoire de la terre » qui fonde les études de paléogéographie et de paléo-environnement, il montre le rôle beaucoup plus large de la mémoire dans le fonctionnement et l’évolution des systèmes spatiaux en général. Les exemples choisis sont incisifs et pertinents  ; ainsi sou-ligne-t-il que « dans certains cas, la résurgence d’un passé contribue à une systémogenèse : le millénaire de la conversion de la Russie en 1988 s’est inséré fort à propos dans la pérestroïka » (p. 49), ce qui inscrit d’emblée la mémoire dans la pluralité des temporalités, et non pas dans un simple rapport à un passé révolu. Ch.-P. Péguy montre comment la mémoire intervient sans cesse pour recomposer à la fois le présent et le futur  : «  le grand enseignement que le monde attend des sciences sociales est que le temps n’est jamais ponctuel et que l’espace n’est jamais instantané » (p. 158).

Mais de façon très pertinente, il met aussi en garde contre tout fétichisme du temps et contre une lecture trop systématique de l’espace à travers la grille mémorielle : « Les différents événements qui ont pu marquer au cours des siècles l’histoire d’un pays n’ont pas toujours laissé des traces, des inscriptions, dans le terri-toire qu’étudie le géographe » (p. 129). Ce petit ouvrage décisif se termine par un bref lexique où sont définis l’inscription, la mémoire et le message. Autant de notions que nous avons déjà rencontrées dans le chapitre sur les monuments et que nous retrouverons ici.

II. L’apport de Maurice