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La candidature du lac d’Annecy au Patrimoine

La fabrique des territoires

III. La candidature du lac d’Annecy au Patrimoine

mondial de l’Humanité :

Il n’est pas question ici de prononcer le moindre pronostic, de soupeser les chances d’Annecy dans une course très sélective, ni de se projeter dans un futur labellisé très aléatoire. La candidature du lac d’Annecy au Patrimoine mondial est encore à un stade d’évaluation au niveau national, et les premières expertises rendues en octobre 2009 ont abouti à un rejet d’inscrire le lac sur la liste indicative que chaque Etat dépose auprès de l’UNESCO. Autant dire qu’il passera encore de l’eau dans le Thiou avant que les rives du lac s’ornent des armoiries du précieux label.

Mais on observe là, avec le lac d’Annecy, le cas de plus en plus fréquent d’un territoire qui se projette dans l’éventualité d’une candidature, et qui semble parfois suffisante pour brandir une sorte de pré-label officieux. Autrement dit, ce qui nous intéresse ici, c’est la vision du territoire qui transparaît à travers ce dossier, illustrant à sa façon le lien entre patrimoine et territoire.

. L’historique du dossier : Telle que nous avons pu la reconstituer, l’initiative de la can-didature est d’origine associative ; à l’occasion, une divergence assez ordinaire sur la politique d’urbanisme dans des communes riveraines du lac, et des associations de riverains dénoncent le laxisme des élus dans l’attribution de terrains à construire. Un communiqué de presse de mai 2001, signé par une fédération de 12 associa-tions, éclaire l’origine du processus de patri-monialisation. Le texte exprime une défiance

envers le personnel politique : « ne rien attendre des élus qui ne nous écoutent plus depuis longtemps  ». Pour les associations signataires, il s’agit avant tout de stopper la disparition des espaces agricoles, de freiner le recul de la forêt sur les versants « pour construire toujours plus de maisons  », de mettre bon ordre au respect jugé approximatif de la loi Littoral… Pour allumer un contre-feu à la hauteur de l’enjeu, les signataires réclament «  le lancement de la procédure visant à obtenir le classement de l’ensemble du site au patrimoine mondial par l’UNESCO » au motif que « l’espace restreint de la cluse d’Annecy est considéré par le plus grand nombre comme un élément constitutif du patrimoine alpin, de plus en plus dégradé par le développement non maîtrisé de l’urba-nisation et des infrastructures  ». Il ne faut jamais sous-estimer la dimension incantatoire de tout patrimoine  : quelle que soit la nature du bien, un patrimoine devient un patrimoine d’abord et avant tout parce qu’un personnage ou un groupe de pression suffisamment influent l’auront répété à l’envi, sans jamais se lasser

D’ailleurs, c’est bien ce qui arriva dans les années qui suivirent, puisque le personnel politique se réappropria l’initiative, à travers le Syndicat Intercommunal du Lac d’Annecy qui prit en charge le portage du dossier. Le SILA n’ayant pas de compétence directe en matière d’urbanisme, il n’était pas directement impliqué dans le litige sur la consommation d’espace  ; au contraire, il faisait figure d’acteur historique majeur dans la protection de la qualité des eaux du lac et jouissait donc d’une légitimité indiscutée en matière d’environnement. De plus, la structure du SILA offrait un cadre ins-titutionnel au sein duquel préparer le dossier de candidature.

On voit par là comment le même projet de reconnaissance patrimoniale peut changer de sens selon les modalités du portage : d’un projet d’abord revendicatif bâti comme un outil d’op-position dans les jeux politiques locaux, on glisse rapidement vers une candidature beaucoup plus consensuelle, qui vise à lisser les motifs de conflit apparus sur l’utilisation d’un espace convoité. Au final, le portage est forcément fédératif,

même si les attentes des différents acteurs ne sont pas toujours les mêmes. De ce point de vue, le consensus sur le patrimoine est souvent un consensus de façade : la gouvernance par le patrimoine cherche à créer de l’adhésion à un projet de territoire présenté de telle sorte qu’il devient difficile de s’y opposer frontalement.

. L’analyse du dossier5 : Après une première version courte présentée en mai 2008, un dossier plus étoffé est publié en juin 2009. L’argumentation, le contenu, la présentation, le message et la façon dont il est présenté nous renseignent sur la façon dont est perçue l’inte-raction entre patrimoine et territoire.

Le bien proposé à l’inscription au patrimoine mondial est intitulé : « Le lac d’Annecy : l’eau et l’homme, acteurs d’un paysage de montagne », et cette terminologie est bien faite pour retenir au moins l’attention du géographe. Dans la suite du texte, l’homme n’apparaît en réalité que très peu, mais à ce stade de la maturation du dossier, ce titre permet surtout de laisser ouvertes toutes les possibilités quant à la catégorie du bien  : naturel, culturel, paysage culturel ou bien mixte. Les porteurs du projet ne tranchent pas sur le choix le plus opportun. Cette hésitation en dit long sur le statut actuel du patrimoine, à la fois ambigu et polymorphe, et sur la meilleure stratégie à suivre pour retenir l’attention des évaluateurs ! Au fil du dossier, les trois termes qui reviendront le plus souvent sont : l’eau, le paysage et la montagne. Le dossier argue de la valeur universelle exceptionnelle (préférée à l’exemplarité, car d’autres lacs alpins sont déjà inscrits par l’UNESCO), de l’authenticité et de l’intégrité du bien proposé au classement.

D’emblée, le dossier prend à contre-pied l’image d’un lac haut lieu du tourisme alpin : les photos montrent une prédilection pour les vues hivernales, où la neige tapisse les pontons et les berges. La plupart des photos montrent des paysages vides d’habitants, ce qui est assez surprenant, à la fois compte tenu de la forte pression sur l’environnement qui est à l’origine même de ce dossier, et de l’intitulé du bien que l’on se propose de faire inscrire. Les photogra-5 Dossier téléchargeable sur  : http://www.sila.fr/ data/document/dossier2.pdf

phies reproduisent presque systématiquement la même composition, privilégiant la complémen-tarité d’un premier plan représentant la berge et le plan d’eau, et un arrière-plan de montagne fermant l’horizon : le texte argumente sur la com-position de ces paysages et sur la place donnée à ces deux plans « immuables qui donnent au paysage du lac sa pérennité, qui donnent sa force au paysage » (p. 14). Entre ces deux plans s’intercale « le domaine de l’activité humaine », mais il n’est guère abordé que sous l’angle histo-rique : les monuments sont cadrés serrés, isolés de leur environnement. Enfin, l’argument de la qualité des eaux est omniprésent et vient sans cesse à l’appui de la recevabilité du dossier.

Evidemment, il s’agit de faire apparaître l’adéquation idéale entre le cahier des charges de l’UNESCO (critères, définition des biens…) et l’argumentaire descriptif.

Les limites du bien proposé sont à la fois hydrographiques (= bassin versant, ce qui est cohérent avec le portage du dossier par le SILA), paysagères (= à peu près la ligne de reliefs dominant le lac, c’est-à-dire ce que l’œil peut embrasser depuis les bords du lac) et admi-nistratives (= communes entières, celles qui sont membres du SILA). L’autre espace classé, c’est-à-dire le PNR du Massif des Bauges, qui couvre environ la moitié du lac, est presque complètement occulté  ; par exemple, il n’est même pas mentionné dans la légende de la carte qui accompagne le dossier, ce qui dénote une certaine hiérarchie et aussi un fort optimisme, car l’inscription UNESCO sera amenée à marginaliser complètement le PNR, même si en attendant cette heureuse issue, une seule mention du PNR (page 18) montre le sérieux des outils de gestion déjà en place.

. La réception du dossier  : une première expertise, menée au cours de l’été 2009 par le «  comité national des biens français du patrimoine mondial » aboutit en octobre à un premier rejet de cette candidature… Comment comprendre cet échec  ? Et surtout, que nous apprend-il sur la perception patrimoniale ?

Dans ses propos cités par la presse, l’ins-pectrice générale de l’architecture et du

patri-moine estime que le Patripatri-moine mondial n’était peut-être pas le bon objectif, et qu’il faudrait peut-être réfléchir à un classement de site ou un autre outil : « il faudrait trouver la récompense adaptée au niveau français ». En effet, le lac est inscrit à l’inventaire des sites par un arrêté du 24 août 1937, ce qui constitue une protection assez faible. L’idée est donc explicite qu’il y a une sorte de hiérarchie dans les mesures de protec-tion et donc de labellisaprotec-tion (on relève le terme insolite de « récompense »), et qu’il faut ajuster ses ambitions. Cette hiérarchie est forcément assez subjective, et nous avions déjà rencontré ce genre d’appréciation lorsque nous avions étudié les Opérations Grands Sites (I.6).

Cet échec nous renseigne aussi sur une dimension souvent négligée  : les temps, autrement dit le tempo, de la patrimonialisa-tion. Probablement ce dossier est-il arrivé 20 ou 25 ans trop tard. Le dossier met en avant l’excellence en matière de traitement des eaux qui a conservé au lac toute son intégrité  : égout collecteur circulaire, station d’épuration pilote… Un effort et des installations qui étaient vraiment pionniers lorsque l’on commença à les mettre en place dans les années 1970 et qui ont pu faire du lac d’Annecy un cas d’école… Mais aujourd’hui, avec les lois successives sur l’eau, le lac a été en partie rattrapé par les normes en vigueur, et cette excellence ne devrait plus être exceptionnelle  ! Par ailleurs, sur le plan de la maîtrise de l’urbanisation, là aussi, le dossier arrive trop tard, après plusieurs décennies de périurbanisation peu contrôlée et de conquête des versants. Le rapport d’inspection stipulait en effet que les paysages avaient été trop largement banalisés pour prétendre à la Valeur Universelle Exceptionnelle. Ces attendus en disent long sur le décalage entre les différentes représentations du territoire, de sa valeur patrimoniale, et des différents calendriers dans lesquels ces représen-tations évoluent, se modifient et interagissent.

Ici, le personnel politique et le mouvement associatif ont été, en leur temps, visionnaires en attaquant frontalement le problème de la qualité des eaux du lac, et ils ont surtout placé leur action dans l’optique d’une amélioration de l’environnement et du cadre de vie. Mais ils

n’ont visiblement pas su transposer à temps cet avantage en valeur patrimoniale au sens collectif du terme. En avance sur le volet des politiques environnementales, la société locale a valorisé le surplus d’attractivité fourni par cet effort d’assainissement, et elle en a largement touché la plus-value foncière en couvrant les basses pentes de villas et de programmes immobiliers. Lorsque des acteurs ont souhaité mettre le holà à cette consommation d’espace, ils ont initié cette nouvelle procédure de patrimonialisation, mais ils sont arrivés trop tard au regard des critères d’inscription.

Forcément, il faut faire la part du contexte territorial particulier dans lequel ce dossier a été déposé, expertisé et évalué :

. la préparation simultanée de la candidature aux Jeux Olympiques d’hiver de 2018. En théorie, on pourrait considérer que les deux dossiers sont complémentaires, et qu’une synergie vertueuse pourrait se mettre en place. Dans les faits, on peut aussi douter qu’une ville comme Annecy qui n’est pas une grande métropole ait les épaules assez larges pour mener les deux dossiers de front  : travail technique, travail de convic-tion en interne auprès de la populaconvic-tion, travail de conviction à l’extérieur pour faire avancer les candidatures… deux projets de territoire ambitieux, exigeants, soumis à expertise inter-nationale et sollicitant de nombreux acteurs. Et avec de toute évidence un grand différentiel en termes d’adhésion, de mobilisation, à l’avantage indiscutable de la candidature J.O. On peut se demander dans quelle mesure les deux visions du territoire portées par chacun de ces dossiers

étaient réellement compatibles ? La candidature J.O. vise ouvertement à un regain d’attractivité touristique pour les stations de Haute-Savoie, alors que la candidature UNESCO repose avant tout sur la valorisation d’un cadre de vie très prisé. La dimension touristique est très peu précise dans le dossier UNESCO, sinon à travers des rappels historiques et des legs architecturaux qui marquent le paysage. Finalement, l’échec de la candidature UNESCO ne facilitera-t-elle pas le portage de la candidature JO ?

. la communication touristique dans le cadre de la bi-départementalisation (APS). Tant que le département de la Haute-Savoie maîtrisait seul sa communication touristique, sa stratégie mettait en avant deux sites emblématiques : le mont Blanc et le lac d’Annecy. Avec la bi-dépar-tementalisation, des panneaux ont fleuri dans les deux départements avec la mention « Savoie-Mont-Blanc  » (pas partout bien reçue d’ail-leurs), mais le lac d’Annecy est forcément moins fédérateur qu’à l’échelle de la Haute-Savoie, ne serait-ce que parce que ce n’est qu’un des trois grands lacs du territoire savoyard.

. le fait qu’il n’y a à ce jour qu’un seul bien rhônalpin sur les 33 biens français inscrits sur la liste du Patrimoine mondial (le centre ancien de Lyon). Dans un sens, certains responsables du tourisme et des collectivités territoriales ont pu penser que cela laissait de la place pour le lac d’Annecy, même si quatre sites figurent déjà sur la liste indicative déposée par la France : la grotte Chauvet, le Mont-Blanc, la Vanoise, le massif des Ecrins, si bien qu’il n’y aura pas forcément un boulevard ouvert pour le dernier venu.

Dans les pays de Savoie, la valorisation patrimoniale est clairement venue a posteriori, en appui à un développement touristique déjà avéré, dans un but de diversification et de sécurisation de la ressource par rapport à de multiples aléas. C’est une histoire assez proche de celle que nous avions racontée par ailleurs à propos de l’Ardèche (III.29), à cette différence près qu’en Ardèche cette évolution était assez mono-dimensionnelle et s’appuyait essentielle-ment sur la Préhistoire et sur la découverte de la grotte Chauvet.

En Savoie, les patrimoines mobilisés sont apparemment plus diversifiés, et d’autres pro-grammes pourraient voir le jour, mettant en lumière les patrimoines thermaux ou les patri-moines liés aux transports… Mais par ailleurs, on a vu le programme sur les patrimoines industriels, envisagé depuis plusieurs années, n’avait pas encore pu aboutir. Dans ce cas, la valorisation patrimoniale s’est heurtée aux représentations dominantes chez les décideurs politiques qui n’ont pas su quelle place réserver au passé industriel du département. Ces diffé-rentes pistes sont objectivement riches, surtout si on les envisage à l’échelle des pays de Savoie ; et les biens susceptibles de patrimonialisation sont plutôt bien documentés. Si cette notion a un sens, le « potentiel » patrimonial existe bel et bien mais, à ce stade, c’est bien l’implication des acteurs qui fait défaut, et la prise de conscience de la valeur patrimoniale par rapport à d’autres composantes de la valeur (valeur du sol, valeur esthétique du paysage nettoyé de ses friches…).

Sur un autre plan, la DREAL (ex DIREN) recherche depuis quelques années dans les Alpes du Nord les secteurs non encore aménagés, qui ont gardé une bonne intégrité paysagère (on dit parfois un haut degré de naturalité) et qui seraient susceptibles d’être classés au titre des sites naturels : la Lauzière (cf. supra), le vallon du Clou en Haute-Tarentaise, les Aravis en Haute-Savoie… La protection des patrimoines et la mise en tourisme dessinent donc un ter-ritoire de la montagne de plus en plus écartelé

entre deux extrémités  : suréquipée d’un côté, surprotégée de l’autre, mais, dans les deux cas, hors du cadre commun du territoire habité et des activités économiques. Cette tension aboutit à une vision binaire du territoire, où la place laissée aux activités communes et à la « nature ordinaire » tend à se réduire. Les fonds de vallée, la Maurienne par exemple, ont été décrits comme des «  gaines techniques  » qui concentrent les activités de logistique, peu valo-risantes en termes d’environnement. Les activités traditionnelles comme l’industrie perdurent encore, et pèsent même lourd dans l’économie régionale, mais sont de moins en moins visibles, et parfois occultées. C’est pourquoi les vallées de Savoie peinent à attirer de nouvelles popula-tions actives, en-dehors du secteur du tourisme, ce qui peut sembler étonnant compte tenu de l’image plutôt positive dont jouit la montagne.

Dès lors, les rapports entre tourisme et patri-moine apparaissent très complexes, des plus sim-plistes et des plus rebattus aux plus complexes, aux plus élaborés et aux plus enrichissants, avec de multiples effets de retour, féconds ou non. Et si des synergies sont depuis à l’œuvre, on continue à observer des rapports conflictuels, des formes d’incompatibilité ou d’exclusion réciproque, impliquant différentes échelles : ces réticences se traduisent soit par des oppositions ouvertes à des mesures de protection, la dernière en date par exemple à l’occasion du classement du Mont-Thabor en 2000 (4800 ha) ; soit par des contraventions que personne ne sait résoudre, la plus connue étant illustrée par la télécabine de la Vallée blanche, construite en toute illégalité dans le site classé du Mont-Blanc.

Mais d’autres jeux d’acteurs s’élaborent pro-gressivement  : les acteurs du patrimoine sont tenus par des logiques de rentabilisation qui les transforment, de fait, en acteurs du tourisme par un cheminement implacable : protéger transmettre accueillir du public valoriser par la mise en tourisme. Et dans l’autre sens, l’acteur du tourisme est confronté à une exigence de diversification pour capter des clientèles,